«Ce mardi 7 octobre, on a justice! C’est le moment où jamais pour les riveraines et riverains de se mobiliser pour défendre nos nuits, notre santé, notre terre.» L’appel lancé sur Facebook par le CLAP1, une asbl constituée de riverains qui entendent lutter contre les nuisances de l’aéroport de Liège, a été plus ou moins entendu. Devant le tribunal de première instance, une petite foule se dessine. «Enchantée, moi c’est Isabelle de Donceel», lance une quarantenaire. «Moi je viens d’Amblève, près de Malmedy», renchérit Martine2. «Et moi de Bierset», précise Charlie. Pour la plupart, c’est la première fois qu’ils se rencontrent. Pour d’autres, ils se connaissent déjà, soit via les réseaux sociaux (le groupe du CLAP rassemble près de 4.000 membres), soit parce que leurs chemins s’étaient déjà croisés lors d’une réunion de riverains. À l’entrée de la salle d’audience, tout le monde y va de son témoignage et de son ras-le-bol. «Ce que j’espère de ce procès, c’est de pouvoir dormir», confie Isabelle. Depuis plusieurs années et encore plus depuis l’arrivée, en 2021, du géant de l’e-commerce chinois Alibaba à Liège Airport, le sommeil de cette mère de famille est perturbé par les vols de nuit dans la région. Même constat pour Martine qui habite à Amblève, à une heure de route, pourtant, de l’aéroport: «Ma maison étant située sous un couloir aérien, je suis fréquemment réveillée la nuit par le passage des avions, sans pour autant pouvoir prétendre à la moindre compensation.»
Pour les riverains du CLAP, cette audience au tribunal sonne comme une lueur d’espoir face à ce que certains appellent «la mauvaise foi» de la Wallonie. L’objectif de cette action en justice, lancée en 2020, est de réclamer une «enquête d’incidence neutre et indépendante», explique Pierre Bernard, membre du mouvement. «On veut convaincre les juges que ce que fait la Région, ce n’est ni légal ni respectueux des citoyens: elle n’a pas informé les citoyens de ce qu’ils allaient subir, elle n’a pas étudié les sujets prévus par la loi dans les enquêtes publiques, et elle ne respecte pas les normes obligatoires, par exemple en matière de bruit. Quand on ne respecte pas ces règles, on peut faire dire n’importe quoi aux études…», estime-t-il. L’asbl n’ayant pas trouvé d’avocats pour les représenter, c’est lui-même qui s’apprête à prendre la parole devant la cour.
Renaissance d’un mouvement
À l’autre bout de la Wallonie, dans la salle de réfectoire de l’école communale d’Heppignies, à deux pas de l’aéroport de Charleroi, c’est une tout autre scène qui se joue, mais avec des personnages pas moins semblables. PowerPoint à l’appui, Luc Hindryckx, présente la tout juste née asbl «Stop aux nuisances de l’aéroport de Charleroi» à une trentaine de riverains de la région venus pour l’occasion. Objectifs de cette réunion: informer, fédérer et recruter.
Tous ceux présents, ou à peu près, ont un lien avec les luttes autour de l’aéroport. Soit parce qu’ils sont abonnés à la page Facebook du même nom lancée par Luc en 2019. Soit parce qu’ils sont membres d’Hep-Pivert, un comité de citoyens ayant pour objectif d’améliorer la qualité de vie à Heppignies. Soit, encore, parce que ce sont des anciens de l’Arach, l’Association des riverains de Charleroi, née en 1992 et disparue en 2007. Parmi les témoins de cette lutte d’un autre temps figure Bernard Page également présent dans l’assemblée. Le sexagénaire habite depuis 1983 juste en face de l’aérogare, dans le petit village de Ransart. Selon Canopea3, la fédération belge des collectifs environnementaux, 43% des Wallons vivent à moins de 20 kilomètres d’un aéroport. Le cas de Bernard est plus extrême encore; son jardin n’est qu’à 350 mètres de la piste de décollage. «À l’époque où j’ai fait construire ma maison, c’étaient des vaches et des prairies ici», se remémore cet instituteur retraité.
Selon Canopea, la fédération belge des collectifs environnementaux, 43% des Wallons vivent à moins de 20 kilomètres d’un aéroport. Le cas de Bernard est plus extrême encore; son jardin n’est qu’à 350 mètres de la piste de décollage.
Le projet de l’aéroport, on le lui avait présenté comme une solution d’avenir, porteuse d’emplois et tremplin pour l’économie régionale. Dès les présages du projet de décret relatif à la création et à l’exploitation des aéroports wallons en 1994, un groupe de citoyens de Ransart, de Roux et de Jumet, se forme pour devenir l’ARACh. «Nous voulions faire en sorte que l’impact de l’aéroport sur les riverains reste supportable, qu’il leur laisse une certaine qualité de vie. Dans le respect des règles démocratiques, nous tentions d’expliquer aux pouvoirs publics les conséquences d’un surdéveloppement.» L’association a grandi, mobilisant près d’un millier de riverains. Des efforts collectifs qui se sont soldés sur des victoires en justice, comme l’abandon de l’allongement de la piste en 19994 ou encore la condamnation, en mars 2004, de l’aéroport de Charleroi à des astreintes de 10.000 euros par vol en dehors des horaires réglementaires. Au lendemain du verdict, la Région modifiera en urgence les heures d’ouverture de l’aéroport, rendant ce qui était illégal la veille, légal. «Et puis, l’asbl s’est éteinte. Pour toutes sortes de raisons. Des raisons naturelles: les gens vieillissent, certains meurent. D’autres en ont eu assez, ont déménagé. Et puis, il y a cette usure humaine, inévitable, qui fait qu’on ne peut pas consacrer toute son énergie à un même combat», admet Bernard.

Ces luttes du passé tiennent désormais dans des classeurs rangés dans son grenier, à côté de pancartes qu’il emportait en manifestation. L’une d’elles, «Non à un nouveau Fonteny», fait référence à ce quartier aujourd’hui englouti dans le développement de l’aéroport. De Fonteny, il ne reste qu’un vieux cimetière survolé par les avions Ryanair. «Doit-on se résigner à ce que nos quartiers soient les Fonteny de demain?» Malgré la fatigue, Bernard se tient encore dans cette salle de réfectoire, contemplant la naissance d’un nouveau mouvement citoyen. «Avec la renaissance d’un groupe, on sent un nouvel élan.»
Luttes en miroir…
20 h. La réunion suit son cours et malgré la dizaine d’avions qui amorcent leur descente au-dessus de l’école, l’audience ne sourcille pas. Le plan d’action de l’association repose sur trois piliers: le levier juridique (via le suivi de la procédure du recours en annulation au Conseil d’État contre le dernier permis émis par la Région), la mobilisation citoyenne et une parfaite maîtrise du sujet. «Cette dimension est centrale. Elle vient contredire l’expertise officielle de ceux (ici, la Région et l’aéroport, NDLR) qui ont conçu ou soutenu les projets contestés (ici, l’aéroport de Charleroi et son développement, NDLR). C’est aussi une manière pour eux de se réapproprier la légitimité du savoir», explique Olivier Servais, anthropologue à l’UCLouvain. Pour Luc Hindryckx, il y a en effet nécessité de connaître le dossier par cœur et de se reposer sur une base scientifique solide. Un constat et des modes d’action qui ne sont pas sans rappeler ceux du CLAP à Liège. Le quinquagénaire connaît d’ailleurs bien son alter ego liégeois, Pierre Bernard. Leaders de leurs mouvements respectifs, techniciens dans l’âme et ingénieurs de formation, ils consacrent des journées entières au recalcul des études d’incidence de la Région. Deux profils semblables aux ambitions et préoccupations identiques. Tous deux refusent pourtant cette étiquette de militant «extrémiste, écolo-bobo», bien que leurs combats soient intimement liés aux enjeux environnementaux.
… et convergences
Retour au palais de justice de Liège. Les riverains du CLAP sont rassemblés autour de Pierre Bernard, lui offrant leurs derniers encouragements avant d’entrer en scène. Parmi eux, Marie5, 61 ans, à la fois membre du CLAP et du collectif Stop Alibaba & Co – qui a pour objectif de lutter contre l’implantation d’Alibaba à Liège Airport et, plus globalement, contre son extension. Outre leurs préoccupations communes, le fonctionnement et les modes de lutte des deux collectifs sont différents. Là où le CLAP et son homologue carolo s’organisent verticalement, chez Stop Alibaba & Co, «les jeunes sont plus nombreux et la hiérarchie n’existe pas, chaque décision est prise par consensus», éclaire Marie. Olivier Servais explique cette différence: «Les comités de riverains, souvent plus âgés, s’inscrivent dans une logique de contestation classique – par le droit, les recours et les procédures politico-juridiques. Les plus jeunes, eux, privilégieront la conscientisation par des actions coup de poing, non violentes et spectaculaires.»
À l’occasion de cette audience, certains membres du collectif se sont rassemblés avec une banderole devant le palais. Même si Stop Alibaba n’a officiellement rien à voir avec le procès qui se joue ce mardi 7 octobre, l’objectif de cette présence est de sensibiliser aux enjeux de l’e-commerce et des dégâts environnementaux. Un exemple de convergence des luttes qu’on peut étendre au-delà de ces deux groupes. L’asbl «Stop aux nuisances de l’aéroport de Charleroi» suit également de près la procédure en cours. Même intérêt du côté de la plateforme Occupons le Terrain, qui soutient les collectifs en leur fournissant des fiches pratiques pour s’organiser et maintenir leur mobilisation. Un réseau de collectivités qui donne force sur la durée, surtout face à l’essoufflement.
Cet essoufflement, Marie et Bernard le connaissent bien. «Mais il faut trouver un moyen de le dépasser», souffle ce dernier. Le dépasser, mais comment? À cette question, Bernard ressort une feuille sur laquelle il avait inscrit quelques lignes de retour d’une réunion de concertation avec BSCA (Brussels South Charleroi Airport) et la SOWAER, la Société wallonne des aéroports. On peut y lire: «Le riverain Don Quichotte a de plus en plus l’impression de se battre contre des moulins à vent. Son discours sensé et argumenté se confronte souvent à l’indifférence des politiques, à leur mépris.» Mais, malgré les difficultés, «si on ne fait rien, on est certain à 100% que rien ne se passera», résume Marie.
La vingtaine de riverains présents suffit amplement à remplir la petite salle d’audience située au premier étage du palais de justice. Très vite, ils comprennent que tout ne va pas se passer comme prévu. La juge leur explique que la forme de leurs conclusions est irrecevable. Les trois avocats de la défense réclament un report d’audience et que les riverains se fassent représenter légalement. Les plaidoiries qui devaient avoir lieu ce 7 octobre sont reportées à novembre de l’année prochaine. Comme dans le mythe grec, le rocher de Sisyphe dégringole à nouveau la montagne. «Ce n’est jamais qu’un an de plus», sourit Pierre Bernard.
(1) Le Comité de Liège Air propre.
(2) Prénom modifié.
(3) Pierre Jamar et Pierre Courbe, chargés de mission au sein de Canopea ont publié en 2024 «Il est temps d’atterrir», un dossier de référence qui documente le rôle et les conséquences des aéroports wallons.
(4) Des travaux qui seront finalement actés en 2018.
(5) Prénom modifié.