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#Covid-19 / Logement

Mona Chollet : «L’espace intérieur est un poste d’observation qui offre un point de vue décalé sur le monde»

Est-on forcément pantouflard quand on aimer rester chez soi ? L’espace privé est-il le signe d’un repli ? Non, au contraire : l’espace domestique peut également constituer une base arrière où réfléchir et reprendre des forces. C’est ce qu’avance Mona Chollet, journaliste au Monde Diplomatique, dans son nouvel essai « Chez soi, une odyssée de l’espace domestique » (La Découverte, 2015).

07-08-2015
© Philippe De Jonckheere

Est-on forcément pantouflard quand on aime rester chez soi ? L’espace privé est-il le signe d’un repli ? Non, au contraire : l’espace domestique peut également constituer une base arrière où réfléchir et reprendre des forces. C’est ce qu’avance Mona Chollet, journaliste au Monde Diplomatique, dans son nouvel essai « Chez soi, une odyssée de l’espace domestique » (Editions Zones, 2015, en accès libre). Après « Beauté Fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine », qui s’attaquait aux injonctions de l’industrie de la mode et de la beauté sur les femmes, Mona Chollet, casanière revendiquée, se penche donc sur un sujet plus intime. Mais pas moins politique. Car nos intérieurs sont aussi le reflet d’enjeux collectifs comme l’ accès au logement, le rythme effréné de nos existences ou le partage des tâches domestiques. Pour mener cette odyssée, elle fait appel à ses souvenirs, son expérience, mais elle convoque également l’architecture, la politique, le féminisme, la philosophie… 

A.É.: Ce livre a-t-il été pensé comme un plaidoyer pour les casaniers dont vous faites partie ?

M.C : C’était le point de départ, l’impulsion. Il existe aujourd’hui une espèce de désapprobation exprimée plus ou moins franchement a l’égard des personnes qui aiment rester chez elles. J’étais sensible aux discours qui qualifient ces personnes de pantouflardes, ou repliées sur elles-mêmes. C’ est une lecture simpliste. On peut en effet être chez soi et s’ intéresser au monde extérieur. Il faut sortir de cette distinction entre « le dehors, c’est bien » et le « dedans, c’est mal ». Petit a petit, je me suis rendue compte que cela ne suffisait pas pour écrire un livre. Par exemple, pour avoir un logement, il faut de l’argent. Aussi, ce sont toujours les femmes qui sont au coeur de l’espace domestique. J’ai donc élargi ma réflexion sur l’espace domestique à différents enjeux -la difficulté de se loger, les tâches ménagères, Internet et les réseaux sociaux, l’architecture, … – qui sont les chapitres de mon livre.

A.É.: S’intéresser à l’espace domestique, c’est aussi interroger l’utilisation qu’on fait de notre temps aujourd’hui.

M.C : On n’ose pas revendiquer le temps. Aujourd’hui, prendre le temps de faire ce qu’on veut n’est pas reconnu comme un droit. On ne doit pas avoir de compte a rendre sur l’usage qu’on fait du temps. La citation de Sénèque, que je reprends dans mon livre est toujours d’actualité: « Personne ne revendique le droit d’être à soi-même. On est parcimonieux s’il s’agit de garder intact son patrimoine ; mais quand il s’agit de perdre son temps, on est prodigue dans le seul domaine où l’avarice serait honorable ».

A.É.: Acheter un nouveau sofa ou décorer sa maison est parfois présenté comme une manière de prendre du plaisir chez soi…

M.C : Ce consumérisme est totalement hypocrite. Concrètement, une grande partie de la population ne dispose pas des moyens suffisants pour aménager son intérieur, vu qu’il est déjà difficile de se trouver un logement. Il y a un contraste entre les images véhiculées sur l’intérieur et la façon dont vivent les gens. En fait, il existe aujourd’hui une vision fausse de ce qu’est le plaisir du « chez soi ». C ‘est le temps qu’on y passe qui devrait importer. Même si on le décore bien, encore faut il avoir le temps d »en profiter, ce qui est en porte-à-faux avec l’accélération que l’on connaît aujourd’hui. J’avais donc envie de défendre un plaisir différent, montrer qu’on pouvait être heureux avec pas grand chose.

Il existe aujourd’hui une vision fausse de ce qu’est le plaisir du « chez soi ». C ‘est le temps qu’on y passe qui devrait importer.

A.É.: Comment défendre le fait d’être « chez soi » sans faire l’apologie de l’individualisme ? 

M.C : Le fait d’ être à l’abri du monde extérieur à des moments réguliers permet de s’écouter, de reprendre des forces, de laisser décanter les choses. Ca nous rend même plus utile par la suite quand on sort et se mêle aux autres. C’est l’idée développée par l’architecte américain Christopher Alexander. Il dit que « si une personne ne dispose pas d’un territoire propre, attendre d’elle qu’elle apporte une contribution à la vie collective revient à attendre d’un homme qui se noie qu’il en sauve un autre ». L’ espace intérieur est un poste d’observation qui offre un point de vue décalé sur le monde et utile aussi. Dans ce sens, la démarche n’est pas individualiste.

 

La société se targue de favoriser l’ émancipation individuelle mais la situation du logement réduit à néant toutes les conquêtes. S il n y a pas de mobilité possible, les revendications d’ émancipation restent lettre morte.

A.É.:  Mais pour bénéficier de cela, encore faut-il avoir un logement, de l’espace. C’est l’objet de votre troisième chapitre « La grande expulsion » consacré à la crise du logement. 

M.C : Le logement cristallise les inégalités. Il les rend visibles, évidentes. En Europe, les loyers sont devenus extrêmement chers. Certains vivent  dans la rue, d’autres dans des logements très précaires. J’ai donc aussi voulu attirer l’attention sur cette situation anormale. Je ne pouvais pas ignorer la crise du logement. Par exemple, dans le sud de l’Europe, des jeunes ne peuvent pas se payer un logement. La crise empêche donc leur autonomie. Je pense aussi au cas de personnes en Grèce qui avaient déjà une famille, contraintes de retourner vivre chez leurs parents, faute de moyens suffisants… La société se targue de favoriser l’ émancipation individuelle mais la situation du logement réduit à néant toutes les conquêtes. S’il n y a pas de mobilité possible, les revendications d’ émancipation restent lettre morte.

A.É.: Vous abordez des solutions possibles, comme les tiny houses de Jay Shafer (en français, « toute petite maison ». Jay Shafer vivait au vert dans une habitation de neuf mètres carrés montée sur roues, NDLR) Mais vous dénoncez une certaine hypocrisie dans cet engouement pour les petits espaces. Pourquoi ? 

M.C : Cela fait appel à l’imaginaire de l’enfance : les cabanes, les cachettes… A l’âge adulte, on a  toutefois besoin d’un espace digne de ce nom ou l’on peut bouger, inviter des amis… Ma critique du « small living » est aussi très liée aux inégalités. On vous explique que c’est écologique, mais il y aura toujours des personnes qui vivront dans de grands palais.

A.É.: Parler de l’espace domestique sans parler des femmes était impossible pour la féministe que vous êtes. 

M.C : J’avais conscience que je m’ embarquais dans un sujet lié aux femmes mais je ne voulais en aucun cas célébrer les joies du foyer. Je voulais aussi m’attaquer aux injonctions de la société à l’égard des femmes, qui, sous un vernis plus glamour aujourd’hui à travers la question du lifestyle ou de la déco, ont les mêmes conséquences dommageables que celles du XIX ème siècle. Les arguments fonctionnent bien car le monde extérieur est laid et l’ idée d avoir un cocon agréable peut séduire les femmes, réduites alors à une panoplie de rôles : celle qui veille sur les autres, qui pense a la déco, qui réussit son gâteau…

A.É.: Vous écrivez: « Même en vivant dans une société qui dévalorise le travail ménager, au demeurant, il arrive que l’on y trouve du sens et du plaisir ». N’est-ce pas contradictoire ? 

M.C : Ce qui me gêne, c’est l’assignation des tâches ménagères aux femmes. Le discours qui invite les femmes à trouver le bonheur en faisant celui des autres est très problématique. Ce sont toujours les femmes ou des personnes peu qualifié
es qui en sont en charge. Je voulais réhabiliter les plages de ménage, qui peuvent être, moyennant une répartition égalitaire et du temps, un moment agréable.

 

Extraits de « Chez soi, une odyssée de l’espace domestique »

« On insiste – à raison, ô combien – sur la nécessité de se réapproprier l’espace public ; mais on l’oppose de façon simpliste à un univers domestique qui, dans l’esprit de beaucoup, ne fait naître que des images peu glorieuses de repli frileux, d’avachissement devant la télévision en pantoufles Mickey, d’accumulation compulsive d’appareils électroménagers et d’indifférence résolue au monde. Le logement se réduirait soit à une simple contingence, un problème pratique à régler, soit à un piège ouaté et castrateur.»

« Le tort que nous nous infligeons en nous refusant le droit à ces plages régulières de quant-à-soi, de recul, de lenteur et de plénitude rêveuse, en le refusant aux autres, est incommensurable. Ce n’est pas un état productif, ou pas toujours, mais c’est un état fécond, et même vital, qui permet la respiration de l’être, son ancrage dans le monde.»

« Les adeptes du small living occupent donc exactement la place qu’un ordre social inique leur assigne. Ils se contorsionnent pour « entrer dans le placard qu’on veut bien leur laisser et prétendent réaliser par là leurs désirs les plus profonds. (…) il ne s’en faut pas de beaucoup pour que le carrosse du petit espace « malin » redevienne la citrouille du mal-logement.»

«Alors que la culture occidentale reste profondément marquée par la pensée cartésienne, qui postule une séparation radicale de l’être humain et de son milieu, et n’en finit plus de payer le prix de cette erreur, une tâche aussi obscure que le ménage donne lieu à des expériences troublantes. Une jeune femme décrit ainsi sa réaction lorsqu’elle nettoie son appartement et qu’un coup de balai un peu trop violent va heurter le pied de la commode : « Je dis “aïe !”, comme si j’avais mal. Dans un monde moins aveugle à tout cela, on pourrait aussi imaginer une meilleure prise en charge collective des locaux partagés, ainsi que, pour ceux qui entretiennent les bâtiments publics, un statut et un salaire à la mesure de leur utilité sociale.»

 

 

En savoir plus

Chez soi : une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet, éditions La Découverte, 2015, 325 pages, 17 euros.Chez-soi_Chollet

Manon Legrand

Manon Legrand

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