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Regard critique · Justice sociale
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Habituellement, en Belgique, près de 60.000 saisonniers – la plupart venant des pays de l’Est – prêtent main-forte aux producteurs horticoles et maraîchers. Mais le Covid-19 a bouleversé les habitudes. Quelques mesures gouvernementales et appels à citoyens plus tard, les grosses exploitations attendent toujours de pied ferme leurs travailleurs étrangers. Une situation qui ne fait que mettre en lumière ce qui se sait déjà dans le secteur agricole depuis belle lurette: des conditions de travail rudes, un boulot mal rémunéré et une dévalorisation des métiers agricoles.

«Cela fait plus de 30 ans que les producteurs n’avaient plus eu un tel sentiment de considération. Avec le confinement, les citoyens ont pris conscience de la valeur de l’alimentation et des métiers agricoles.» Emmanuel Grosjean, coordinateur du Collège des producteurs, est ravi, le circuit court enregistre une augmentation de 10 à 30% de la demande ces derniers mois.

Habituellement, en Belgique, quelque 60 000 saisonniers viennent prêter main forte aux producteurs, lors des périodes intenses de récolte. Près de 90% de ces saisonniers sont employés en Flandre, où la production est plus importante.

Parallèlement à cet engouement, un autre imprévu s’est invité avec la crise sanitaire, pour le moins problématique celui-là: la pénurie de travailleurs saisonniers. En mars, dès les prémices du confinement, un vent de panique souffle sur les cultures. Les filières d’horticulture maraîchère et d’arboriculture fruitière sont particulièrement aux aguets. La saison des asperges arrive, celle des fraises suit. Habituellement, en Belgique, quelque 60.000 saisonniers viennent prêter main-forte aux producteurs, lors des périodes intenses de récolte. Près de 90% de ces saisonniers sont employés en Flandre, où la production est plus importante. Et habituellement, 80% de cette main-d’œuvre occasionnelle provient d’Europe de l’Est. Mais le Covid-19 a changé la donne. Pourtant autorisés à rejoindre la Belgique conformément aux règles européennes, les saisonniers étrangers sont, dans un premier temps, refoulés aux frontières. Début mai, le ministère de l’Intérieur règle le quiproquo, donnant des instructions à la police d’autoriser les travailleurs étrangers à entrer sur le territoire. Dans l’intervalle, certaines récoltes sont perdues. Et à l’heure qu’il est, la plupart des bras se font encore attendre, les procédures administratives se mêlant aux mesures de confinement, ici et là-bas. «On craint aussi qu’une partie des personnes venant habituellement de l’étranger ne se présentent pas par peur de la contamination», ajoute Claude Vanhemelen, secrétaire générale de la Fédération wallonne horticole (FWH), réunissant les professionnels de ce secteur.

Assouplissement des règles

Pour répondre aux inquiétudes, le gouvernement de Sophie Wilmès met en place des mesures d’assouplissement de certaines règles existantes en vue d’augmenter le nombre de travailleurs occasionnels et saisonniers. Parmi ces assouplissements, le recours aux demandeurs d’emploi temporaires (mis au chômage à la suite du Covid-19), avec la garantie de conserver 75% de leurs allocations de chômage tout en percevant leur rémunération de saisonniers. Pour les autres demandeurs d’emploi, la situation reste inchangée: une perte d’allocation pour toute journée prestée. Un manque d’aménagements légaux que le secteur déplore: «Pour ces personnes, le différentiel entre ce qu’elles gagnent et ce qu’elles perçoivent en allocations sociales est trop faible, explique Claude Vanhemelen. Cela demande aussi de s’organiser, au niveau familial, des transports…»

Autre mesure prise, le nombre autorisé de jours de travail sous contrat de saisonnier passe de 65 à 130 jours. Interviewée par la revue belge Tchak consacrée aux questions paysannes(1), Antoinette Dumont, socio-économiste du monde rural, pointe cependant du doigt cette période de travail doublée alors que les conditions de travail, elles, ne changent pas: «Cela pose question. Car, sur le terrain, les producteurs eux-mêmes le reconnaissent: ce travail n’est pas tenable physiquement sur le long terme. De l’aveu de certains, 65 jours, c’est un maximum.»

Se tournant également vers les demandeurs d’asile, le gouvernement décide de lever les quatre mois d’attente (après le dépôt de leur demande d’asile) habituellement requis pour commencer à travailler. Les demandeurs d’asile pourront travailler comme saisonniers à condition d’être logés par le producteur. Du côté du CIRE (Coordination et initiative pour réfugiés et étrangers), «on salue le fait que le gouvernement ait pensé à la mise à l’emploi des migrants, mais cette solution-là est bancale», lance Sotieta Ngo. La directrice générale du CIRE souligne: «En temps normal déjà, les demandeurs d’asile doivent verser une partie de leur rémunération à Fedasil pour les frais liés à leur accueil. Cela restera le cas même s’ils sont hébergés chez l’agriculteur.» Perplexe, Sotieta Ngo ajoute: «Une fois terminée, cette occupation professionnelle n’apparaîtra nulle part dans le déroulement de leur procédure d’asile. De plus, si la procédure se termine, la possibilité de travailler prend fin immédiatement. Donc, le demandeur d’asile ne sera peut-être pas disponible toute la saison. C’est une fausse bonne idée.» Le CIRE plaide plutôt pour une régularisation des personnes sans papiers, à l’instar des mesures prises par l’Espagne et le Portugal. «La Belgique a fait le choix de resserrer autour des demandeurs d’asile, c’est très utilitariste comme vision. Au CIRE, on préconise une réflexion sur la régularisation de ces personnes sans papiers, dans un cadre d’urgence. Mais chaque fois qu’il est question de sortir ces personnes de l’ornière d’illégalité dans laquelle elles se trouvent, ça fait très peur politiquement, ça évoque les craintes de l’attractivité de la mesure et de la sanction de l’opinion. Il aurait fallu un peu d’audace.»

Plateforme pour mettre en lien

De son côté, en plein décollage de la haute saison, le secteur agricole et horticole a remué ciel et terre pour faire face au manque de travailleurs. Outre les messages d’alerte lancés aux autorités, les associations agricoles wallonnes s’unissent pour créer, début avril, une plateforme mettant en lien les candidats saisonniers et les producteurs. Soutenu par la Wallonie, le site Jobs Easy-Agri(2) vise à recruter des saisonniers nécessaires en Wallonie. Peu après, la Flandre emboîte le pas avec sa plateforme Help de oogst (Aide la récolte).

Côté wallon, les candidats affluent rapidement, avoisinant les 3.800 inscrits mi-mai. «Il y a toute une série de publics, constate Emmanuel Grosjean, du Collège des producteurs. 25% sont des étudiants, 27% des chômeurs, dont la moitié des chômeurs temporaires Covid-19.» La plupart de ces derniers ne seront cependant disponibles qu’une courte période, déconfinement progressif et retour au travail obligent. Pour Émilie Guillaume, du syndicat agricole FUGEA (Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs), «cet engouement citoyen, cette volonté de vouloir revenir vers le secteur agricole, c’est très positif et encourageant. Mais les gens ne se rendent pas toujours compte que ces boulots sont très durs et physiques et qu’ils sont mal rémunérés. Il y a eu des désillusions du public».

Même constat du côté de la FWH: «Toutes les personnes qui se sont inscrites n’ont pas été employées, loin de là, explique Claude Vanhemelen. Lorsqu’elles ont été mises au courant des conditions, beaucoup ont fait demi-tour. Hors crise sanitaire déjà, on estime que 10% des personnes qui se présentent restent en place. Beaucoup quittent ou ne satisfont pas les producteurs. C’est dur et mal payé. Il faut être soigneux, précis, parfois savoir rester longtemps à genoux, avoir une certaine forme physique, de l’endurance, une résistance à la chaleur… sinon ce n’est pas tenable pour le travailleur et pas rentable pour l’employeur.»

Entre débrouille et attente

Pour l’heure, les agriculteurs font avec les moyens du bord pour pallier le manque de bras. Les petites et moyennes exploitations se tournent surtout vers l’entourage familial ou local. «Certaines ont aussi trouvé des solutions via le site Jobs Easy-Agri ou avec le Forem, rapporte le coordinateur du Collège des producteurs. Mais ça prend du temps de recruter, surtout dans l’urgence, donc on préfère généralement l’entourage proche qu’on connaît.»

Du côté des plus grosses exploitations, par contre, les saisonniers étrangers sont attendus de pied ferme. «Une vingtaine d’exploitations employant entre 10 et 150 saisonniers n’ont pas trouvé de solution, poursuit Emmanuel Grosjean. Elles sont en demande de pouvoir travailler avec la main-d’œuvre étrangère, qui a l’habitude et qui est déjà formée. Une personne expérimentée fait trois fois plus de travail que quelqu’un qui ne l’est pas. Si 150 étudiants qui ne connaissent pas le métier débarquent, c’est compliqué à mettre en œuvre…»

«Toutes les personnes qui se sont inscrites n’ont pas été employées, loin de là. Lorsqu’elles ont été mises au courant des conditions, beaucoup ont fait demi-tour.» Claude Vanhemelen, secrétaire générale de la Fédération Wallonne Horticole (FWH)

Difficile de se passer de l’«efficacité» venue de l’Est, à l’œuvre sur nos cultures depuis une quinzaine d’années, comme l’explique Claude Vanhemelen de la FWH: «C’est parce qu’ils ont du mal à trouver de la main-d’œuvre en Belgique que les producteurs se tournent vers le saisonnier étranger. Les Polonais, les Roumains, les Bulgares ont beaucoup plus l’habitude du travail de la terre. Ils sont intéressés de travailler chez nous, parce qu’ils gagnent un salaire plus élevé que dans leur pays. Et, contrairement aux idées reçues, ça ne coûte pas moins cher aux employeurs belges, puisqu’ils rémunèrent les saisonniers étrangers au barème belge (ce qui ne garantit pas pour autant un respect des salaires légaux, NDLR[3]). Sans compter qu’ils doivent leur trouver des solutions de logement, de déplacement, etc.»

Droits sociaux a minima

Du côté de la FUGEA, le tableau dressé est un peu moins reluisant. On évoque un «travail rude, répétitif, voire harassant, et pour lequel les droits sociaux sont quasi inexistants: pas de droit aux vacances annuelles ni aux allocations familiales, de pension, etc. Rien d’étonnant qu’il y ait un manque d’attractivité pour cet emploi au sein de nos concitoyens.» Quant aux travailleurs de l’Est, ils sont assujettis à la sécurité sociale de leur pays, «bien moins intéressante que chez nous», fait remarquer pour sa part la socio-économiste Antoinette Dumont.

En tant que syndicat agricole, la FUGEA s’inquiète: «Sans représentation syndicale ou collective, le saisonnier travaille sous la pression de ne pas avoir de droit à la parole en cas de conflit avec son employeur. Les conditions de travail dépendront donc uniquement de la considération et de l’écoute que l’employeur accordera à ses ouvriers saisonniers(4) Des saisonniers qui, légalement, sont autorisés à travailler jusqu’à 11 heures par jour (8 heures pour les étudiants) et 50 heures par semaine. «Dans la pratique, ça déborde souvent», révèle encore Antoinette Dumont. Et en période de crise sanitaire, qui sait si les mesures de distanciation sociale et les règles d’hygiène seront applicables sur le terrain et respectées, assurant pourtant une protection des travailleurs.

Prix rémunérateur

La crise sanitaire du Covid-19 jette une lumière crue sur les failles préexistantes du système agricole. Dans le secteur des cultures fruitières et maraîchères, un saisonnier gagne 9,26 euros brut de l’heure. Un ouvrier agricole régulier ne gagne pas bien plus, de 10 à 12 euros. Bien loin des «39,70 euros que représente le coût horaire moyen de la main-d’œuvre en Belgique dans les autres secteurs», souligne la FUGEA. «Ce qui pose question, c’est la dévalorisation du travail manuel dans le secteur agricole en général, explique Emilie Guillaume. La situation n’est pas mieux pour nos petits agriculteurs indépendants. Certains gagnent de l’ordre de 5 euros si on ramène leurs revenus à l’heure.»

«Cet engouement citoyen, cette volonté de vouloir revenir vers le secteur agricole, c’est très positif et encourageant. Mais les gens ne se rendent pas toujours compte que ces boulots sont très durs et physiques et qu’ils sont mal rémunérés. Il y a eu des désillusions du public.» Émilie Guillaume du syndicat agricole FUGEA

Au cœur de ces failles, une mise en concurrence accrue. Des bras pas chers pour être plus compétitif. Selon la FUGEA, «cette main-d’œuvre à bas coût, qu’elle soit saisonnière ou régulière, est un terreau idéal pour nos filières agro-industrielles qui courent derrière les prix les plus bas». Pour le secteur, il faut lutter contre cette concurrence, peu rémunératrice pour les producteurs et, in fine, pour la main-d’œuvre. Un combat qui passe, entre autres, par un soutien politique à la relocalisation des productions et aux circuits courts, ainsi que par une responsabilisation de la grande distribution, «qui joue sur les promos et casse les prix, partage Émilie Guillaume, ce qui participe à la dévalorisation des produits agricoles et déconnecte les consommateurs de leurs valeurs réelles». Une conscientisation des consommateurs est, elle aussi, souhaitée, à l’heure où «les ménages ne consacrent en moyenne plus que 10% de leur budget à l’alimentation», rappelle Emmanuel Grosjean. Si l’envie de remettre une alimentation saine et locale au cœur de ses priorités semble avoir gagné le consommateur en ces temps de Covid-19, reste à voir si la crise économique annoncée lui permettra d’ouvrir son portefeuille pour payer le prix juste…

 

(1) « Il va falloir oser mettre l’humain au cœur des projets agricoles », 29/04/20, Tchak, sur www.tchak.be
(2) www.jobs.easy-agri.com, à l’initiative d’un collectif composé de la Fédération Wallonne de l’Agriculture, la FUGEA, Bauernbund, l’UNAB et du Collège des Producteurs
(3) Lire à ce sujet : «Travail saisonnier et exploitation : les pommes de discorde», Alter Échos n°393, 2014, disponible en ligne.
(4) Extrait de La Lettre Paysanne, dossier « Reconsidérer notre système alimentaire », mai 2020, FUGEA, disponible sur www.fugea.be

Céline Teret

Céline Teret

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