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Regard critique · Justice sociale

Petite enfance / Jeunesse

La circulaire qui décape

Une circulaire de l’administration de l’Aide à la jeunesse sème la discorde entre magistrats, conseillers et directeurs de l’Aide à la jeunesse et services sociaux.

22-02-2011 Alter Échos n° 310
Pexels, mar-newhall

Une circulaire en projet demande aux services mandatés de l’Aide à la jeunesse de ne plus communiquer d’informations aux magistrats ni de se rendre aux audiences. Les services sociaux concernés s’inquiètent et les magistrats fulminent. État des lieux.

Les magistrats sont en colère. Ils estiment qu’on les empêche de faire leur boulot. On leur limiterait l’accès à l’information, celle qui aide à la prise de décision. Eric Janssens, président de l’Union des magistrats de la jeunesse francophones1, évoque « une atteinte à l’indépendance du juge, une immixtion dans le travail des magistrats ». Les mots sont choisis, ils sont limpides. Ils concernent un projet de circulaire rédigé par la Direction générale de l’Aide à la jeunesse au sujet de la présence des services mandatés aux audiences du tribunal de la jeunesse.

Les autorités mandantes

Le conseiller de l’Aide à la jeunesse (Communauté française). Dans chaque arrondissement judiciaire, il dirige le Service d’aide à la jeunesse. Sa mission est d’apporter de l’aide aux jeunes en difficulté ou en danger et à leur famille. Son domaine est l’aide volontaire ou négociée qui prend forme dans un programme d’aide signé par les parties.

Le directeur de l’Aide à la jeunesse (Communauté française). Il dirige le Service de protection judiciaire (SPJ). Lorsqu’une mesure d’aide contrainte est décidée par le Tribunal de la jeunesse, le SPJ met en œuvre les décisions du tribunal. Il choisit les services qu’il peut mandater pour appliquer la mesure. Il peut même modifier l’application de la mesure s’il reste dans les limites décidées par le tribunal de la jeunesse. Mais surtout, il transmet des informations au parquet sur l’état de danger du jeune. Informations qu’il collecte auprès des familles elles-mêmes ou des services mandatés. Il intervient aussi dans l’accompagnement des jeunes ayant commis un fait qualifié infraction.

Le juge de la jeunesse (fédéral). Lorsqu’il y a urgence à protéger l’intégrité physique ou psychique d’un mineur ou qu’une aide négociée échoue il peut imposer une aide contrainte. Il prend aussi des mesures de protection de mineurs ayant commis un fait qualifié infraction.

Cette circulaire, dont Alter a pu se procurer une copie, est à l’état de projet. Elle demande aux différents services agréés de l’Aide à la jeunesse, mandatés par le conseiller ou directeur de l’Aide à la jeunesse, de ne plus communiquer d’informations aux magistrats. Cela signifie que les services ne devraient ni leur transmettre de rapports ni assister à une audience avec le jeune. Ou alors, s’ils décident d’y aller, ils ne devraient pas communiquer avec le juge. Le texte réaffirme donc la primauté du directeur de l’Aide à la jeunesse. C’est lui qui centralise les informations reçues des services mandatés et d’autres sources. C’est lui, et lui seul, qui transmet ces informations et son avis au magistrat. Les cas concernés par ce projet de circulaire sont ceux de jeunes dont l’intégrité physique ou psychique est compromise et pour lesquels l’aide doit être contrainte. Cela signifie que les solutions négociées ont échoué et que l’enfant est en danger.

Ce projet de circulaire tente de régler un point à première vue technique : la transmission de l’information aux magistrats. Mais les enjeux qu’il recouvre sont bien plus vastes. Ce texte révèle des tensions sous-jacentes entre conseillers, directeurs de l’Aide à la jeunesse et magistrats. Il pose aussi la question du rôle des institutions qui gravitent autour des jeunes et soulève le débat des frontières de la déjudiciarisation.

« Faire des demandes aux services, c’est du voyeurisme »

Pierre Hannecart était président de l’Union des directeurs et conseillers de l’Aide à la jeunesse. Il est toujours directeur de l’Aide à la jeunesse àLiège2 et a contribué aux discussions autour de ce texte. Il a bien voulu nous faire part de son point de vue, contrairement à l’actuel président de l’Union,affirmant sèchement n’avoir « rien à déclarer ».

Pierre Hannecart détaille le point de vue des directeurs de l’Aide à la jeunesse : « Le juge, en cas de danger grave et de non-collaboration de la famille, doit se positionner sur la contrainte à exercer. Il confie son jugement à une autorité administrative de la Communauté française qui mandate des services pour appliquer le jugement. C’est donc le directeur de l’Aide à la jeunesse qui est l’autorité mandante, c’est à cette autorité que le service doit rendre des comptes. » En réaffirmant le lien exclusif entre directeur et services mandatés, l’objectif poursuivi est d’avoir une vision globale de la situation du jeune. Et c’est au directeur d’avoir cette vision. « Le directeur, on lui demande de faire un rapport au parquet pour évaluer si l’état de danger est toujours présent. Nous récoltons les informations auprès des services mandatés ou auprès des familles », nous dit Pierre Hannecart. Les informations doivent donc transiter par le délégué, qui les centralise et voit ce qu’il en fait.

Ce dernier point est à ses yeux essentiel car il touche à la déontologie, nous affirme-t-il : « Un éducateur peut recevoir des informations qu’il n’a pas à révéler. Il faut être très vigilant là-dessus. Le service n’est pas mandaté par le juge. Il n’a pas la vision globale et risque d’aggraver la situation s’il les révèle en audience. » Enfin, Pierre Hannecart estime que si le magistrat ou le juge constate des lacunes dans le rapport transmis par le SPJ (Service de protection judiciaire), alors il doit interpeller le directeur de l’Aide à la jeunesse pour demander des compléments d’information. « Les magistrats doivent nous parler, affirme-t-il. Pour répondre à la question du danger, tout devrait être dans notre rapport. Faire des demandes aux institutions, aux services mandatés, c’est pour avoir des détails croustillants, ce n’est que du voyeurisme. » Enfin, Pierre Hannecart tient à rassurer les services concernés : « On ne va pas dire aux éducateurs de ne pas aller à l’audience. Ils pourraient y aller dans certains cas pour aider le jeune à l’expression, pas pour donner des éléments. »

Un refus d’aide aux familles

Les représentants des services concernés, eux, n’exultent pas. Michelle Dujeux, qui s’exprime au nom de la Fédération aide à l’enfance et associations interactives (AEAI)3 – qui regroupe des services d’hébergement ou d’aide en milieu familial – dénonce un projet de circulaire « qui est un refus d’aide aux familles ». La plupart des services membres de cette fédération ont historiquement accompagné les jeunes qu’ils suivent aux audiences. « C’est évident pour nous, dit-elle, car on est un soutien et pas un ennemi. Il nous arrive dans ce cadre de donner un complément d’information au juge. » On peut dès lors s’interroger sur ce complément : n’aurait-il pas pu être communiqué au préalable au directeur de l’Aide à la jeunesse ? « Nous devons donner au mandant un rapport deux mois avant l’audience, répond-elle. Il fait une note au juge qui sert pour le jugement. Mais en deux mois, la note n’est peut-être plus d’actualité. Les magistrats ont des éléments objectifs et récents grâce à nous. » Si les services ressentent le besoin de transmettre directement des informations au juge,c’est qu’ils constatent des dysfonctionnements du système. C’est ce que nous dit Michelle Dujeux : « Des services de protection judiciaire ne répondent pas à certains de nos courriers, certains n’appliquent pas les mesures du juge. De même, lorsqu’on nous dit que c’est aux avocats d’intervenir, il faut voir la réalité. Dans 80 %des cas, les avocats débarquent cinq minutes avant l’audience et ne connaissent pas le dossier. »

On réalise donc qu’au cœur de ces dysfonctionnements, on trouve le manque de moyens des SPJ et le problème de l’assistance judiciaire. Tant que ces problèmes ne sont pas réglés, il n’est peut-être pas pertinent d’instaurer un cadre rigide, dont les conséquences peuvent être graves pour le jeune. C’est l’idée défendue par Michelle Dujeux : « En notre absence, il peut arriver que des jugements soient aberrants car fondés sur un rapport qui ne correspond plus à la situation du jeune et desa famille. » Un directeur de service agréé de l’Aide à la jeunesse expose ses vues sur les origines probables de cette circulaire : « Les services prenaient peut-être trop d’importance aux yeux des SPJ qui pensent qu’il n’y a qu’eux qui décident. »

Justice vs Communauté : les combats feutrés

La circulaire évoquée dans cet article renvoie à un enjeu fondamental qui est celui des compétences de la sphère judiciaire et des communautés, ainsi que l’enjeu de la déjudiciarisation.

Ce dernier principe est un élément clé du décret du 4 mars 1991 relatif à l’Aide à la jeunesse. La philosophie du décret est de privilégier l’aide négociée avec le mineur et de limiter l’intervention du pouvoir judiciaire. Lorsqu’il s’agit de contraindre une aide, c’est au juge de la jeunesse de se prononcer. Mais cette autorité est limitée.

La Communauté française a bien des compétences en matière d’aide contrainte à commencer par l’application des décisions du juge et l’information des magistrats. Mais surtout, le directeur de l’Aide à la jeunesse, en collaboration avec le conseiller, peut ensuite trouver un terrain d’entente avec les familles autour d’une autre mesure.Dès lors le dossier sort de la compétence du juge, il est déjudiciarisé ; l’aide est à nouveau consentie (sauf à Bruxelles où le système est différent).

Ainsi, peut-on lire dans l’exposé des motifs du décret : « La déjudiciarisation ne doit pas se percevoir en termes de méfiance et, encore moins,d’opposition à l’égard du pouvoir judiciaire ; elle a pour objet de rendre à chacun les missions qui lui sont propres. »

La réalité est un peu moins simple et cette circulaire révèle les tensions, ou jeux d’influence entre sphère judiciaire et représentants de la Communauté française.

Face à cette levée de boucliers, à la Direction générale de l’Aide à la jeunesse (DGAJ)4, on préfère pour l’instant faire profil bas en rappelant que le texte qui circule n’est qu’à l’état de projet (alors même que les magistrats soulignent qu’il a d’abord été présenté comme un état de fait). Michel Noël, directeur général adjoint de la DGAJ, arrondit un peu les angles : « On ne veut pas interdire aux services mandatés d’être présents aux audiences. S’ils sont appelés à témoigner, on leur dit, a priori, votre place n’y est peut-être pas. L’administration recommande aux services d’avoir une cohérence pédagogique. La présence des services aux audiences peut en effet porter préjudice car leur discours n’est pas toujours le même que celui est tenu au directeur de l’Aide à la jeunesse. » Néanmoins, il nous affirme que les magistrats et les services concernés seront rencontrés dans le cadre d’une concertation.

« Une circulaire qui musèle les intervenants »

Ces précautions d’usage relatives à la « concertation » ne calment pas les ardeurs de la magistrature. Eric Janssens constate avec dépit que le projet de texte a déjà des effets sur le terrain, notamment à Charleroi, où les services mandatés n’oseraient plus se rendre aux audiences. Il déplore un« sentiment anti-judiciaire » qui s’exprime avec cette circulaire. A ses yeux, ce texte instaure un filtre absolu très réducteur. « Il est impossible d’appliquer la contrainte sans savoir ce qui se passe, expose-t-il. L’audience publique est le seul moment où le juge connaît l’affaire. On va appauvrir de manière dangereuse les débats. Le magistrat doit se nourrir de toute intervention utile. Se pose d’ailleurs la question de la constitutionnalité d’une telle circulaire qui musèle la parole des intervenants. » Lorsqu’on l’interpelle sur le rôle des directeurs de l’Aide à la jeunesse, Eric Janssens s’exclame : « Avec cette circulaire, on donne un monopole de l’information au directeur de l’Aide à la jeunesse, on en fait le roi de l’information, ce qui est à l’encontre de l’idéal de pluralité d’avis, principe cher à l’Aide à la jeunesse. On doit pouvoir appréhender la réalité telle quelle est, pas que sur base de rapports. On ne peut pas appliquer la contrainte sans tous les éléments. » Les magistrats réfutent aussi l’argument du secret professionnel avancé par les conseillers et directeurs de l’Aide à la jeunesse. Eric Janssens relaie ce point de vue : « L’argument du secret professionnel n’a pas lieu d’être car c’est le juge qui mandate le SPJ qui mandate ensuite le service. Nous sommes entre mandants avec un secret partagé. » Pour lui, cette circulaire est le reflet « d’un jeu de pouvoir, où l’on déplace le centre de gravité des jeunes et leur famille vers les directeurs de l’Aide à la jeunesse ». Un jeu de pouvoir que conteste évidemment Pierre Hannecart : « Ce n’est pas une lutte de pouvoir. Il s’agit de respecter la déontologie. »

Vu l’état des discussions, qui touchent à des thèmes identitaires pour de nombreux acteurs, parions que cette circulaire, et les débats qui l’entourent, fera sa réapparition prochaine dans nos pages.

Extraits du projet
de circulaire

« En cas d’aide contrainte (…) les rapports des services mandatés (…) doivent exclusivement être adressés au conseiller ou au directeur de l’Aide à la jeunesse. Il serait contraire au principe du décret [de l’Aide à la jeunesse, NDLR] d’envoyer ces pièces ou copies de ces pièces au parquet ou au tribunal de la jeunesse. »

Ou encore : « Le service mandaté n’est en principe pas partie à la cause. Il n’a donc normalement pas sa place à l’audience. »

« Il appartient au service concerné d’échanger un maximum d’informations avec son mandant. Il n’y a dans cette relation, aucune restriction en termes de respect du secret professionnel. Par contre, hors de cette relation, il y a lieu de se questionner par rapport à la déontologie et en particulier par rapport aux limites qu’impose le secret professionnel. »

« Il ne serait pas logique que l’autorité mandante ne dispose qu’en dernière minute d’une information que les autres acteurs connaissent depuis longtemps ».

1. Union des magistrats de la jeunesse francophones :
– adresse : rue Jean Monet, 12 à 1400 Nivelles
– tél. : 067 28 22 66
2. SPJ de Liège :
– adresse : place Xavier Neujean, 1 à 4000 Liège
– tél. : 04 220 67 77
– courriel : spj.liege@cfwb.be
3. Fédération aide à l’enfance et associations interactives :
– adresse : route de Rouillon, 2 à 5537 Bioul
– tél. : 071 79 94 69
4. Direction générale de l’Aide à la jeunesse :
– adresse : bd Léopold II, 44 à 1080 Bruxelles
– tél. : 02 412 32 06
– courriel : dgaj@cfwb.be
– site : www.aidealajeunesse.cfwb.be

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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