Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale
(c)Mathias Muller

Faut-il, comme l’avait fait la France, regrouper les détenus incarcérés pour des faits de terrorisme et considérés comme radicalisés? Ou les disperser, les intégrer dans les différentes prisons comme le préconisent les Danois? La question divise experts et politiques. En Belgique, on fait un peu les deux à la fois. Sur quels critères? Décryptage avec François Xavier, assistant à la faculté de droit de Namur et chercheur au centre Vulnérabilités et Sociétés.

Alter Échos: En 2015, le ministre de la Justice Koen Geens a décidé de créer des ailes spécialisées pour les détenus radicalisés. Mais en précisant qu’il s’agissait de la dernière étape, car la consigne restait celle de l’«isolation par la dispersion» des «intégristes». Comment se fait le choix du régime auquel seront soumis ces détenus? 

François Xavier: Le plan d’action contre la radicalisation dans les prisons prévoit, pour orienter les détenus vers telle ou telle prison, de prendre en compte différents critères dont certains sont assez flous. Le premier est un critère objectif: il concerne les personnes ayant commis des infractions terroristes. Le deuxième parle de personnes «assimilées» aux auteurs d’infractions terroristes. On ne sait pas trop ce que cela veut dire. Le troisième, ce sont les «foreign terrorist fighters» («terroristes de retour») et enfin les «détenus qui montrent des signes de radicalisation». Sur la base de ce classement, les trois premiers types de détenus font l’objet d’un screening pour savoir s’ils doivent aller dans les sections D-Rad ex ou dans une des prisons satellites (lire ci-contre). Et s’ils vont faire l’objet d’un régime de sécurité particulier (RSPI).

AÉ: Qui décide de cette orientation?

FX: Cela dépend de la direction générale de l’administration pénitentiaire qui dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans ce domaine. L’autre élément, c’est le régime auquel le détenu est soumis. La loi évoque «la faculté» de placer les détenus ayant commis des infractions terroristes dans le régime particulier, RSPI mais les instructions données par le directeur général de l’administration disent, elles, que ces détenus doivent être immédiatement isolés des autres. C’est une interprétation de la loi.

Les D-Rad ex et leurs satellites
En janvier 2017, il y avait 160 personnes détenues pour des faits liés au terrorisme en Belgique dont 23 se trouvent dans les sections D-Rad ex des prisons d’Ittre et de Hasselt. Ces ailes spécifiques disposent de vingt places chacune. Les sections D-Rad ex sont réservées aux détenus considérés comme les plus dangereux et dont le potentiel d’emprise sur les autres détenus est jugé le plus préoccupant. À côté de ces ailes réservées aux radicalisés, il existe aussi cinq prisons «satellites» à Andenne, Lantin, Saint-Gilles, Bruges et Gand susceptibles d’accueillir les plus radicalisés. Ces prisons disposent de personnel spécialement formé dans l’encadrement de ces détenus. La loi prévoit la possibilité pour les détenus présentant une menace «constante» de les placer sous un régime de sécurité particulier qui limite les contacts avec les codétenus, les personnes extérieures, les soumet à des contrôles et fouilles systématiques. Dans les faits, les condamnés pour terrorisme sont systématiquement placés sous ce régime. Si le personnel des prisons D-Rad ex a bien reçu une formation spécialisée, elle est considérée généralement comme insuffisante, et, surtout, les programmes de «déradicalisation» restent un vœu pieux, car il s’agit là d’une compétence des Communautés qui n’ont pas les moyens d’envoyer assez de travailleurs psychosociaux. À côté des «terroristes» et assimilés, les prisons doivent aussi gérer le problème des condamnés pour d’autres faits et qui se sont radicalisés pendant leur détention. Selon la Sûreté de l’État, ils seraient 450, détenus surtout dans les prisons francophones.

AÉ: Les personnes incarcérées pour des infractions de droit commun font aussi l’objet de ce genre d’évaluation?

FX: Oui, on parle des personnes présentant des risques de radicalisation, tant chez les prévenus que chez les condamnés. Au moment de l’incarcération, on évalue ce risque, et là on entre dans le problème de l’interprétation des signes de radicalisation. C’est très difficile. Avant, ces signes étaient souvent ostentatoires. Les sociologues évoquent ce mécanisme par lequel des détenus accentuent les signes liés à une religion. Ils «fondamentalisent», mais ce n’est pas pour autant qu’ils entrent dans un processus de radicalisation violente. Ces signaux faibles sont de moins en moins intéressants à interpréter parce que beaucoup de radicalisés privilégient la stratégie de la dissimulation. Chaque détenu est donc un peu coupable de radicalisation, soit parce qu’il pratique intensément sa religion, soit parce qu’il camoufle les signes extérieurs.

AÉ: En fait, c’est tout détenu musulman qui est surveillé…

FX: Exactement, et cela pose des problèmes en termes de discrimination. On le voit dans les instructions de l’administration. On parle d’accorder plus d’attention à ceux qui montrent de l’intérêt pour la religion musulmane et on prévoit des formations supplémentaires pour les imams et conseillers islamiques. Cette surveillance accrue des musulmans, c’est comme un serpent qui se mord la queue. En surveillant davantage les détenus musulmans, y compris ceux qui pratiquent leur religion de manière normale, on les stigmatise, et cette stigmatisation peut conduire à une radicalisation.

AÉ: L’Observatoire international des prisons a vivement critiqué le régime particulier auquel sont soumis les détenus radicalisés et parle, pour certains d’entre eux, d’atteinte à leurs droits fondamentaux. C’est aussi votre avis?

FX: À propos du régime de sécurité particulier, la Cour européenne des droits de l’homme estime que l’isolement social total est une forme de traitement inhumain. Concernant les sections D-Rad ex, l’article 8 de la Convention européenne n’accorde pas aux détenus le droit de choisir leur lieu de détention. Le problème, c’est l’absence de recours possible contre les décisions de placement au sein d’une section D-Rad ex ou en RSPI alors que celles-ci restreignent certains droits. La loi de principes sur l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus avait prévu un système de plainte, mais ces articles ne sont toujours pas entrés en vigueur alors que la loi date de 2005. Pour moi, c’est un vrai souci, car les articles 6 et 13 de la Convention consacrent le droit à un recours effectif.

AÉ: Faut-il isoler les détenus radicalisés des autres? La France a fait volte-face dans ce domaine.

FX: Oui. Même si les Français poursuivent un système qui privilégie la mise à l’écart des détenus radicalisés, ils mettent aujourd’hui davantage l’accent sur l’évaluation préalable pour déterminer leur choix. En Belgique, nous avons suivi l’approche française d’isolation par le regroupement même si le plan «radicalisation en prison» s’en défend. Est-ce un dispositif efficace? Cela pose question sur deux points. Le premier, c’est qu’on ne tient pas compte du fait que la radicalisation est un processus. On regroupe des personnes n’ayant pas le même degré de radicalisation. Le problème est peut-être moindre en Belgique où le pays est plus petit et donc le nombre de radicalisés moindre, mais, en France, on a mis ensemble des personnes ayant des profils très différents, ce qui peut aboutir à un phénomène sectaire où des personnes ont une grande emprise sur les autres. La radicalisation peut augmenter à la fois parce que ces détenus se retrouvent ensemble mais aussi parce qu’ils sentent la stigmatisation notamment du personnel pénitentiaire, parce qu’on les écarte des autres en leur disant «Vous êtes au ban de la société, vous êtes irrécupérables».

AÉ: Il n’existe aucune évaluation de l’une ou l’autre politique?

FX: Non, mais il faut reconnaître que c’est un phénomène nouveau et que les responsables politiques sont très démunis.

AÉ: On a souvent dit que la prison créait la radicalisation islamiste. En France comme en Belgique, plusieurs terroristes sont passés par la case prison…

FX: Il faut relativiser ce phénomène. Dire que la prison est un incubateur à terroristes est partiellement faux. Plusieurs personnes estiment que la prison est un élément parmi d’autres dans le processus de radicalisation.

AÉ: Et la réinsertion? Tout se passe comme si on n’envisageait pas la sortie des personnes condamnées pour terrorisme.

FX: Pour l’instant, on n’est nulle part au niveau de la réinsertion, que ce soit pour les détenus radicalisés comme pour les autres. Mais, pour les radicalisés, on peut se demander si ces personnes ne vont pas sortir dans un esprit encore plus «revanchard» compte tenu des conditions de détention. C’est là-dessus qu’il faut agir. Il faut que leurs droits fondamentaux soient respectés notamment celui de la liberté de religion ainsi que le droit à la vie familiale. En France, en particulier, c’est dramatique. Le parquet de Paris est seul compétent pour les infractions terroristes et donc toutes les personnes suspectées ou condamnées se retrouvent dans des prisons autour de Paris. Si la famille habite dans le sud du pays, la poursuite des liens va être très difficile. Pourtant la conservation de liens forts entre le détenu et sa famille est un frein à la radicalisation.

AÉ: Et en Belgique?

FX: Chez nous, pour les visites, on applique la loi de manière très stricte. Pour ceux qui n’appartiennent pas à la famille, il faut pouvoir prouver un «intérêt légitime». Et chaque visite doit être signalée dans l’application Sidis Suite. Il s’agit d’une application informatique qui regroupe toutes les informations concernant les détenus. Dans les instructions relatives à la radicalisation, il est demandé de donner un maximum d’informations dans le système Sidis Suite. Le moindre signe de radicalisation doit être signalé immédiatement. Toute personne qui vient visiter un détenu radicalisé fait aussi l’objet d’une intégration dans ce programme. Tout cela participe à un processus de surveillance très important qui s’explique sans doute par la peur de l’opinion publique. On dépense énormément sur le terrain répressif, au détriment d’autres secteurs dans lesquels il serait tout aussi important d’investir.

La France a changé de cap
Neuf mois seulement après leur création, le gouvernement français a fermé, en octobre 2016, les cinq structures accueillant les détenus radicalisés. Le ministre de la Justice de l’époque avait reconnu l’échec de la stratégie du regroupement des détenus condamnés pour des faits de terrorisme ou jugés dangereusement radicalisés. Certains avaient été placés dans ces unités «alors qu’ils n’auraient jamais dû s’y trouver». Désormais, les détenus radicalisés sont répartis dans les différentes prisons. Auparavant, ils passent par six quartiers d’évaluation chargés d’orienter les détenus. Il reste malgré 300 places à l’isolement pour les détenus violents avec un régime particulier d’incarcération, mais sans programme de «déradicalisation». Trois mois auparavant, le 30 juin 2016, la contrôleuse des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, avait rendu un rapport très critique sur les regroupements d’islamistes dans les cinq «unités dédiées»: manque de personnel formé et aguerri, programmes de déradicalisation disparates et sans contenu, mais, surtout, questionnement sur la stratégie même du regroupement. L’étanchéité de ces unités avec les autres quartiers de la prison n’a pas fonctionné. On a retrouvé des documents, des téléphones portables dans les cellules. Des pressions avaient été exercées par les détenus placés dans l’«unité dédiée» sur les autres codétenus pour qu’ils refusent la promenade. Des détenus, jugés radicalisés, se sont plaints d’être considérés comme des «pestiférés», d’être mêlés à des personnes «qui avaient du sang sur les mains» alors qu’ils n’avaient fait que participer à une filière de départ vers la Syrie. D’autres détenus, au contraire, se félicitaient d’être ensemble et d’instaurer «leurs» règles en matière de prière ou de discipline. Pour Adeline Hazan, le regroupement était «potentiellement dangereux» et glissait vers un régime d’isolement à la discrétion de l’administration pénitentiaire, créant ainsi une nouvelle catégorie de détenus, sans cadre juridique. Pour la contrôleuse, la France s’est contentée d’arrêter massivement des personnes soupçonnées de terrorisme et de radicalisation, de mélanger dans ces unités des profils différents avec le risque que certains détenus soient étiquetés durablement comme des islamistes radicaux et ne puissent se défaire de l’emprise de leurs codétenus.
Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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