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Des invendus alimentaires lucratifs ?

Pour combattre le gaspillage, des plateformes récupèrent et revendent les produits à petits prix. Un nouveau venu vient bousculer les codes en monétisant une partie des invendus et en donnant le reste aux associations. Si l’idée est plutôt bonne en apparence, sur le terrain, le secteur de l’aide alimentaire grogne. Entre enjeux éthiques, écologiques et économiques, Alter Échos a mené l’enquête.

Flickrcc Lenny Albrecht

Un lundi soir de printemps, sur la place du Jeu de balle, une camionnette jaune et blanc aux allures de food truck; sur le flanc, un message «Tes courses à petits prix pour lutter contre le gaspi». Des personnes vont et viennent les bras chargés de nourriture, le sourire aux lèvres. Si ces citadins ont l’air satisfaits, c’est parce qu’ils viennent d’acquérir des aliments à bon prix grâce à l’application Happy Hours Market. «C’est top, on lutte contre le gaspillage et on dépense moins», explique une jeune fille, le sac bien rempli.

Simple, efficace, positif, le projet a tout pour plaire. Concrètement, comment ça fonctionne? L’entreprise Happy Hours Market (HHM) récupère gratuitement les invendus des supermarchés en fin de journée et revend sur Internet une partie de ceux-ci à moitié prix par rapport au prix d’origine. Les produits sont ensuite récupérés par les clients entre 19 h 30 et 21 h auprès de camions-frigos géolocalisés et, en fin de soirée, les restes sont livrés à des associations. 

Si elle a commencé discrètement en 2019, depuis sa levée de fonds de 140.000 euros début 2020 via la plateforme Lita, cette start-up n’en finit pas de grandir. Après deux années d’activité, l’entreprise lancée par deux jeunes diplômés de Solvay compte aujourd’hui trois véhicules frigorifiques qui tournent à Bruxelles, et un à Namur depuis le début du mois de mai 2021. Au niveau humain, HHM compte déjà huit employés et quatorze étudiants jobistes. Encensée par la presse, l’entreprise l’est moins par le secteur associatif qui perçoit ces nouveaux venus comme une concurrence déloyale à la récolte des invendus…

Doux mirage

En plus de leur objectif antigaspi, HHM se veut être un chaînon entre la grande distribution et les associations. Mais ces dernières ne le voient pas de cette manière. Un mercredi matin de fin avril, une dizaine d’asbl actives dans l’aide alimentaire se retrouvent par écran interposé. La plupart de ces acteurs et actrices de terrain ont cessé toute collaboration avec HHM et dénoncent des pratiques abusives derrière de beaux discours. En effet, en récupérant les invendus dans certains magasins, HHM prendrait la place de certaines associations en collaboration avec cesdits magasins. La problématique est complexe: pour l’illustrer, prenons le cas de Dominique Watteyne, des Frigos solidaires d’Ixelles, qui a lancé l’alerte aux autres associations et ouvert la discussion.

Après deux années d’activité, l’entreprise lancée par deux jeunes diplômés de Solvay compte aujourd’hui trois véhicules frigori ques qui tournent à Bruxelles, et un à Namur depuis le début du mois de mai 2021.

Après avoir été contactée par HHM en 2019, elle perd l’une des enseignes avec lesquelles elle collaborait depuis des mois. «On allait récupérer les invendus six soirs par semaine dans un supermarché, HHM a repris le contrat de récolte des invendus. Leur argument aux associations, c’est: ‘On a des camions, on vous apporte tout, vous ne devrez plus vous décarcasser.’ Au début, c’était tentant, ils nous ont promis de nous donner de grosses quantités, mais nous nous sommes vite rendu compte qu’on y perdait en qualité et en quantité.» Son «frigo solidaire» fonctionnant de manière tout à fait bénévole et la nourriture étant distribuée gratuitement et inconditionnellement, la perte de ce gros supermarché a fragilisé les distributions. Les 80 bénéficiaires qui se rendent trois fois par semaine au frigo solidaire sont directement touchés par le manque.

Simon Delvax coordonne l’épicerie sociale du CPAS d’Etterbeek, et lui aussi, après le passage de HHM, a perdu deux gros donateurs. En l’écoutant, il y a comme un sentiment de «déjà-entendu»: des promesses de quantité, de produits plus diversifiés et finalement le désenchantement. «C’était assez alléchant au niveau du programme, mais, dans les faits, il n’y a aucun engagement ni quantitatif ni qualitatif. En faisant passer la vente avant les associations, on récupère les invendus des invendus. On a rapidement fait le bilan, en collaborant avec HHM, nous étions perdants par rapport au fait d’aller chercher les invendus nous-mêmes.» Ces dernières semaines, après plusieurs pourparlers avec les enseignes, la situation semble néanmoins se débloquer au profit du CPAS. 

Concurrence déloyale

Adrien Arial, responsable de la Concertation aide alimentaire pour la Fédération des services sociaux (FDSS), suit le dossier depuis le début. «On a sensibilisé HHM aux enjeux du secteur, on leur a expliqué qu’il fallait faire attention aux associations pour ne pas les mettre à mal.» Il nous confirme qu’à la suite du développement de l’entreprise, plusieurs partenariats de récupération d’invendus ont été arrêtés entre des magasins et les associations. «Leur argument principal est la lutte contre le gaspillage, mais à Bruxelles, en fait, il n’y a pas tellement de grandes surfaces qui donnent leurs invendus. Par exemple, chez Carrefour et Delhaize, ce sont surtout les magasins intégrés et pas les franchisés qui distribuent, ce qui réduit les possibilités.» Dès lors, le spécialiste pointe une mise en concurrence entre les associations et la start-up. «C’est asymétrique, des associations qui reposent sur des bénévoles doivent désormais offrir les mêmes garanties qu’une entreprise.»

Pour en savoir plus, nous prenons contact avec la start-up qui nous reçoit dans ses bureaux situés au See U, l’ancienne caserne de gendarmerie Fritz Toussaint à Ixelles. Autour de la table, Ludovic Libert et Aurélien Marino, les fondateurs, et Marcel Hulin, l’attaché de presse. «Notre idée n’est vraiment pas de couper l’approvisionnement d’associations. Nous venons en fin de journée récupérer tout ce qui est jeté parce qu’il y a encore énormément de gaspillage à Bruxelles. Notre but est d’être complémentaires et de contribuer à la revalorisation d’une partie de ce qui est jeté. Nous vendons les produits à moindre coût via notre application, et nous redistribuons aussi au minimum 50% des invendus à nos associations partenaires avec lesquelles ça se passe très bien», expliquent-ils.

«C’était assez alléchant au niveau du programme, mais, dans les faits, il n’y a aucun engagement, ni quantitatif ni qualitatif. En faisant passer la vente avant les associations, on récupère les invendus des invendus.» Simon Delvax, épicerie sociale du CPAS d’Etterbeek

Quand nous leur rapportons avoir entendu que certains auraient perdu des donateurs depuis leur arrivée sur le marché, ils argumentent: «Nous ne décidons pas de ce que le magasin fait de ses invendus. Nous avons eu des échos disant que certaines associations ne venaient qu’une fois sur deux. Certains magasins préfèrent notre système et arrêtent la collaboration avec les asbl, mais ce n’est pas notre objectif.» 

Si le secteur de l’aide alimentaire reconnaît quelques manquements – surtout dus au manque de moyens –, les professionnels de terrain contestent ce discours «amateuriste». À côté de la FDSS, le Réseau LOCO* à Bruxelles ou les banques alimentaires se positionnent aussi en coordination d’un secteur qui n’a pas attendu l’arrivée du privé pour s’organiser et améliorer l’approvisionnement et la logistique de récolte des invendus alimentaires.

Monétiser la gratuité

«Ils viennent avec un modèle qui rassure contre le gaspillage alimentaire, mais fait complètement fi des associations, qui sont des acteurs de terrain qui connaissent le public ayant besoin de ces invendus parce que c’est leur métier de les identifier», témoigne Philip De Buck, directeur du centre de jour de l’Îlot.

Il est légitime de s’interroger sur le fait de revendre des produits récoltés gratuitement, et ce, dans un objectif de profit. «Si on voulait juste gagner de l’argent, on aurait lancé autre chose, ç’aurait été plus efficace», commente Ludovic Libert. 

Aussi, en matière de TVA, la réglementation sur les dons alimentaires incite les entreprises à mettre à disposition les invendus pour les associations d’aide alimentaire. Les donateurs peuvent récupérer la TVA sur les produits s’ils sont ensuite distribués gratuitement à des personnes nécessiteuses. Selon nos sources, le SPF Finances a été contacté à propos du cas HHM. Même chose du côté de Comeos, la Fédération belge du commerce et des services. Pour sa part, HMM certifie être en ordre sur ces questions de TVA et cite un accord de confidentialité avec les magasins sur ce point. Nous n’en saurons pas plus. 

À noter, l’entreprise a obtenu une enveloppe de 80.000 euros de la part de Bruxelles Environnement dans le cadre de BeCircular, un programme qui appuie les entreprises bruxelloises dans le développement d’activités économiques au bénéficie de l’environnement et de l’emploi local dans une optique d’économie circulaire.

Une affaire de communication

Il suffit de quelques clics pour se rendre compte que l’appui au secteur de l’aide alimentaire est au cœur de toute la campagne de communication d’HHM, et ce, tout autant que la lutte contre le gaspillage. Plusieurs associations certifient que leurs logos auraient été utilisés sur le site d’HHM sans leur autorisation… Quand on leur pose la question, l’entreprise conteste: «On n’a jamais utilisé leur image sans leur accord.» Quoi qu’il en soit, il est indéniable qu’en matière de communication, la start-up est plutôt championne. Entre les réseaux sociaux et les communiqués publiés dans les médias, HHM bénéfice d’une belle visibilité. Ce qui n’est pas toujours le point fort des associations, celles-ci comptant majoritairement des bénévoles qui œuvrent au four et au moulin. À chacun ses priorités.

«Actuellement, c’est un danger de modifier les pratiques sans transition; après, sur le long terme, pourquoi pas. Mais avec une distribution alimentaire équitable, ce qui n’est pas encore le cas.» Adrien Arial, FdSS

«C’est ce discours ‘proche des associations’ qui justifie leur modèle économique. Si HHM donnait ses invendus avant de les vendre et que l’association pouvait choisir les invendus, ce serait un super-projet, mais ce n’est pas le cas», avance Adrien Arial, de la FdSS. 

Quand nous demandons à HHM pourquoi ils ne commencent pas par distribuer avant de vendre, leur explication est de ne pas pouvoir procéder de la sorte par manque de temps «entre la récolte des produits, l’encodage sur le site et la vente».

Où mettre les limites?

Il faut le rappeler, ce nouvel acteur débarque dans un contexte de crise sanitaire et sociale qui fait exploser la demande de colis alimentaires. Selon la Fédération des banques alimentaires, près de 500.000 personnes ont besoin d’aide alimentaire en Belgique. «Actuellement, c’est un danger de modifier les pratiques sans transition, après, sur le long terme, pourquoi pas. Mais avec une distribution alimentaire équitable, ce qui n’est pas encore le cas. Pour l’instant, HHM a la volonté de soutenir l’approvisionnement de l’aide alimentaire, mais le complexifie bien plus, en s’ajoutant à la récolte d’invendus», éclaire Adrien Arial.

De leur côté, Ludovic Libert et Aurélien Marino sont bien conscients du débat philosophique que leur proposition entraîne. «Je crois qu’il faut une complémentarité des choses et c’est très bien qu’il y ait des initiatives privées qui viennent complémenter le service public. Nous ne sommes pas les agents du capitalisme qui veulent tout rafler, on a juste un modèle différent.»

Selon l’évaluation de la stratégie Good Food, en moyenne 11% des aliments retirés des rayons de supermarchés belges sont donnés, et si ce pourcentage a presque triplé depuis 2015, il reste insuffisant. Bien entendu, la dépendance croissante du secteur de l’aide alimentaire vis-à-vis des invendus alimentaires n’est pas idéale, mais pour l’heure, il n’y a pas d’autres solutions.

Après avoir suivi l’affaire pendant plusieurs semaines, nous n’avons pas de conclusion toute faite, mais beaucoup de questions. Faut-il laisser de la place aux acteurs privés générateurs d’emplois dans le secteur de l’aide alimentaire? Si demain, au nom de l’antigaspi, de plus en plus de start-up «Tech for Good» voient le jour, que se passera-t-il? Comment être un véritable allié en prenant en compte les réalités du secteur associatif et en respectant sa logique? Comment répondre à la demande des consommateurs qui veulent valoriser les invendus tout en ayant accès à une alimentation de qualité? 

Pour prendre un peu de distance et replacer la problématique dans notre société en mouvement, nous avons discuté avec Florence Degavre, professeure à la Faculté ouverte de politique économique et sociale. «On crée un marché des invendus là où il y avait de la solidarité (et de la philanthropie), et alors que le don était une façon de redistribuer les richesses. Par ce fait, en asséchant ses ressources, on retire au secteur associatif sa capacité à représenter les pauvres, et on se prive aussi probablement d’un rôle politique de ces associations.»

Le système est ambigu, car les invendus alimentaires ne sont pas un simple déchet à revaloriser. Quelle est la place de la gratuité dans notre société? Comment rendre la nourriture accessible aux personnes les plus fragilisées tout en limitant les surplus? Le débat est loin d’être clos. 

* Le réseau a récolté et distribué, gratuitement, plus de 1.200 tonnes d’invendus en 2020.

Jehanne Bergé

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