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L'environnement comme nouveau terrain des inégalités

Que la question sociale puisse aussi se jouer sur le terrain environnemental, et plus particulièrement sur le terrain de l’exposition aux nuisances, on en avait eu en Belgique unpremier exemple saisissant lorsqu’à l’été 1999, le gouvernement fédéral décida d’abandonner la politique de concentration des survolsaériens sur les zones les moins densément peuplées au profit d’une politique de dispersion (verspreiding). Symbolique de ce basculement : le survol – nouveauà l’époque – des quartiers populaires situés autour du canal, par les avions suivant la route dite Onkelinx.

01-06-2007 Alter Échos n° 230

Que la question sociale puisse aussi se jouer sur le terrain environnemental, et plus particulièrement sur le terrain de l’exposition aux nuisances, on en avait eu en Belgique unpremier exemple saisissant lorsqu’à l’été 1999, le gouvernement fédéral décida d’abandonner la politique de concentration des survolsaériens sur les zones les moins densément peuplées au profit d’une politique de dispersion (verspreiding). Symbolique de ce basculement : le survol – nouveauà l’époque – des quartiers populaires situés autour du canal, par les avions suivant la route dite Onkelinx.

Si le débat belge a principalement été appréhendé sous l’angle du conflit communautaire, il a fait l’impasse sur une dimension peut-être pluscapitale de cette décision : celle qui lie les inégalités environnementales mesurées en termes d’exposition aux nuisances (sonores, en l’occurrence) etsociales (les quartiers situés autour du canal sont plus populaires que la banlieue verte qui faisait l’objet de la concentration des vols). Espérons que la dernièrelivraison de la revue Développement durable et Territoires, consacrée aux « interfaces, interactions et discontinuités » entre inégalitéssociales et écologiques pourra contribuer à remédier à cette carence, en permettant notamment d’outiller ceux qui souhaitent penser une dimension de la questionsociale occultée jusqu’ici (et pas seulement dans le cas du survol aérien de Bruxelles)1.

Une dimension cachée

Dans leur article introductif, les deux coordinateurs du dossier, Edwin Zaccaï (directeur du Centre d’études du développement durable de l’Igeat-ULB et professeur àSciences-Po Paris) et Bruno Villalba (maître de conférences à Sciences-Po Lille), font d’ailleurs eux-mêmes le constat de cette occultation : « Les enjeuxenvironnementaux ont souvent été relégués comme secondaires dans l’élaboration de meilleures conditions d’égalité entre les individus,principalement centrées autour des questions de bien-être, de développement, de croissance, ou, plus matériellement, de pouvoir d’achat. Ainsi, les conditionspratiques d’une justice en relation avec un développement durable semblent avoir été moins étudiées que la volonté de réconcilierécologie et économie. » Bref, si le développement durable marche sur les trois jambes que sont le social, l’économique et l’environnemental, lesinteractions ont jusqu’ici été bien plus étudiées entre les deux premières (social et économique) ou les deux dernières (économique etenvironnemental) qu’entre la sphère environnementale et la sphère sociale. Au contraire même, une certaine vulgate a pu identifier le souci écologique à unproblème de nantis débarrassés de toute inquiétude sociale et économique (dont l’archétype serait l’acheteur de produits « bio »).Une identification dont l’ensemble du dossier montre par ailleurs le caractère abusif, tant dans les sociétés industrielles que dans les rapports que celles-cientretiennent avec les pays du Sud.

Les avions comme facteur de polarisation

Ainsi, dans leur contribution, Guillaume Faburel et Isabelle Maleyre, respectivement urbaniste et économiste, tous deux maîtres de conférences à l’Université deParis XII, traitent-ils de la question du « bruit des avions comme facteur de dépréciations immobilières, de polarisation sociale et d’inégalitésenvironnementales » à partir du cas de l’aéroport d’Orly et de ses environs immédiats. Parmi les conclusions, l’une est évidemment attendue : lebruit des avions déprécie la valeur des logements. Mais, plus surprenant peut-être, le rythme de cette dépréciation (taux de décote) a crû entre 1995 et2003, et ce, alors même que le niveau de bruit, lui, restait stable : la combinaison de cette stabilité et de l’accroissement de la décote semble révéler unesensibilité croissante des ménages aux nuisances sonores. Conséquence logique : le renouvellement des populations dans les zones concernées ne s’opère pasà l’identique. Les arrivants sont plus jeunes et leur profil socio-économique est plus modeste que celui des partants. Les nuisances environnementales, semblent donc bien, selonles chercheurs, à l’origine d’une dynamique de renforcement de la polarisation sociale.

Une telle étude appliquée aux alentours de Zaventem aurait vraisemblablement le mérite d’objectiver la situation – à défaut de nécessairementcontribuer à sa résolution politique. Il s’agirait également d’analyser les capacité de mobilisation différentielle des habitants des quartiers du canal et de desbanlieues vertes. Cette dernière approche est d’ailleurs entièrement compatible avec la définition des « inégalités écologiques » utiliséepar la majorité des contributeurs de la revue. Ces inégalités sont en effet mesurées dans quatre dimensions complémentaires : inégalités territoriales; inégalités dans l’accès aux facilités et aménités urbaines ; inégalités dans l’exposition aux risques et nuisances urbaines ;mais aussi, inégalités dans la capacité d’influence sur les politiques environnementales et urbaines.

En Belgique, une recherche balbutiante

Du côté belge, les études empiriques sont encore relativement rares, malgré l’organisation par l’Igeat (Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement duterritoire – ULB) d’un colloque théorique sur le sujet, voici deux ans. On signalera toutefois une étude préliminaire menée par Inter-Environnement Wallonie, dontles conclusions sont sans appel quant à la force des inégalités écologiques sur le territoire wallon. Celles-ci seraient essentiellement situées dans lesrégions de Charleroi, de Liège et de Mons. Ainsi, dans le cas des nuisances sonores, les populations urbaines sont évidemment plus exposées que les populations rurales.« Mais l‘ampleur de l’exposition est fonction du revenu, relève l’analyse. Ainsi au niveau wallon et dans l’agglomération urbaine de Liège, les personnesaux revenus les plus faibles ont respectivement 5,4 et 3 fois plus de risques de se retrouver dans une commune bruyante que les personnes aux revenus les plus élevés. Cette distorsionest encore nettement plus importante dans l’agglomération urbaine de Charleroi où le risque d’être confrontés à des nuisances sonores est 13,5 fois plusélevé lorsqu’on est « pauvre » que lorsqu’on est « riche ». 2»

Ces conclusions
partielles rejoignent celles des recherches menées par Jacques Theys, professeur associé à l’École des hautes études en sciences sociales(Ehess – Paris) et coauteur du Plan national (français) pour l’environnement. Il rappelle que, loin d’être neutres aux catégories sociales, les nuisancesenvironnementales sont au contraire fortement corrélées avec les niveaux de revenu. Un lien direct –mais évidemment inverse – unit le taux d’exposition auxnuisances et le niveau de revenu. Il prend ainsi l’exemple de Los Angeles : « À quelques kilomètres au sud de Beverley Hills, Santa Monica ou Malibu, la zone de SELA (SouthEast Los Angeles), où vivent essentiellement des immigrés d’Amérique latine, concentre sur 1 % de l’espace urbain, 20 % des industries à risque :l’exposition à la pollution ou aux risques y est, selon les domaines, 10 et 25 fois plus forte que dans la moyenne de l’agglomération. » Autrement dit, cetteinégalité face aux risques environnementaux est bien plus prononcée que les inégalités de revenus et de condition sociale – qu’elle contribuent biensûr à redoubler3.

Pour remédier à ce redoublement, la contribution de Sandrine Manusset, Ari Brodbach et Laurent Marchais, propose de travailler à partir du concept de « cadre de vie». Se posant à l’articulation entre le subjectif et l’objectif, « l’environnement vécu » et « l’environnement avéré», il devrait permettre d’éviter l’imposition d’une vision uniforme de ce qui constitue la qualité de ce cadre de vie. Ils en appellent ainsi à ce que l’actionpublique puisse « coconstruire des actions de gestion territoriale et d’amélioration du cadre de vie qui soient à la fois différenciées pour valoriserl’identité des quartiers et communes pour faire appel à la cohésion sociale. » Bref, il s’agirait de produire dans le cadre de la politique urbaine « unplan d’action pour l’environnement, qui ait des orientations stratégiques globales, mais aussi des objectifs et des actions différenciées en fonction des perceptions.» Ces propositions devraient être appréhendées et réalisées à trois niveaux complémentaires – au niveau de chaque quartier, de la ville, etau niveau global – pour permettre de faire le lien entre la réduction des inégalités écologiques, la cohésion sociale et la préservation del’environnement.

Comme toute grille de lecture un peu globale, celle qui s’intéresse aux interrelations entre inégalités écologiques et sociales permet d’aborder ànouveaux frais une série de questions déjà largement thématisées par ailleurs. Ainsi, parmi la dizaine d’articles du dossier de Développement durable& Territoires, la contribution d’Emmanuelle Leclercq (sociologue à l’Université de Reims), montre qu’en matière d’éducation,l’égalité des chances en termes d’équité d’accès à l’école, de réussite scolaire et de choix de poursuited’études, gagne à se concevoir en lien avec le territoire. Une future clé pour la construction des bassins scolaires ?

Empreinte écologique et niveau d’éducation : plus on en sait, moins on en fait

L’empreinte écologique (ecological footprint) se mesure en hectares de surface terrestre (et aquatique) productive dont une personne ou un groupe humain a besoin pour fournirdurablement les ressources nécessaires à son mode de vie et absorber ses déchets. Cette surface est déterminée par plusieurs facteurs : le niveau de consommation etde production de déchets évidemment, mais aussi le régime technologique prédominant – un hectare de forêt nourrit moins d’habitants qu’un hectarede champ. Critiquable dans la mesure notamment où son usage indiscriminé risquerait de favoriser une approche invidualisée de problématiques fondamentalement collectives,cet indicateur a néanmoins d’indéniables vertus pédagogiques. Sous la forme d’une question largement rhétorique, il agit comme un révélateurpuissant de l’insoutenabilité de notre mode de vie : « Combien de planètes faudrait-il si chaque être humain adoptait mon mode de vie ? »1.

Au-delà de sa valeur pédagogique, l’empreinte écologique a également l’intérêt de mettre en avant un fait trop souvent occulté : lavéritable crise de soutenabilité de nos modèles ne provient pas tant de l’utilisation de ressources non renouvelables que de l’abus des ressources renouvelableselles-mêmes. L’humanité les consomme en effet à un rythme plus élevé que celui auquel les écosystèmes les régénèrent.Prosaïquement : si vous brûlez tous les arbres de votre jardin pour vous chauffer un hiver, vous ne pourrez pas compter sur la renouvelabilité du bois pour vous tenir chaudl’hiver suivant !

Or, si l’empreinte varie au gré des pays, sa moyenne au sein d’un même pays recouvre elle-même une importante variabilité. Ce sont en effet lescatégories socio-professionnelles les plus élevées qui laissent l’empreinte la plus profonde. En soi, ce constat n’a pas de quoi surprendre. Il ne fait mêmequ’enfoncer une porte ouverte : plus on est riche, plus on consomme ; et plus on consomme, plus on pollue. Sauf que, croisée avec d’autres données, cette hiérarchiedes pollueurs a quelque chose de moins trivial. Ceux-là mêmes qui polluent le plus, sont aussi ceux qui se déclarent les plus sensibles aux dangers que court la planète, etles plus « conscientisés » à la question écologique…

1. Pour rhétorique que soit la question, la réponse n’en est pas moins éclairante. En 2002, un Nord-Américain moyen « consommait » 9,7 hectares. Siles six milliards de Terriens en faisaient autant, il nous faudrait cinq planètes. Pour la Belgique, les chiffres sont respectivement de 5,2 hectares et donc près de 3 planètes.Pour les Népalais, de 0,6 hectare et donc un tiers de planète.

Un site internet offre la possibilité à chacun de tester la « profondeur » de sa propre empreinte écologique : http://www.myfootprint.org.
Une illustration aussi drôle que caricaturale (réalisée par l’équipe du Groland de Canal +) de ce qui est affirmé ici est disponible sur : www.youtube.com

1. La revue est entièrement et gratuitement disponible sur le site : http://developpement
durable.revues.org

2. Voir Anne Thibaut, Inégalités sociales : une réalité en Wallonie, disponible sur www.iewonline.be
3. Jacques Theys, « L’approche territoriale du développement durable, condition d’une prise en compte de sa dimension sociale », in Développement durable &territoires, Dossier n°1, septembre 2002.

Edgar Szoc

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