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Regard critique · Justice sociale

Dossier

Eh bien, paressons, maintenant!

«Je rêv’ toujours d’me tirer, d’me barrer, d’me tailler, d’foutre le camp. Moi qu’aim’rais tant M’arrêter d’cavaler. Un petit clocher de Cocagne Que j’entendrais tinter l’hiver tout comm’ l’été La nuit le jour sur la campagne. Me donnerais envie d’ne plus changer ma vie.»

Le pays de Cocagne, Brueghel, 1567.

«Je rêv’ toujours d’me tirer, d’me barrer, d’me tailler, d’foutre le camp. Moi qu’aim’rais tant M’arrêter d’cavaler. Un petit clocher de Cocagne Que j’entendrais tinter l’hiver tout comm’ l’été La nuit le jour sur la campagne. Me donnerais envie d’ne plus changer ma vie.»

Ce rêve de vie de Cocagne, c’est la chanteuse et actrice Jeanne Moreau qui le chante en 1963, sur des paroles de Serge Rezvani, artiste, auteur-compositeur et grand adepte de l’oisiveté. Celui qui a vécu frugalement avec sa femme Lula dans une sorte de cabane en pleine forêt disait, à propos de ses chansons écrites à cette époque (dont les célèbres Le tourbillon, La vie s’envole…), qu’elles «étaient le fruit de sa paresse, de son manque d’obstination à apprendre…».

De Robert Louis Stevenson (Une apologie des oisifs, 1877) à Raoul Vaneigem (Le livre des plaisirs, 1979, La paresse, 1996), sans oublier le célèbre manifeste pour le Droit à la paresse de Paul Lafargue (1880), nombreux sont les auteurs qui ont fait l’éloge du repos et cloué, au passage, le travail au pilori. En musique, on peut citer «I’m only sleeping» (1966) des Beatles, ode à la paresse (et non au LSD) écrit par un John Lennon dans une phase de sa vie totalement apathique qui lui a valu la qualification par une journaliste de l’époque d’«homme le plus paresseux d’Angleterre». Plus récemment, Mona Chollet(1) a réhabilité le laisser-aller dans le canapé comme affranchissement aux injonctions du monde extérieur (Chez Soi, La Découverte, 2015) et Tom Hodgkinson a fait un carton avec L’art d’être oisif dans un monde de dingue (paru en 2005 et traduit en 2018, Les Liens qui libèrent) entre le manuel pratique et l’élaboration d’une éthique de la paresse. Parallèlement, à l’heure des politiques d’activation, du recul de l’âge de la retraite et dans une société toujours obsédée par la rentabilité, la paresse n’a pas bonne presse.

André Rauch, historien français auteur de Paresse, histoire d’un péché capital (Armand Colin, 2013), s’est penché sur celle qui, hier comme aujourd’hui, est considérée tantôt comme la mère de tous les vices ou des nobles vertus. Interview un lundi au saut du lit avec quelqu’un pour qui le monde n’appartient pas qu’aux gens qui se lèvent tôt.

Que vous évoque cette chanson?

Elle réunit les thématiques du pays de Cocagne. Plusieurs légendes autour du pays de Cocagne apparaissent fin du Moyen-Âge jusqu’au XVIIIe siècle. Jeanne Moreau s’inscrit dans ces légendes populaires. La chanson est écrite en 1963, juste après Jules et Jim (François Truffaut, 1962), dans lequel il y a aussi cette dimension de rêve. Elle en appelle à ne plus s’agiter, à abandonner le présent, à arrêter le temps, à oublier le réel, en fait. La vie de Cocagne évoquée par Jeanne Moreau n’est pas la nôtre de 2019. Les espaces qu’elle évoque sont bucoliques, en dehors de la ville: le peuplier, le coin du feu. Aujourd’hui, nos espaces de paresse sont davantage dans l’exotisme: on part, quand on peut se le permettre, dans des contrées lointaines, on cherche des déserts et des îles. Ici, il s’agit d’espaces intimes, ceux où se jouent les sentiments, les émotions et les passions douces.

Ce qui empêche Jeanne Moreau de paresser, c’est le travail. «C’est bêt’ ce rêv’ que j’fais chaqu’ jour dans ma p’tite auto. En v’nant du bureau. Qui pourrit ma vie De nostalgies!» C’est une nouvelle version de la cigale et de la fourmi. Travail et paresse apparaissent souvent en négatif, depuis Lafargue notamment, dont le manifeste «Droit à la paresse» se voulait une «réfutation du droit au travail de 1848»(2).

Tous les fabliaux du pays de Cocagne évoquent aussi en effet la paresse comme le contraire du travail. On a un bon exemple avec le tableau de Breughel, Pays de Cocagne (1567), qui représente un paysan, un soldat et un érudit qui, sans hiérarchie, succombent au plaisir de la paresse.

La paresse a-t-elle encore une place dans un État social actif? Quelle forme prendrait-elle?

Les rythmes de nos vies sont composés par les horaires stricts de travail. La paresse, c’est le fait de rompre avec ce rythme, en faisant une grasse matinée par exemple. C’est aussi échapper à la ville. Elle consiste aujourd’hui à reprendre la maîtrise de son temps, à retrouver son rythme propre et non celui imposé par le monde extérieur, par le travail, la famille ou les civilités. La dimension actuelle de la paresse ouvre la porte à nos sentiments, nos passions. La paresse prend la forme d’un désir de vie émotive, d’imposer son ressenti. Je vois dans le mouvement des Gilets jaunes d’ailleurs une demande à ce que leurs sentiments et les émotions soient reconnus.

Si la paresse a selon vous le sens d’une revendication individuelle, n’est-elle pas aussi encore de nous jours mobilisée comme un refus collectif du travail, à travers notamment le mouvement de la décroissance, ou chez certains défenseurs de l’allocation universelle?

Bien entendu je partage votre avis sur le caractère de rébellion de la paresse. La question qui se pose, c’est de savoir en quoi elle diffère de la revendication, même la révolution, lancée par Paul Lafargue, pour qui le droit à la paresse consistait en un refus d’enrichir le capital et donc un refus de s’appauvrir. C’est le ressenti qui diffère pour l’essentiel. Il ne s’agit pas de travailler moins ou pas du tout, mais de refuser que le travail soit une humiliation, l’expression d’une autorité qui vous prend pour un outil et fait de vous un simple objet qu’on rémunère le moins possible puisqu’il existe une concurrence internationale cruelle et terrible. Ce qui n’empêche pas que ces subjectivités se réunissent autour d’un rond-point, par exemple. Et c’est peut-être la raison pour laquelle le mouvement des Gilets jaunes n’est pas rejeté par une majorité de la population, et qu’il suscite une forme d’empathie. Et qu’il ne faut surtout pas l’appeler un mouvement de paresseux, ce qui serait une odieuse insulte.

Oisiveté rime encore souvent avec culpabilité. Emmanuel Macron a récemment, en pleine crise sociale, déploré le manque de «sens de l’effort» des Français par rapport au travail…

Pour le gouvernement, le paresseux est celui qui refuse de se soumettre à la règle du travail. Quand Macron dit qu’il faut traverser la rue, c’est une insulte, c’est du mépris. Alors qu’il a en face de lui des personnes qui demandent à être estimées et reconnues.

Comment apprendre à jouir de la paresse?

Il faut pouvoir s’affranchir du sentiment de culpabilité qui peut nous parcourir. Tant par rapport au travail qu’aux loisirs. Depuis la fin du XIXe siècle, nous sommes entrés dans une société de loisirs, qui font d’ailleurs l’objet d’une grande marchandisation. Si, à l’issue de ses congés, la personne n’a pas de récit à faire, c’est un signe de pauvreté. Mais il ne faut pas confondre paresse et loisirs. Une personne peut faire le récit non pas de ce qu’elle a vu ou fait, mais de ce qu’elle a ressenti, de ses plaisirs, ses sentiments. C’est ça qui est beau chez Jeanne Moreau. Elle vous projette dans le rêve et cette utopie n’est pas inaccessible.

(1) La journaliste et auteure a récemment écrit sur son blog un article «L’hédonisme sans les femmes» dans lequel elle déplore que «tous les paresseux que cite Hodgkinson sont des figures masculines ; visiblement, l’oisiveté n’est pas une affaire de gonzesses». http://www.la-meridienne.info/L-hedonisme-sans-les-femmes.

(2) Ce sous-titre fait référence à la loi qui limitait à douze heures le travail dans les fabriques, considérée comme une «conquête sociale» pour les révolutionnaires de la Deuxième République qui font du «droit au travail» leur principale mot d’ordre.

Manon Legrand

Manon Legrand

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