L’approche territoriale fait partie de ces concepts dont tout le monde a déjà entendu parler. Quant à savoir ce que cela recouvre effectivement, c’est une autre affaire. On yassocie généralement le travail en réseau sur un espace géographiquement défini. » Le territoire est aujourd’hui perçu comme une construction desacteurs où s’entrecroisent, dans un cadre géographiquement et historiquement circonscrit, des relations à la fois économiques, sociales, culturelles, politiques etsymboliques. Le niveau local apparaît donc comme l’échelle d’action efficace pour aborder les problèmes rencontrés par les populations. C’est à ceniveau qu’il est possible de mettre en œuvre des solutions globales, intersectorielles et participatives pour lutter contre la complexité des phénomènesd’exclusion et de pauvreté. Cette évolution se traduit par l’adoption de principes de bonne gouvernance dont l’objectif est d’améliorer le rapport entregouvernants et gouvernés « .
Fort de ces convictions, le réseau européen d’intelligence territoriale (REIT) a choisi de les mettre à l’épreuve dans l’organisation de deuxjournées de réflexion, mi-octobre, où acteurs économiques, invités à l’initiative du Groupe de Redéploiement Économique du Pays deLiège, et acteurs sociaux se sont retrouvés dans des interventions croisées au profit d’une seule et même idée : développement économique,bien-être et cohésion sociale sont intimement liées et ce, à partir d’un même territoire. Si ces » Rencontres du 3e type » n’ont pas atteintl’objectif de rapprochement entre deux mondes qui souvent s’ignorent, la démarche est suffisamment originale et riche d’enseignements que pour mettre en lumièrequelques-uns des points de vue fédérateurs, en tout cas du côté des acteurs sociaux. L’occasion aussi de développer, à partir d’expériencesinternationales pour la plupart, cette notion de territoire. Alter Echos s’est penché sur ce concept et les pratiques qu’il sous tend à travers les nombreuses contributions de cecolloque.
Quelques éléments de cadrage
Face à la mondialisation et la globalisation, le territoire, sa bonne gouvernance, ses acteurs et leur capacité d’innovation se déclinent aujourd’hui sur tous lestons. Mais selon que l’on se place dans une posture économique ou dans une posture sociale, les mots ne sont pas porteurs des mêmes sens, des mêmes enjeux, des mêmesidéologies. » Des mots magiques « , insiste Dolores Redondo Toronjo, professeur d’économie à l’Université de Huelva en Espagne. » Des concepts qui figurent danstoutes les politiques et dispositifs d’inclusion sociale. Ils appartiennent à un ensemble d’outils et d’arguments qui ont comme objet le renforcement des transformations quise développent au sein des politiques sociales. Ces changements ne sont pas que conceptuels. Ils répondent en réalité à des mutations idéologiques durôle de l’État dans un nouvel ordre social… Gouvernance remplace le gouvernement, société civile remplace peuple, consensus le compromis, dialogue lanégociation, local et subsidiaire la centralisation et l’universel, consommateur citoyen le travailleur citoyen « . Et de s’interroger sur le processus en cours et ses dangers dontl’abandon progressif de la responsabilité de l’État dans les politiques publiques et notamment celles de l’inclusion sociale.
Pour Guy Di Méo, professeur de géographie sociale à l’Université de Bordeaux III, le territoire est presque toujours au cœur des problèmes et desproblématiques et cela depuis une trentaine d’années. En fait depuis le début des années » crise » avec le glas du modèle fordiste qui n’a pas su tenircompte des réalités locales dans la production de biens. Comme d’autres, et notamment Jean-Pierre Daumas, professeur d’histoire contemporaine àl’Université de Franche-Comté, il resitue l’apparition du concept de territoire dans le champ économique. Ce que celui-ci nomme la nouvelle géographie del’industrie avec notamment ses parcs et complexes industriels et technologiques. Mais Guy Di Méo fait aujourd’hui la double hypothèse positive que le territoire peut devenirun instrument de réactivation du lien social et un levier du développement durable. À condition de prendre garde à certains risques : » Le territoire fait surgirl’identité sociale des groupes et cela peut être la meilleure chose, mais également porteur d’exclusions ; derrière son rempart identitaire, le territoire peutaussi s’enfermer dans une vision close alors qu’il doit s’intégrer à des échelles multiples ; le territoire ne doit pas devenir un lieu deconsensus-conservatisme « .
Donc, le territoire comme instrument de réactivation du lien social car il pose la question du partage. Partage de l’espace public, des ressources et des pouvoirs. Et le territoirecomme levier du développement durable car il est l’espace privilégié de la gouvernance à savoir un lieu où s’établissent conventions et contrats.Sous-jacents à cette double hypothèse, cinq prérequis : le territoire est un espace politique en tant qu’espace de contrat social où la loi a une dimension altruiste; le territoire est celui de l’être comme moteur de l’action sociale ; le territoire est une affaire d’acteurs et de systèmes d’actions ; enfin le territoire estun espace patrimoniale à savoir un espace de transmission et donc un impératif au développement durable dans ses dimensions économique, sociale et environnementale.
L’approche territoriale ne peut donc se contenter d’un argumentaire qui ne laisserait la place qu’à une de ces trois dimensions. Ainsi en est-il de la vision territoriale,entendez régionaliste, telle que défendue par Bernard Serin, administrateur délégué de CMI, quand il évoque le redéploiement économique deLiège : » C’est le progrès économique qui est moteur du développement régional et qui participe à l’augmentation des richesses, donc aubien-être collectif. Et quand on est en panne de progrès économique, c’est la gouvernance territoriale qui doit donner les impulsions nécessaires. Quatre groupescomposent cette gouvernance territoriale : le groupe politique, le groupe économique dont les banques qui doivent participer à l’égoïsme territorial, le groupesyndical qui doit faire comprendre aux salariés les équations de l’entreprise et de l’économie, et le groupe des médias qui sont les vecteurs de l’imagepositive du territoire « .
Privilégier les entrées multiples
Les hypothèses de travail de Jenn-Wan Wang, chercheur à l’Université de Tunghai (Taiwan), viennent à nouveau pointer les limites d’une vision territorialecentrée sur l’économique. En se basant sur le développement du premier parc scientifique installé dans le district de Shitun il y a 25 ans, il constate certes, desavantages économiques liés à ce développement technologique mais aussi des pertes importantes pour les communautés locales. » La nouvelle gouvernance territorialeimplique de repenser le développement urbain en ne donnant plus la priorité à l’économique. Quand on parle de gouvernance territoriale on essaye d’examinerl’ensemble des acteurs impliqués et de voir comment leur rôle évolue « .
Penser le territoire autrement que par la rencontre d’entrées multiples revient à produire des effets pervers, qui ne répondent pas aux besoins. C’est laconclusion de l’expérience de Raymonde Sechet, professeur de géographie à l’Université de Rennes II, qui s’est penchée sur une expérienced’inscription territoriale des politiques d’organisation de l’offre de soins en Bretagne. » Ces entrées multiples dans les territoires sont les ressources, la gouvernance,les individus et l’environnement. C’est leur croisement qui fait l’épaisseur des territoires. Dans cette expérience, la prééminence avaitété donnée aux territoires de projets politiques au détriment des territoires vécus. Par ailleurs, on a considéré indistinctement les termes espaceset territoires « . Enfin, s’il y a à considérer l’épaisseur des territoires, il faut également distinguer deux dynamiques distinctes dans leur création.Guy Di Méo évoque soit le territoire comme le résultat d’une construction institutionnelle dans laquelle l’État a mené un jeu d’objectivation.Soit le territoire comme le résultat d’un jeu d’accords et de contrats entre différents acteurs au départ de représentations individuelles.
Le niveau local apparaissant comme l’échelle d’action le plus efficace, faut-il encore que les acteurs territoriaux aient une réelle connaissance de ce territoire.D’autant que la mise en œuvre d’une bonne gouvernance nécessite le recours à des méthodes et outils spécifiques.
Effets secondaires et luttes de pouvoir
Nicolas Amadio, de l’Université de Strasbourg a analysé la transformation des pratiques professionnelles d’intervenants sociaux des Centres médico-sociaux (CMS)d’une collectivité territoriale en France. Dans un contexte de décentralisation, ces derniers sont parfois confrontés à une multiplication d’orientationsémanant d’opérateurs institutionnels de plus en plus nombreux. D’où, relève le chercheur, » la nécessité d’une transformation des pratiques ». Celle-ci se traduit par une réforme qui cherche à prendre en compte les effets du territoire. Une amélioration de la coordination entre acteur de l’action sociale par lasuppression du partage sectoriel, qui » permettra à l’institution territoriale de gagner en souplesse et en communicabilité » vu l’obligation » d’affiner etd’homogénéiser ses décisions et ses lignes directrices « . Du point de vue des usagers, pointe N. Amadio, cela signifie une prise en charge » plus aboutie, et surtout plusrapide « . Mais du point de vue des professionnels, ces changements ne sont pas sans susciter des inquiétudes quant à l’organisation de leurs pratiques que la nature même deces dernières. Ainsi, des termes tels » souplesse, adaptabilité ou flexibilité » venant du monde de l’entreprise entrent dans le vocabulaire des professionnels du social etviennent interférer avec une approche à partir du territoire. La dimension subjective du travail à laquelle ils s’identifient généralement est alors miseà mal. L’approche clinique se voit ainsi dépassée par des intérêts politiques et administratifs. Le chercheur identifie ainsi un passage d’une » actionsociale à une gestion du social, s’éloignant des réalités de terrain et affirmant une volonté d’encadrement du travail social « .
Deux méthodes pour l’animation de dispositifs territoriaux
Vincent Huyghebaert de l’Observatoire de la Santé du Hainaut a présenté un programme local transfrontalier de promotion de la santé auprès des jeunes et desenfants. L’objectif était ici de recenser les initiatives à destination des jeunes sur un territoire, la Thiérache, à cheval sur la botte du Hainaut et le nord de laFrance en matière d’accueil extrascolaire. Postulant que ces milieux d’accueil étaient des opérateurs en puissance pour la promotion de la santé, les initiateurs de ladémarche ont organisé une série de rencontres avec les acteurs locaux autour de leur perception de la santé des jeunes. Outre la perception de la santé et dubien-être des jeunes de la région, l’initiative visait également le relevé des initiatives locales, les éventuelles collaborations et complémentaritésentre services ou associations. La dimension transfrontalière restant peu présente dans l’esprit des acteurs locaux, la plus-value de ces rencontres résida surtout dans larencontre des autres acteurs agissant sur le même territoire. Le postulat de départ sur l’homogénéité du territoire n’a donc pas étévérifié. Ce qui fait dire à un participant que si le territoire n’existe pas « en lui-même », en revanche, on trouve des niveaux territoriaux qui s’imbriquent et qui ainsi,définissent un territoire. Pour l’Observatoire, cette démarche a permis une meilleure connaissance mutuelle des acteurs locaux, ne fût-ce que dans ce sentiment de partager desperceptions et des représentations communes. C’est aussi » la découverte de possibilités de renforcements mutuels par l’émergence de collaborationspotentielles « . Un Plan local transfrontalier de promotion de la santé (PLTPS) a été validé par l’ensemble des participants. Il privilégie l’action auniveau individuel : favoriser les échanges de personnes entre associations, stimuler les échanges intergénérationnels, organiser un forum associatif… Mais aussià un niveau collectif: il s’agit là de développer des formations et des canaux d’information.
Jean Jacques Girardot, le coordinateur du Réseau européen d’intelligence territoriale, enseignant à l’Université de Franche-Comté, plaide également pourla constitution de réseaux d’information territoriale. C’est l’un des axes de la méthode « Catalyse », qu’il a brièvement présentée.Née en 1989, cette méthode est à la base du Reit. Elle vise à mobiliser les informations détenues par les acteurs d’un même territoire afind’améliorer la pertinence, l’efficience et l’impact des actions de développement conduites à l’échelle d’un même territoire. Elle secaractérise par la volonté de faire participer tous les acteurs, dans un cadre partenarial. Concrètement, Catalyse propose des outils d’aide à l’action,informant les acteurs du fonctionnement des structures et des dynamiques territoriales. Ces outils sont de plusieurs ordres : un diagnostic des besoins établis à partir de guidesindividuels remplis à l’occasion d’entretiens avec les usagers. Ces guides peuvent déboucher sur l’identification de besoins non rencontrés et donnent naissanceà des projets collectifs. En outre, ils permettent d’évaluer les parcours individuels, les actions, les projets… Girardot évoque aussi la mise sur pied derépertoires permettant de confronter les besoins à l’offre de service présente sur le territoire. » On peut ainsi identifier de nouvelles actions pertinentes, ou mieux,adapter des actions existantes aux besoins. » Enfin, Girardot parle d’un « système d’information territoriale ». Ce dernier établit la cartographie d’indicateurs fournispar des institutions pour contextualiser l’analyse des besoins. Ce dernier outil permettant également de répertorier les besoins et les services afin d’étudier etconfronter leur distribution territoriale.
L’exemple par l’emploi
Si la nouvelle gouvernance suppose une redéfinition des contours d’un territoire d’après l’expérience vécue de ses habitants, elle impliqueégalement une adaptation des services offerts aux citoyens. L’asbl Optim@1 à Seraing développe, parmi d’autres, une expérienced’intégration socioprofessionnelle basée sur un partenariat entre acteurs et sur les besoins et la temporalité des usagers inspiré de la méthode Catalyse.Selon Concetta Cusumano et Urbano, d’Optim@, la priorité est donnée au travail sur la confiance en soi. La personne en recherche d’emploi chemine ainsi à travers unparcours individualisé qui articule plusieurs démarches. Réalisation d’un bilan de compétences (à l’aide du logiciel Gingo), élaborationd’un plan d’action, choix d’un référent dans le réseau des partenaires, job coaching une fois qu’un emploi est décroché et réunions desuivi collectives.
Parallèlement, les acteurs locaux concernés (Forem, entreprises, organismes d’insertion, …) se concertent afin d’adapter leur offre de services aux besoinsspécifiques de leurs partenaires. » L’un des objectifs du dispositif est, en effet, de créer un langage commun entre les trois pôles : usager, accompagnateur et entreprise.Et de favoriser l’interconnaissance des acteurs sociaux et économiques plutôt que la simple superposition de leurs logiques d’action sur un territoire « , préciseUrbano.
Un double enjeu ressort de cette expérience, du point de vue d’Optim@. D’abord, convaincre les entreprises de la région de la plus-value de l’approchedéveloppée par l’asbl. » Or, la qualité du recrutement effectué par les entreprises n’est pas toujours aussi approfondie ou pertinente que la démarchedéveloppée avec le logiciel Gingo « , selon Urbano. Ensuite, il s’agit d’approfondir la nature participative de la démarche des usagers dans un environnementsocio-politique de plus en plus marqué par une évolution vers » l’aide contrainte » ou les politiques d’activation. Un enjeu qui prend de plus en plus des allures de combat auquotidien.
Pour Blanca Miedes Ugarte, de l’Université de Huelva en Espagne, la régulation et l’intervention publique sur le marché de l’emploi sont d’autant pluspertinentes, aujourd’hui, qu’elles se déclinent dans un cadre décentralisé. Les unités territoriales adéquates pour mener des politiques d’emploisont celles qui permettent un diagnostic intégral du point de vue économique et social et qui sont significatives pour les logiques d’action des travailleurs et des employeurs.Dans ce contexte, les espaces de mobilité quotidienne sont primordiaux : ceux qui y vivent y travaillent, et vice-versa. C’est cette dimension (la mobilité quotidienne) qui aété mise au centre de « l’algorithme de régionalisation » appliqué par la Province de Huelva (sud-ouest de l’Espagne) à son territoire. Celui-ci a permisde définir des » marchés de travail local » (MTL) regroupant plusieurs communes.
Si la carte des MTL ne recoupe pas celle des « unités territoriales de l’emploi » précédemment établies par les pouvoirs publics, elle procure deux avantagesprimordiaux. D’abord elle permet une analyse particulièrement cohérente des rapports entre les dynamiques économiques et sociales à l’œuvre et leurseffets concrets sur un marché du travail territorialement délimité. Ce qui facilite une approche multidimensionnelle des problématiques de l’emploi etaméliore la détection des besoins spécifiques de chaque territoire. Ensuite, les MTL sont des espaces très significatifs pour les acteurs locaux. Cette identificationforte autorise une meilleure implication, une plus grande participation de ceux-ci dans les politiques d’emploi.
ENCADRE
En guise de conclusion croisée… Une ambition, deux colloques
Les mondes sociaux et économiques se sont croisés … dans les couloirs du Palais des Congrès. Les ateliers, par contre, sont restés fort homogènes dans leurcomposition socioprofessionnelle. Les » conclusions communes » des deux journées d’ateliers et de réflexion seront, elles aussi, passées à côté del’ambition affichée par les organisateurs.
Pour le Grel (Groupement de redéploiement économique de Liège), Maurice Semer, membre du directoire, s’est livré à un aride inventaire d’innovationstechniques et technologiques au cœur de quelques réussites économiques en région liégeoise. Pour conclure sur l’intérêt possible del’économie sociale pour le redéploiement » à condition qu’elle vienne en support de l’économie classique et non en concurrente déloyale « .
Pour le Reit (Réseau européen d’intelligence territoriale), Bernadette Mérenne, professeur de géographie à l’ULg, est parvenue à livrer unesynthèse croisée des 15 ateliers consacrés au thème » Territoire, bien-être et inclusion sociale « . Rappelant que la participation est une démarcheessentielle du développement territorial, elle a insisté sur la nécessité, à l’attention des personnes exclues, démunies, de créer des espacesde discussion et de préparation à la participation. Elle a également insisté sur l’importance de favoriser des diagnostics partagés entre acteursdifférents, ce qui suppose que ceux-ci sortent de leurs cocons et se mettent en réseau afin de » forcer le changement « . Enfin, toujours selon Mérenne, l’évaluationdoit faire partie intégrante de toute démarche de développement territorial.
L’interpénétration des deux mondes a encore du chemin devant elle. Mais le mérite de ces deux journées organisées en parallèle auraété, au moins, de rappeler à chacun que l’autre existe.
1. http://www.optima-obs.org – Un cahier Labiso a été réalisé sur Optim@. Site : http://www.labiso.be/ebooks/33-34_optima