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Environnement/territoire

Écotourisme : du greenwashing anti-social ?

L’été est là (et bien là même) et pour certains les vacances aussi. C’est le moment de se poser la question: on part où? Sauf que… avec la crise climatique et environnementale, nos normes et envies sont mises à rude épreuve. Pour certains, la solution est toute trouvée: l’écotourisme. Mais, au plan environnemental, les pratiques d’écotourisme sont-elles réellement responsables et permettent-elles d’améliorer l’accès au voyage pour les plus précaires? «Loin de là», répond Jean-Michel Decroly, enseignant en géographie et en tourism studies.

© Flickrcc Nicolas Vigier

Alter Échos: Nous avons eu l’idée de cette interview après celle que vous avez donnée au magazine étudiant Prisme. Pour cadrer le sujet, pourriez-vous d’abord nous expliquer ce qu’est le tourisme?

Jean-Michel Decroly: En tant que pratique sociale, le tourisme est une forme de mobilité qui permet de passer un séjour d’au moins une nuitée en dehors de son domicile, hors du temps de travail et pour des motifs de détente, de découverte ou de loisir. Cela peut se faire dans une location, un camping, chez des amis, dans sa famille ou encore dans sa résidence secondaire.

AÉ: Que représente le tourisme en Belgique en termes de nombre de voyages?

J-MD: Pour répondre à cette question, il faut distinguer les personnes qui résident en Belgique et effectuent des déplacements, et les touristes qui arrivent en Belgique. Avant la crise sanitaire, au cours d’une année, environ 60% de la population belge effectuait au moins un séjour touristique de quatre nuitées ou plus en dehors de son domicile. Selon l’enquête voyage de l’Office fédéral des statistiques, en 2019, les Belges ont réalisé ensemble environ 13 millions de séjours touristiques, dont à peine un sur huit s’est déroulé en Belgique. Concernant le nombre de touristes qui viennent en Belgique, il convient de se montrer très prudent, car les enquêtes comptabilisent les voyages professionnels et ne comptent que les arrivées dans des établissements commerciaux reconnus. Selon les chiffres disponibles, en 2019 la Belgique a accueilli de l’ordre de 9 millions de touristes venant de l’étranger, dont un tiers à Bruxelles.

Crise sanitaire et environnementale

AÉ: Avec la crise sanitaire que nous venons de vivre (en supposant qu’elle soit derrière nous) et la crise climatique et environnementale que nous vivons, les habitudes des touristes et voyageurs sont-elles en train de changer?

J-MD: Il est très important de ne pas confondre ces deux crises. En ce qui concerne le Covid, les mesures de confinement et les restrictions aux frontières ont en effet eu un impact très fort. Il faut savoir qu’entre 2000 et 2019, au niveau mondial, le nombre de déplacements touristiques internationaux a été multiplié par deux. En 2020, il a en revanche été divisé par 3,6, ce qui nous a ramenés, le temps d’un instant, au niveau des années 1990. En 2021, il y a eu une légère reprise de 5%. On peut imaginer qu’en 2022, les chiffres se rapprocheront davantage de ceux d’avant la crise sanitaire, du moins en Europe.

«Quand vient le temps des vacances, même les personnes les plus sensibles aux questions environnementales dérogent à leurs convictions.»

AÉ: Cette crise aura-t-elle des effets à long terme?

J-MD: C’est toute la question, mais il encore trop tôt pour le dire. Elle peut avoir eu des effets sur l’offre au vu des graves difficultés qu’a rencontrées le secteur, mais aussi sur la demande avec une question: la crise a-t-elle permis de reconnecter les individus avec leurs proximités et donc de voyager moins?

AÉ: Et concernant la crise climatique?

J-MD: Ici, il faut distinguer deux éléments: ce qui relève de l’impact du changement climatique sur le tourisme (changement des conditions climatiques, des catastrophes, etc.) et ce qui a trait à la prise de conscience des touristes et à leur souhait éventuel de contribuer à la limitation du changement climatique. En ce qui concerne le premier point, on peut relever quelques phénomènes. Par exemple, les vagues de chaleur de l’été 2018 et 2019 ont fait stagner, voire baisser le nombre de touristes dans le sud de la France et favoriser, au contraire, la côte Atlantique, en particulier la Bretagne. Par ailleurs, les stations de ski de moyenne montagne voient leur fréquentation diminuer fortement à la suite de la baisse structurelle de l’enneigement.

AÉ: Et la prise de conscience de la crise environnementale bouscule-t-elle nos habitudes et envies?

J-MD: La réponse est clairement non. Comme dit précédemment, les flux touristiques ont fortement augmenté depuis les années 2000 et la part de l’avion dans ces flux aussi. Certes, il y a des personnes qui changent leurs habitudes. Mais cela reste très marginal. Parce que, quand vient le temps des vacances, même les personnes les plus sensibles aux questions environnementales dérogent à leurs convictions.

Écotourisme

AÉ: On parle de plus en plus de l’écotourisme. Pensez-vous que cette nouvelle «mode» puisse faire partie de la solution?

J-MD: Il faut d’abord savoir de quoi on parle. À mon sens, le tourisme écologique, c’est une pratique touristique qui vise à avoir une faible empreinte carbone, à polluer le moins possible, qui demande moins de ressources et qui réduit son impact sur la biodiversité. Sauf que certains voyages qui se disent «écolos» sont loin de l’être.

AÉ: C’est-à-dire?

J-MD: Il suffit de consulter certains des sites qui proposent des voyages dits alternatifs pour s’en rendre compte. Certes, ils proposent des séjours plutôt «écolos» dans la destination: c’est-à-dire un hébergement peu gourmand en énergie, des excursions en train ou en bus, une alimentation locale, etc. Mais ces expériences se déroulent à l’autre bout du monde. Or, il faut savoir que la part du déplacement dans un voyage touristique représente en moyenne entre 60 et 80% de l’empreinte carbone. Donc partir en République dominicaine même si sur place on est écolo, c’est juste du greenwashing.

«Chaque année 40% des Belges ne font aucun déplacement touristique. Les raisons de ce non-déplacement sont sanitaires, sociales (isolement), mais surtout financières.»

AÉ: D’autant que ces voyages coûtent très cher…

J-MD: Tout à fait! Ils sont même hors de prix. Ces voyages sont construits pour permettre à des personnes riches ou très riches de se donner bonne conscience.

AÉ: Le tourisme moins loin et lent est-il une solution?

J-MD: On parle effectivement du slow tourisme. Le but étant de prendre des moyens de transport à moindre empreinte carbone, comme le train, le bus ou le vélo et de partir moins loin. C’est une bonne solution. Mais là encore, ce n’est pas accessible à tout le monde. Il faut du temps et de l’argent. Tant que le train restera dans certains cas plus cher que l’avion, on n’avancera pas sur ce sujet. Même le prix d’un bon vélo pour faire un bon voyage peut être plutôt élevé. Et puis louer un logement «écolo» dans chaque ville où on s’arrête, c’est aussi très cher. Il faut quand même rappeler que chaque année 40% des Belges ne font aucun déplacement touristique. Et ce alors qu’il existe des compagnies aériennes low cost, des campings peu chers, etc. Les raisons de ce non-déplacement sont sanitaires, sociales (isolement), mais surtout financières.

AÉ: Le tourisme écolo et social n’existe donc pas selon vous?

J-MD: Ah si bien sûr. Mais pas celui auquel on pense. Le touriste écolo et social, c’est celui qui ne part pas à l’autre bout du monde et dont le logement, le transport coûtent peu cher et ont un faible impact environnemental.

AÉ: Mais ne pensez-vous pas qu’avec l’électrification du parc automobile, les énergies renouvelables, les innovations (avion à hydrogène pas exemple) et une possible réduction des coûts, nous pourrons un jour tous voyager loin écolo?

J-MD: Je ne crois pas au miracle technologique. D’abord parce que voiture électrique ne veut pas dire zéro carbone et zéro pollution, loin de là. Ensuite parce que l’avion à hydrogène risque soit d’arriver trop tard, soit de ne jamais arriver. Et enfin parce que je ne vois pas où il y aurait une réduction des coûts, je dirais même le contraire.

Changer nos imaginaires

AÉ: Pourquoi nous est-il si important de voyager?

J-MD: La raison est historique et sociale. Nous ne sommes pas nés touristes, nous le sommes devenus. Tout a commencé dans les luttes de l’entre-deux-guerres et l’obtention des congés payés. Le mouvement a été amplifié par la croissance du pouvoir d’achat dans les Golden Sixties. En parallèle, une sorte de devoir de voyager s’est imposé. Et cette tendance, qui repose essentiellement sur les énergies fossiles, a été suivie par le pouvoir politique. Il y a eu la construction des autoroutes, les subsides et les exonérations de taxes au secteur aérien, l’acceptation du tourisme industriel, etc.

AÉ: D’accord, mais nous ne sommes pas obligés de voyager.

J-MD: C’est pour ça que la raison est aussi sociale. Cette «obligation» résulte en effet d’une construction sociale qui s’est développée avec la démocratisation du tourisme lointain. Aujourd’hui, le temps des vacances, c’est le temps du déplacement. Il faut partir, voyager, découvrir autre chose que son terroir. Si vous ne le faites pas, peu importe les raisons, vous êtes mal vu par vos pairs: vous êtes quelqu’un qui ne s’ouvre pas au monde, qui ne veut pas rencontrer l’autre. Je vais peut-être un peu loin, mais vous êtes quasiment vu comme fasciste.

«Cette norme, il faut la changer en donnant d’autres envies, en racontant d’autres histoires, en nous rapprochant de nos territoires, et en subsidiant les moyens de transport qui nécessitent le moins d’énergies fossiles.»

AÉ: Selon vous, au vu des crises sociales et environnementales, doit-on changer nos imaginaires?

J-MD: Tout à fait, mais aussi et surtout les pratiques. Je suis bien mal placé pour donner des conseils, car moi j’ai eu la chance de voyager avant. Je comprends l’envie de tous les êtres humains de partir à l’autre bout du monde. Après avoir été sur un nuage pendant 50 ans, il faut qu’on revienne sur terre. L’idée n’est pas de se dire «on ne pourra plus du tout voyager», mais qu’on ne pourra plus le faire comme actuellement. Et, encore une fois, je comprends que ce soit difficile à entendre. D’autant que la pression sociale, médiatique est très forte. Je vois depuis quelque temps des tonnes d’articles qui se réjouissent d’un retour à la normale et donc du retour du tourisme lointain. La normale veut dire la norme. Cette norme, il faut la changer en donnant d’autres envies, en racontant d’autres histoires, en nous rapprochant de nos territoires, et en subsidiant les moyens de transport qui nécessitent le moins d’énergies fossiles.

AÉ: Si tout le monde fait du véritable tourisme écolo, c’est tout un secteur économique qui va en pâtir, et donc des gens parfois en situation de précarité. Comment jugez-vous cette situation?

J-MD: Il s’agit en effet d’un enjeu majeur de la redirection vers une société bas carbone. Aux équipements et services touristiques, aujourd’hui incompatibles avec les limites planétaires, sont associés des réseaux d’attachements, comprenant les millions de personnes qui en dépendent économiquement. Tout fermer sans prendre en compte le sort des personnes mises sur le carreau serait la pire des solutions. Il importe donc démêler les liens de dépendance à ces services et de mettre en place des dispositifs collectifs d’accompagnement des personnes qui perdraient leur emploi suite à des fermetures. Plutôt que d’investir massivement pour sauver les compagnies aériennes, pourquoi ne pas mettre des moyens publics dans l’organisation de leur fermeture, en offrant des garanties en termes d’emploi et de revenus aux employés et ouvriers concernés.

 

Robin Lemoine

Robin Lemoine

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