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De l’invisibilité des clandestines

Les  » sans-papiers  » n’ont sans doute jamais été l’objet d’autant d’attention que depuis quelques semaines. Il faut dire que l’actu s’yprête : manif, propositions de loi pour une régularisation permanente, grève de la faim à l’église Saint Boniface, déclarations de Dewael surl’aide aux sans-papiers… Mais le terme générique  » sans-papiers  » souvent repris par les journalistes a tendance à masquer certaines réalités : de lamême manière que l’immigration se féminise de plus en plus, le nombre de femmes dans la clandestinité grandit. Pourtant, malgré leur nombre, ces « sans-papières  » restent invisibles. Et pour cause, difficile par définition de dénombrer des personnes qui n’ont pas d’existence officielle. Le 19 novembre 2005, uncolloque, organisé par le collectif  » Femmes en noir contre les centres fermés et les expulsions  » (Colfen)1, leur était consacré et les a sorties de leurinvisibilité pour un temps. Petits extraits choisis.

24-02-2006 Alter Échos n° 203

Les  » sans-papiers  » n’ont sans doute jamais été l’objet d’autant d’attention que depuis quelques semaines. Il faut dire que l’actu s’yprête : manif, propositions de loi pour une régularisation permanente, grève de la faim à l’église Saint Boniface, déclarations de Dewael surl’aide aux sans-papiers… Mais le terme générique  » sans-papiers  » souvent repris par les journalistes a tendance à masquer certaines réalités : de lamême manière que l’immigration se féminise de plus en plus, le nombre de femmes dans la clandestinité grandit. Pourtant, malgré leur nombre, ces « sans-papières  » restent invisibles. Et pour cause, difficile par définition de dénombrer des personnes qui n’ont pas d’existence officielle. Le 19 novembre 2005, uncolloque, organisé par le collectif  » Femmes en noir contre les centres fermés et les expulsions  » (Colfen)1, leur était consacré et les a sorties de leurinvisibilité pour un temps. Petits extraits choisis.

 » Les clandestines représentent trois quarts des consultations que nous donnons « , précise Pierre Ryckmans, coordinateur des projets belges de Médecins sans frontières. » Au CPAS d’Ixelles, les dossiers d’aide médicale urgente, seul indicateur quantitatif de l’illégalité, concernent 46% de femmes « , constate sa présidente Anne Herscovici.Cette aide médicale est le plus souvent liée aux problèmes de la grossesse. La clandestinité est un barrage à la contraception. En cas de violences conjugales, parailleurs, il est difficile, voire impossible, pour les clandestines de trouver un accueil dans les centres spécialisés. Sans papiers, on n’a pas droit à l’aide du CPAS. Et lescentres d’accueil pour femmes battues ne peuvent les prendre en charge. En quelques phrases, on comprend très vite que la situation des femmes clandestines, si elle a beaucoup en commun aveccelle des hommes, a aussi ses spécificités.

À la merci du mari

 » La plupart de ces femmes sont très isolées « , constate Myriam de Vinck (Centre de prévention des violences conjugales de Bruxelles).  » Certaines nous disent qu’en dehors deleur mari, elles ne connaissent personne et sont donc à sa merci. « 

Pour Estelle Krzeslo (ULB),  » la féminisation des migrations est un fait qui a échappé aux pouvoirs publics. Leur action reste limitée à la protection desprostituées contraintes et des enfants, seuls ou accompagnés. Les dispositifs d’accueil restent ceux qui visaient les familles des années 60-70 « , estime la chercheuse.

Les formations destinées aux femmes présupposent qu’elles sont quasi analphabètes et la seule insertion professionnelle qui leur soit proposée est le nettoyage ou lessoins, alors que la majorité d’entre elles sont diplômées et surtout actrices de leur migration.  » Elles sont parties pour une vie meilleure et se retrouvent paradoxalement dansune dépendance plus grande dans le pays d’accueil.  » Estelle Krezlo constate aussi que l’offre de travail (féminin) au noir reste importante, surtout dans le secteur des services,où elle semble même inépuisable.  » Pire, poursuit Estelle Krezlo, la clandestinité est même parfois organisée par des agences gouvernementales. Ainsi, pourremplacer les travailleurs marocains dans les champs de fraises et de tomates d’Andalousie, on a fait venir 8.000 femmes bulgares. Ce chiffre devrait passer à 18.000 en 2006. Officiellement,il s’agit de contrats de six mois. Chacun fait semblant de croire que ces femmes rentreront ensuite dans leur pays. « 

Pour Ilke Adam, chercheuse au Groupe d’études sur l’Ethnicité, le Racisme, les Migrations et l’Exclusion (Germe-ULB), les histoires de femmes sans papiers donnent un autre point devue sur la politique d’immigration actuelle que les discours officiels tendent à dénier.  » Les politiques sont bien au courant que de nombreux hommes et femmes installésillégalement dans le pays participent à l’économie informelle. Bien que certaines personnes soient expulsées, le travail illégal est massivementtoléré. Ainsi le système produit des exclus et exclues de l’intérieur, dépourvu-es de toute citoyenneté, sciemment maintenu-es dans la marge del’État de droit et de l’État social. « 

L’action du CPAS : entre limites légales et réalité du terrain

L’illégalité recouvre de multiples réalités familiales et administratives (demandeurs d’asile déboutés, de régularisation dans le cadrede l’article 9.3, entrées avec un visa touristique, clandestins qui n’entament aucune procédure pour légaliser leur séjour, etc.) ; les conditions de vievarient en fonction de la situation. Même si la précarité est presque toujours à la clé, elle se conjugue selon des modalités différentes. Jeune femmemaghrébine arrivée en Belgique après un mariage arrangé et sans aucun lien avec son pays  » d’accueil « , femme d’Europe de l’Est, installée avec safamille en Belgique et qui dispose d’un réseau social mobilisable, jeune fille d’Afrique subsaharienne qui a fui un pays en guerre, etc ; autant de trajectoires, dont certainestémoignent de la violence qui est faite aux femmes ; qui engendrent des demandes d’aide sociale différentes.

Les réponses à apporter ne sont donc pas univoques et les solutions globales se situent non pas à un niveau local du CPAS, mais au niveau fédéral par ladéfinition d’une politique, d’asile et d’immigration, cohérente et respectueuse des conventions internationales, de la constitution et du droit.

Le cadre légal limite donc l’action des CPAS et les travailleurs sociaux sont souvent impuissants face à des détresses sociales qui relèvent pourtant de leurcompétence.  » Paradoxalement, explique Anne Herscovici, une marge de manœuvre est donnée aux CPAS par le pouvoir judiciaire qui se substitue de plus en plus au pouvoir politiquedans la définition des conditions d’octroi de l’aide sociale et, indirectement, dans celle du droit de séjour. En effet, les décisions des juridictions du Travailvont régulièrement à l’encontre du caractère restrictif de l’article 57§2 et condamnent les CPAS à octroyer une aide sociale. Le CPAS refuse doncdes aides tout en incitant les personnes à introduire un recours contre sa décision. L’objectif est double : obtenir un remboursement des aides octroyées parl’État fédéral et dénoncer les incohérences et les effets pervers du système. Ce dernier, qui prend en otage les CPAS, mais surtout les personnesdéjà fragilisées, signale l’urgence d’une prise de responsabilité du politique pour permettre aux CPAS de remplir sans détour leur mission fondamentaleet permettre à tous de vivre dignement. « 

Une procédure d’asile plus respectueuse ?

La Convention de Genève définit le réfugié comme  » toute personne qui, craignant, avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sareligion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou dufait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays « . Même si cette définition ne reprend pas au sens strict, les persécutions liées au genre,elle recouvre néanmoins cette idée. En effet, c’est parce qu’elles appartiennent à un certain groupe social (celui des femmes) que les femmes font l’objet deviolences spécifiques : mariage forcé, viol, exploitation sexuelle, mutilations génitales, etc. Pourtant dans sa dernière campagne, Amnesty Belgique dénonce lesinstances d’asile belges qui  » n’accordent pas assez d’attention aux raisons spécifiques pouvant pousser des femmes à fuir leur pays. « 2

Il est en effet parfois très difficile pour les femmes qui ont été victimes d’expériences traumatisantes dans leur pays d’origine de parler de cesévénements. Et la façon dont les femmes sont traitées pendant la procédure d’asile ne fait que renforcer cette difficulté à s’exprimer età défendre efficacement leur dossier.

La réforme de la procédure d’asile entérinée par le gouvernement en décembre dernier s’est peu ouverte à la question des femmes, pourtant despropositions existent (cf. encadré sur  » le Bureau du genre « ). Le  » Collectif des femmes en noir  » (Colfen) estime quant à lui que les atteintes aux droits de la femme (viols,discriminations) ne sont pas assez prises en considération dans la procédure d’asile en Belgique. Pour l’avocate Sylvie Sarolea, cependant,  » le CGRA tient compte despersécutions spécifiques au genre pour délivrer le statut de réfugié mais, surtout à l’Office des étrangers, on ne les informe pas assez sur lapossibilité d’être interrogée par une femme, sur leurs droits. « 

Pour le Colfen, qui accueille, soutient et accompagne des femmes en demande d’asile ou de régularisation et celles qui vivent dans la clandestinité, l’enjeu desrevendications est bien d’ouvrir aux personnes qui vivent dans la clandestinité, c’est-à-dire dans l’invisibilité sociale et politique, des droits réels. » Non plus l’aide et l’entraide de la société civile qui permettent tout juste la survie, mais la reconnaissance par l’État :
• du droit pour une femme sans papiers menacée de violences conjugales d’être protégée et mise en sécurité, c’est-à-dire avoir unaccès aux lieux d’accueil prévus à cet effet ;
• du droit à une aide sociale digne permettant de disposer de moyens de subsistance ;
• le droit de recevoir tous les soins de santé nécessaires – au-delà de l’aide médicale urgente telle que prévue et mal appliquée àl’heure actuelle ;
• le droit au travail. Certains secteurs de l’économie (travail domestique, nettoyage, restauration, hôtellerie, services) exploitent la main-d’œuvreféminine clandestine au point de réduire certaines femmes à l’esclavage. En vue de lutter contre cette exploitation, le Colfen revendique l’instauration d’unpermis de travail approprié protégeant des abus.
• le droit à l’éducation et à la formation pour toutes les personnes sans papiers, au-delà de 18 ans « .

Reste le fond du problème : faut-il, comme le souhaite le Colfen, accorder davantage de droits aux illégales ? Pour le directeur de cabinet adjoint du ministre del’Intégration sociale et de l’Égalité des chances, Patrick Liebermann, donner plus de droits aux femmes en les laissant exposées aux contrôles policierset menaces d’expulsion ne sert à rien.  » C’est s’enfoncer dans un paradoxe que de reconnaître des droits sociaux à des personnes dont on ne reconnaît pas lacitoyenneté. « 

Par ailleurs, cela a été évoqué à plusieurs reprises lors du colloque, les femmes bénéficiant du regroupement familial, et qui attendent leursdocuments de séjour, sont très vulnérables en cas de violence de leur mari. Avec les Régions, un financement spécifique des refuges pour femmes battues pourraitêtre prévu, c’est du moins ce qu’avait annoncé Patrick Liebermann lors du colloque. Reste à voir…

Amnesty Belgique se positionne

 » Certes, les femmes ont également droit à l’asile. Mais, en Belgique, les instances d’asile n’accordent pas assez d’attention aux raisonsspécifiques qui peuvent pousser des femmes à fuir leur pays. De même, nos instances ne prennent que trop peu en compte les sensibilités particulières des femmesdurant la procédure d’asile proprement dite.  » Ainsi s’exprimait Amnesty International à l’occasion de la Journée mondiale des Réfugiés en juin2005. L’organisation appelait alors le gouvernement belge à s’atteler d’urgence à une politique coordonnée en matière de genre et d’asile.

Les femmes représentent un tiers du nombre total des demandeurs d’asile en Belgique. Tout comme les hommes, elles peuvent introduire une demande d’asile dans notre pays et ontdroit à un traitement égal lors de l’examen de leur demande d’asile. Mais, pour Amnesty, les instances d’asile devraient également tenir compte des raisonsspécifiques pour lesquelles ces femmes fuient leur pays, des raisons souvent liées à leur statut de femmes.

 » Devraient être considérées comme des causes spécifiques de persécution liées à leur condition de femme : l’incidence indirecte desactivités (politiques ou autres) de leur époux ou de leurs parents, les violences sexuelles ainsi que d’autres formes de violence. Par ailleurs, des femmes fuient égalementleur pays parce qu’elles y sont victimes de discriminations, de punitions et de traitements inhumains et humiliants infligés pour avoir enfreint les lois ou les normes traditionnellesquant au rôle de la femme dans la société. De même, ces femmes y sont souvent les victimes de pratiques traditionnelles nuisibles telles que les mutilationsgénitales, les limitations forcées de grossesse, les crimes d’honneur et les mariages forcés. « 

Or, le  » sexe  » ou le  » genre  » ne sont pas repris comme causes de persécution dans la législation belge en matière d’asile.  » Il est pourtant nécessaire que lesinstances d’asile vérifient de façon systématique si c’est pour les mobiles évoqués ci-dessus que les femmes demandent à se voir reconnu lestatut de réfugiée « . Pour ce faire, Amnesty considère que des directives moins formelles et moins littérales doivent être adoptées afin que les instancesd’asile puissent opérer correctement.

 » Il est nécessaire d’élaborer des directives qui tiennent compte non seulement des persécutions liées au  » genre  » mais également de la façon detraiter les femmes pendant la procédure d’asile proprement dite. S’il n’est pas accordé une attention suffisante aux besoins et à la vulnérabilitéspécifiques des femmes durant cette procédure, cela peut conduire à un rejet injuste de leur demande d’asile « . Ainsi, les femmes devraient avoir l’opportunitéd’introduire une demande d’asile séparée, c’est-à-dire indépendamment de leur partenaire. Cette demande doit pouvoir être effectivement instruiteet ne pas être seulement envisagée comme un moyen de confirmer le récit livré par le partenaire, comme c’est hélas trop souvent le cas.

De l’opportunité d’un Bureau du genre

Il est particulièrement difficile pour les femmes qui ont été victimes de violences sexuelles et d’autres expériences traumatisantes dans leur paysd’origine de parler de ces événements et d’appuyer leur demande d’asile. Afin que les femmes aient davantage l’opportunité d’étayer leurtémoignage, il est nécessaire d’élaborer un paquet de mesures spécifiques. Ainsi, selon Amnesty, l’audition doit avoir lieu dans un environnement serein ; lesfonctionnaires et les interprètes doivent avoir une connaissance et une expertise suffisantes ; et , enfin, une assistance médicale et psychologique doit être accessible.  » Cesmesures doivent être appliquées de manière uniforme par toutes les instances d’asile. « 

Pour autant, Amnesty International ne se veut pas seulement négatif quant au traitement réservé aux demandeuses d’asile dans notre pays. Depuis quelques années,on observe une sensibilité croissante à la problématique du genre dans la procédure d’asile. Les mesures prises ont été réellementélargies. Mais il n’est hélas pas encore question d’une politique coordonnée en matière de genre et d’asile. C’est pourquoi Amnesty plaide pour lacréation d’un Bureau du Genre au sein de l’Office des Étrangers, bureau qui fonctionnerait comme centre coordonné de documentation et d’information ainsi quecomme organe d’avis auprès des instances belges d’asile. En outre, tant l’Office des Étrangers que le Commissariat général aux Réfugiés etApatrides doivent adopter des directives et un code de conduite globaux sur la problématique des demandeuses d’asile.

 » Comme l’on sait, il faut du courage pour être une réfugiée ; il en faut souvent encore davantage aux femmes pour oser parler de ce qu’elles ont vécu.C’est à nos autorités de faire le pas et de montrer l’empathie nécessaire pour que ces femmes n’aient pas à revivre ici les horreurs qu’elles ontsubies là-bas « , a conclu l’organisation.

Une demande qui pourrait être satisfaite par la proposition de loi des députées Ecolo Zoé Genot et Marie Nagy mais qui n’a jusqu’ici pas trouvéd’échos favorables au sein des autres partis. La création d’un Bureau du genre tel que voulu par les deux députées (et un peu différent de celuiproposé par Amnesty) devrait permettre de traiter les demandes d’asile liées aux craintes de persécution en raison de l’appartenance sexuelle. Au début de sonaudition, chaque demandeur–se d’asile devrait être informé(e) de l’existence de ce Bureau du genre. Il lui serait également possible de choisir le sexe del’interrogateur et de l’interprète. Enfin, la proposition de loi prévoit également que ce bureau soit composé d’agents spécialisés ayantreçu une formation les aidant à écouter les personnes victimes de violences sexuelles.

1. Colfen, rue Blanche, 29 à 1060 Bruxelles – tél. : 02 242 78 13 ou 02 660 81 35 – courriel : femmes_en_noir@yahoo.fr

2. Communiqué du 20 juin 2005.

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