Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale
© Milena Strange

Créée en 2015, l’asbl Bras Dessus Bras Dessous vise à diminuer l’isolement des aînés en créant un réseau de voisinage solidaire. En cette période d’épidémie, le projet est réorienté pour répondre au mieux aux besoins des personnes âgées confinées.

Un reportage à découvrir en long-format

Ding dong. «C’est la soupe! C’est Raphaël!»

Deux fois par semaine depuis le début du confinement, Raphaël enfourche son scooter et sillonne l’«Altitude 100», quartier à cheval sur les communes de Forest et d’Uccle: c’est la «tournée soupe», organisée par l’asbl Bras Dessus Bras Dessous afin de rompre l’isolement des personnes âgées cloîtrées chez elles pour se protéger du virus.

Une petite dame toute frêle, la quatre-vingtaine bien sonnée, pointe le bout de son nez à la porte. «Vous avez bonne mine aujourd’hui!», lui lance Raphaël, l’œil pétillant par-dessus son masque. Et, lui tendant le bocal encore fumant rempli à ras bord de soupe aux chicons ainsi que le sac en tissu bourré de pain, de gâteaux et de fruits, il lâche sa petite feinte du jour: «Il y a une surprise dedans. Mais vous ne pouvez pas l’ouvrir avant que je ne m’en aille.» Puis d’expliquer: «Ou c’est moi qui vais tout engloutir! C’est une boîte de chocolats Neuhaus offerte par la commune de Forest.»

Hormis quelques détours pour un bref coup d’œil aux façades Art déco des environs, la tournée de Raphaël compte une quinzaine d’étapes. Une quinzaine de visites à une quinzaine de personnes «âgées», toutes des dames, de 70 à 98 ans grosso modo. Une mèche de cheveux prestement remise à sa place, une dent manquante vite camouflée derrière un sourire un peu pincé, le ventre rentré et le torse bombé: certaines prennent la pose pour la photo. Et aux plus timides face à l’œil menaçant de l’objectif, Raphaël précise: «Celles qui ne sont pas photogéniques sont celles qui ont bon caractère!» Une plaisanterie par-ci, un compliment par-là, le bénévole au caractère bonhomme s’enquiert des nouvelles de chacune.

«C’est de la soupe aux chicons, je le sais! J’ai mes informateurs!», rit l’une d’elles, nous accueillant sur son palier, distanciation sociale oblige.

Une autre, 86 ans et les yeux aussi bleu-gris qu’un ciel d’hiver sans nuages, se montre moins enjouée: «Je suis seule, seule. Je ne vois plus mes enfants ni mes petits-enfants. C’est dur, le confinement, vous savez.»

«Les chocolats Neuhaus? J’adoooore!», s’écrie une troisième, descendue en short, pantoufles et peignoir dans le hall d’entrée de son immeuble.

«Ça me fait beaucoup de bien ces petites visites, merci beaucoup! Je vis une solitude forcée depuis quelques années», glisse aussi une dame élégamment vêtue, la larme à l’œil. Le sourire vite retrouvé, elle offre à son visiteur bienfaiteur une poignée de Chokotoff et une bouteille de rouge enveloppée dans du papier journal, celui d’un quotidien chinois. «Ça, c’est le détail qui tue dans toute cette histoire de Covid, hein?», s’amuse-t-elle.

Le voisinage au goût du jour

Quelques heures plus tôt, au centre culturel néerlandophone Ten Weyngaert à Forest, c’est l’effervescence. Car la «distribution soupe», ce ne sont pas moins de 200 foyers bruxellois –, la plupart du temps des personnes seules – visités en 11 tournées grâce à une quarantaine de bénévoles «chauffeurs» tous les mardis et vendredis.

Telle une abeille dans une mini-ruche, chacun s’affaire et sait précisément que faire. En cuisine, on coupe les chicons – pleine terre, s’il vous plaît –, on les lave, on lance la cuisson – au beurre, la soupe aux chicons, on mitonne ça au beurre, pas à l’huile. Et tandis que sept casseroles bouillonnent impassiblement sur le feu laissant peu à peu s’échapper l’odeur discrète de l’endive, des dizaines de pains sont tranchés et répartis dans les sacs, accompagnés de gâteaux, de chocolats et de bananes. Concentré, on compte et on recompte. Histoire de n’oublier personne. Pendant ce temps, Esther, jeune fille rentrée dare-dare du Danemark où elle jouissait d’un congé sabbatique, savonne, récure et rince les 200 bocaux, bientôt prêts à accueillir la soupe fumante.

Peu de temps après, Agathe, la chef cuisinière, annonce: «Les amis, la soupe est prête!» Les «chauffeurs», responsables des tournées, arrivent au compte-gouttes. Parmi eux, Pascale vient deux fois par semaine pour distribuer la soupe, mais aujourd’hui ce sont des fleurs qu’elle va aller offrir de porte en porte: «C’est le printemps et la fête des Mères!»

Mais Bras Dessus Bras Dessous, ce ne sont pas seulement des tournées soupe. Celles-ci sont même une nouveauté estampillée «Covid19». À l’origine du projet de cette asbl jeune de cinq ans, l’idée qu’en restaurant des liens de voisinage autour de passions ou passe-temps communs, on peut réduire l’isolement et la solitude de personnes âgées à domicile. «Beaucoup de choses existaient déjà pour ces personnes, c’est vrai, tient à préciser Céline Rémy, fondatrice de l’asbl. Tous les professionnels sur le terrain bossent super bien. Mais ils n’ont pas forcément beaucoup de temps à consacrer à chacun. Et il y a aussi les ‘vrais tout seuls’, ceux qui n’avaient par exemple plus de médecin depuis dix ans!» Des duos de voisinés (les aînés en difficulté ou isolés) et de voisineurs (les voisins visiteurs) sont alors mis sur pied sur la base des affinités de chacun. Une séance papote, un petit Scrabble ou un coup de main dans l’appartement, le projet prend vie autour de ces petits moments partagés. Des relais vers un réseau de professionnels sont aussi mis en place pour des besoins plus précis (un dossier d’aide sociale à rentrer, des travaux de réparation à réaliser).

De Forest, BDBD s’étend à Uccle, et depuis peu à Anderlecht, Nivelles et Louvain-la-Neuve. De rencontres individuelles, il devient générateur de moments collectifs, occasionnels puis réguliers: les midis «soupe» à Forest, les midis «bolo» à Uccle. Certains «voisinés», des personnes qui avaient demandé du soutien, se remettent en mouvement et deviennent à leur tour des «voisineurs». Une caravane circule aussi d’un quartier à l’autre pour sensibiliser tout un chacun aux enjeux de l’isolement des personnes âgées.

Aujourd’hui, huit salariés et environ 200 bénévoles accompagnent 300 personnes âgées, des femmes pour la plupart. «Elles sont plus ouvertes au contact que les hommes», estime Raphaël. «Les hommes sont un peu plus timides pour exprimer des besoins par rapport à leur solitude. Peut-être ne la ressentent-ils pas ou tout simplement ne mettent-ils pas des mots dessus», suggère de son côté Céline Rémy. Les femmes vivent aussi plus longtemps et sont souvent plus précaires que les hommes.

Voisins face au virus

L’arrivée du Covid-19 chamboule Bras Dessus Bras Dessous, qui table sur la rencontre et le lien social. Le projet est contraint de s’adapter. Avant même l’annonce du confinement, les moments collectifs sont mis sur pause. Peu après, ce sont les visites à domicile qui sont suspendues. C’est alors qu’on pense aux «tournées soupe», une manière de maintenir un contact «physique» avec les personnes âgées, un contact à 1,5 m de distance et masqué, on s’entend.

«Avec le Corona, nous touchons de nouvelles personnes. Les gens sont plus seuls et isolés que jamais», s’inquiète Céline Rémy. Correspondance, petites courses de dépannage et coups de fil sont autant d’autres façons de maintenir le lien. Un «pool téléphonie» est constitué. Chaque personne âgée est contactée au moins une fois par semaine par un groupe de bénévoles.

Nicole, 75 ans, se chargeait auparavant de constituer des duos de voisins. Elle rencontrait des personnes de tous âges et tentait de les faire «matcher» en tenant compte de leurs centres d’intérêt. Elle participait aussi aux midis «bolo». Aujourd’hui, en raison de son âge, elle ne traîne pas trop longtemps au centre culturel Ten Weyngaert: «Je suis une personne à risque et il y a beaucoup de monde qui passe ici.» Ancienne kinésithérapeute, Nicole a toujours été très active. Alors, pour continuer à sentir utile, elle passe son temps au bout du fil. Vingt à vingt-cinq appels téléphoniques par semaine. «Les personnes âgées ont aussi mon contact, si elles me téléphonent, je les rappelle dans la journée. Certains coups de fil durent une heure trente, parfois j’ai envie de jeter mon téléphone! (rires) Pour certaines, le confinement ne change pas grand-chose. Elles ne sortaient déjà pas beaucoup. Mais elles n’ont plus de visites. D’autres souffrent très fort et il serait temps qu’on recommence les visites, en juin ce serait bien…»

Cette valorisation, issue d’un sentiment d’utilité, est aussi précieuse pour Raphaël. En son temps médecin anesthésiste, il a envisagé, après sa pension, un départ avec MSF, avant de tomber par hasard sur la caravane de Bras Dessus Bras Dessous, parquée devant le bâtiment communal abritant la justice de paix dans le parc Marconi, à Forest. C’était il y a trois ans. «Un moment très important pour moi», se remémore-t-il avec sérieux. Il s’explique: «Je me suis rendu compte que tout cela est vraiment très positif pour moi, ces contacts avec des gens de milieux qu’on n’a pas l’habitude de côtoyer. Malheureusement, le virus est arrivé… Pour après, il faudra reprendre les midis, retourner à domicile, continuer le projet, peu importe sa forme…»

Poursuivre coûte que coûte, car, comme le dit Pascale évoquant l’«après-Covid», période lointaine et incertaine, «cela va être difficile pour les aînés de ressortir après tout ça. Ce ne sera plus jamais comme avant».

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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