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Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

Des fripes en or

Boosté par une conjoncture économique particulière, le textile de seconde main est devenu une ressource très convoitée.

Boosté par une conjoncture économique particulière, le textile de seconde main est devenu une ressource très convoitée. Apparition de nouveaux opérateurs privés, de collectes illégales : la concurrence est telle que les entreprises d’économie sociale, leaders historiques de ce marché en Belgique francophone, ont observé une baisse de leur récolte de textiles usagés en 2013.

Le marché de la fripe est de plus en plus disputé aux entreprises d’économie sociale, qui, avec leur réseau de bulles, collectent chaque année plus de 23 000 tonnes de textiles usagers en Wallonie et à Bruxelles. Pour la première fois en 2013, les grands collecteurs que sont Oxfam, les Petits Riens et Terre ont ainsi constaté une diminution des récoltes de vêtements. « La baisse peut aller jusqu’à 10 % chez certains opérateurs », évalue Vinciane Gilard, responsable de la filière textile pour Ressources, la fédération des entreprises d’économie sociale active dans la réduction et la valorisation des déchets. Elle y voit notamment un effet de la crise : « Les citoyens gardent leurs vêtements ou organisent leur vente sur des brocantes, des sites de vente en ligne comme Ebay. »

Mais c’est surtout une conjoncture économique propre au marché du textile de seconde main qui explique cette tendance. La valeur du textile usagé a augmenté et plus précisément celle de « l’original », qui désigne, dans le jargon propre au milieu, les textiles usagés non triés. « Le vêtement de seconde main en lui même a une valeur stable », tient à souligner Vinciane Gilard. Aujourd’hui, la tonne d’« original » se négocie entre 100 et 400 euros, un prix élevé qui attire de plus en plus d’opérateurs privés sur le marché, ainsi que des sociétés pirates qui procèdent à des collectes illégales.

La concurrence du low-cost chinois

Pour comprendre les rouages un peu complexes de cette situation, il faut remonter quinze ans en arrière, lorsque les vêtements neufs très bon marché en provenance de Chine sont arrivés sur le marché européen et sont rentrés en concurrence directe avec les vêtements de seconde main. La demande a chuté et les entreprises d’économie sociale n’ont pas été les seules à subir les effets de cette compétition ; des entreprises privées spécialisées dans le textile de récupération ont dû mettre la clé sous le paillasson. « En Europe, seuls les plus solides ont survécu à cette crise », raconte William Wauters, le président de l’asbl Terre. Certaines entreprises ont alors repensé leurs activités en investissant dans des centres de tri de grande capacité fortement automatisés ou en délocalisant dans des pays à bas salaires, comme la Tunisie, l’Inde ou Dubaï. Aujourd’hui, la clientèle est revenue vers le vêtement de seconde main, de meilleure qualité que le low cost chinois. Les hypercentres de tri européens achètent à prix fort des tonnages marginaux ; pour faire face à leurs frais fixes élevés, elles doivent en effet faire tourner en permanence les machines. Quant aux entreprises délocalisées, elles peuvent se permettre de mettre un prix élevé pour l’original vu le faible coût de la main-d’œuvre. Résultat : le marché de l’original s’est emballé.

Une couverture pseudo-humanitaire

Pour maîtriser les coûts d’approvisionnement en matière première « originale », certaines entreprises privées ont organisé leur propre réseau de collecte et ont installé des bulles dans des communes de Wallonie et de Bruxelles. Elles ont souvent choisi un nom à consonance caritative, qui sème la confusion quant à la réelle nature de leurs activités. C’est le cas du groupe hollandais Boer, qui possède en Belgique l’entreprise de récupération textile « Curitas », un nom ambigu qui ressemble étrangement à celui d’une célèbre ONG d’aide au développement. Mais on pourrait aussi citer l’exemple de Recytex, une entreprise sérésienne dont les bulles de collecte s’appellent « Vêtements du cœur ». Mais si cette tactique commerciale est plus que douteuse, ces entreprises ne font rien d’illégal. Comme le rappelle William Wauters, le président de Terre, la collecte des textiles ménagers est très réglementée : il faut être enregistré auprès de l’Office wallon des déchets et obtenir une convention avec la commune. Quand leurs conteneurs sont présents dans une commune, c’est donc que ces sociétés ont obtenu toutes les autorisations requises.

Elles ne jouent cependant pas à jeu égal avec les entreprises d’économie sociale, notamment parce qu’elles peuvent mettre de l’argent sur la table pour remporter des marchés. Cet été, la RTBF a ainsi rapporté le cas de l’intercommunale de gestion des déchets du Brabant wallon, qui a décidé de travailler avec Recytex pour la collecte de textiles ménagers dans les recyparcs. L’entreprise a proposé de payer… 200 euros la tonne pour fournir ce service. Terre, de son côté, avait proposé la création de trois emplois et l’ouverture de deux magasins. Mais l’argument économique a été plus fort, et du côté de l’économie sociale, on craint que cet exemple ne donne de mauvaises idées.

Des collecteurs pirates

La hausse du prix de l’original a aussi eu un autre effet, qui cette fois, porte autant préjudice aux entreprises d’économie sociale qu’à leurs homologues privés : l’apparition de collecteurs opportunistes, qui agissent en toute illégalité. « L’année dernière, on a recensé 70 collectes illégales, ainsi qu’une vingtaine de bulles installées sans autorisation », rapporte Vinciane Gilard de la fédération Ressources. Des poursuites ont été entamées, notamment à l’encontre des sociétés Basmatix ou Rach Vêt qui organisaient des collectes en porte-à-porte de manière informelle. Des détectives privés ont même été engagés pour remonter la piste d’un réseau qui avait réussi à se procurer des copies des clés des cadenas de certains conteneurs et qui se servaient allègrement. Un procès est actuellement en cours aux Pays-Bas, où les vêtements étaient envoyés dans des ateliers clandestins. D’après Vinciane Gillard, il n’est pas impossible que de tels ateliers existent également en Belgique.

La concurrence ne s’arrête pas là puisque certaines entreprises soucieuses de verdir leur image se sont à leur tour lancées dans la récupération de vêtements. Depuis quelques mois, H&M propose un bon d’achat de 5 euros par sac de vêtements usagers, qu’ils proviennent du magasin ou non. La firme suédoise affirme ne pas vouloir tirer profit de cette récupération mais utiliser les revenus « pour faire des dons à des associations humanitaires et investir dans des techniques innovantes de recyclage ». Elle travaille en partenariat avec un groupe mondial dans le recyclage de textile et de chaussures, SOEX, qui possède son siège en Suisse et son usine de traitement en Allemagne. Pour William Wauters, cette démarche est une hérésie d’un point de vue environnemental. « Il est incompréhensible que ces magasins ne travaillent pas avec des partenaires locaux. Des tonnes de CO2 sont dépensées inutilement. »

Face à cette compétition montante, le secteur de l’économie sociale, pour qui la récupération de vêtements est une des plus anciennes activités, n’est pas resté inactif. La fédération Ressources a créé un label, Solid’R, qui permet d’éviter la confusion avec les opérateurs privés qui agissent sous un couvert pseudohumanitaire. Il garantit aux citoyens qui se défont d’un bien que ce dernier sera bien utilisé au profit d’un projet de solidarité. Rappelons que le bilan social et environnemental d’une entreprise d’économie sociale est bien meilleur que celui des autres opérateurs, parce que leurs infrastructures (centres de tri, magasins) se trouvent en Belgique et qu’elles créent des emplois indélocalisables pour des gens peu qualifiés. Dans le cas des collectes illégales, le secteur a interpellé les communes pour qu’elles jouent leur rôle de police, et a introduit des recours en justice. Plusieurs dossiers sont actuellement ouverts au parquet.

Amélie Mouton

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