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Regard critique · Justice sociale

Flashback

Les moissons difficiles

Le 23 mars 1971, 100.000 agriculteurs défilaient dans les rues de Bruxelles à l’occasion de ce qui deviendra l’une des manifestations les plus destructrices, mais aussi importantes de l’histoire moderne de l’agriculture belge. Cinquante ans plus tard, force est de constater que les craintes de l’époque sont devenues réalité.

Archives de l'Etat

C’est une de ces premières matinées de printemps, ensoleillée et rafraîchie par une bise de saison. La brume tapisse encore les champs de blé. À bord du bus affrété par les Jeunesses agricoles, Fernand Tasiaux, 22 ans, traverse le plateau vallonné de son Condroz natal, direction Bruxelles. Au même moment, à travers toute la Belgique, des milliers d’autres agriculteurs convergent, pleins d’ardeur, vers le centre du pays en ce 23 mars 1971. Mais «dès le début», l’ambiance est «tendue», se souvient Fernand. Par la fenêtre de l’autocar, on aperçoit çà et là quelques agriculteurs restés travailler sur leur exploitation malgré le mot d’ordre lancé par les syndicats: «Aucun tracteur dans les champs le 23 mars, tous à Bruxelles.» Alors certains cars font un crochet pour que les camarades aillent haranguer les fermiers réfractaires; Fernand les voit arrêter des tracteurs, même en démonter les batteries.

À l’arrivée à Bruxelles, la tension monte d’un cran. Les boulevards sont noirs de monde. On attendait 50.000 agriculteurs, ils sont finalement 100.000, venus des six États membres de ce qu’on appelle alors la CEE (la Communauté économique européenne). Alors qu’un Conseil des ministres de l’Agriculture se tient au «Charlemagne», en haut de la rue de la Loi, le monde agricole est bien décidé à donner l’alerte face aux premiers effets sur leur métier de la toute récente Politique agricole commune, ou PAC, née en 1962.

Gustave Wuidart s’est levé tôt, lui aussi, pour sauter dans un train à la gare d’Eupen. Dans un mois jour pour jour il se mariera, avant de reprendre l’exploitation laitière de son père. Mais ce matin, ce ne sont pas ces promesses de l’avenir qui lui occupent l’esprit, mais les ombres qui pèsent sur son métier, en pleine transformation. À 24 ans, le jeune fermier est un habitué des manifestations et actions «coups de poing» qui essaiment un peu partout au sein de la CEE à partir de la fin des années 60 pour dénoncer, déjà, les conséquences du Marché commun et demander de meilleurs revenus. Rodé aux manifs, Gustave est pourtant saisi par la violence qui l’entoure ce mardi matin. «À peine débarqués à Bruxelles, on voyait que ça cassait déjà dans tous les sens. Je me souviens avoir été frappé par la force que les gens pouvaient avoir: à mains nues, ils arrachaient des poteaux, des piquets, des arbres, des pavés… Je me souviens aussi d’agriculteurs qui se promenaient avec une pique flanquée d’une tête de cochon plantée à son bout.»

«À peine débarqués à Bruxelles, on voyait que ça cassait déjà dans tous les sens. Je me souviens avoir été frappé par la force que les gens pouvaient avoir: à mains nues, ils arrachaient des poteaux, des piquets, des arbres, des pavés…»

Gustave Wuidart

Vitrines brisées, aubettes de journaux détruites, voitures et tramways incendiés, rues dépavées… En quelques heures, Bruxelles est littéralement retournée par les manifestants. Une colère explosive, mais une colère organisée aussi. José Happart, alors jeune agriculteur et syndicaliste agricole, se souvient d’«un camion venu de Flandre dans lequel il y avait des manches de pioches, de pelles, des gourdins en bois… En trois minutes il a été vidé par les manifestants». Un vrai «champ de bataille».

«C’était un peu la revanche de la campagne qui venait rosser la capitale, analyse Fernand, qui y voit des parallèles avec le mouvement des gilets jaunes, apparu fin 2018. À l’époque, il y avait un fort sentiment de supériorité vis-à-vis des agriculteurs.»

Commando de basse-cour

D’un bout à l’autre du cortège, un homme concentre sur lui toute les haines. Des pancartes le représentent décapité, pendu ou – plus sobrement – dans un cercueil. Sur un calicot, on peut lire en néerlandais: «Hitler a exterminé les Juifs, Mansholt les paysans.»

Sicco Mansholt est l’homme à abattre. Premier commissaire européen à l’Agriculture, il a pondu une réforme qui ambitionne de révolutionner et de moderniser l’agriculture. Résumé en trois mots: agrandissement, spécialisation et mécanisation. De quoi signer la fin de l’agriculture paysanne, familiale. Le Néerlandais, pourtant socialiste et lui-même agriculteur (mais grand propriétaire terrien), exprime à l’époque le fond de sa pensée avec le tact d’une moissonneuse-batteuse aux agriculteurs: «Get big or get out» (agrandissez-vous ou disparaissez, NDLR). Pour garantir la rentabilité du secteur et un niveau de revenus suffisant, Sicco Mansholt estime que la moitié des dix millions d’agriculteurs que comptent alors la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la France, l’Italie et l’Allemagne devront laisser leurs bottes à la grange et changer de métier.

Pourtant, à l’époque déjà, l’agriculture s’écrème. Dans l’édition du quotidien Le Soir du 23 mars 1971, on lit que la population agricole a diminué de moitié en vingt ans. Les agriculteurs dénoncent l’écart entre le prix qui leur est payé (fixé par la CEE) et le prix payé par le consommateur. Et ils s’estiment oubliés par les pouvoirs publics. José Happart n’est pas encore ministre de l’Agriculture (un poste qu’il occupera entre 1999 et 2004) ni même engagé en politique, mais en 1974, constatant que la Déclaration de politique générale du nouveau gouvernement belge ne comporte aucun volet «agriculture», il organisera avec une soixantaine d’autres jeunes agriculteurs, bien décidés à se faire voir (et entendre) du politique, un «véritable commando» au cours duquel poules, pigeons, cochons et même un taureau seront infiltrés au sein de l’hémicycle du Sénat.

Sur un calicot, on peut lire en néerlandais: «Hitler a exterminé les Juifs, Mansholt les paysans.» Sicco Mansholt est l’homme à abattre. Premier commissaire européen à l’Agriculture, il a pondu un projet de réforme qui ambitionne de révolutionner et de moderniser l’agriculture. Résumé en trois mots: agrandissement, spécialisation et mécanisation.

Des animaux, on en retrouve aussi le 23 mars 1971 dans les rues de Bruxelles. «Une vache est lancée à fond de train dans les escaliers (de la Bourse, NDLR). Suivent une chèvre (…) et des poulets vivants qu’on lance en l’air jusqu’à ce que mort s’ensuive[1] Autres temps, autres mœurs. Le bilan humain est lourd lui aussi. Une centaine de blessés dont plusieurs graves et un mort, un jeune agriculteur touché à la nuque par une grenade lacrymogène. À une époque où les chaines d’info et les fils Twitter n’existent pas, c’est devant le téléviseur qu’on découvre, en soirée, le premier bilan de cette journée inimaginable.

«Tout le monde a été pris de court, se remémore Gustave Wuidart. Les agriculteurs, mais aussi les politiciens et la police», qui n’avaient pas anticipé un tel niveau de participation et de débordements. Pour donner une idée du chaos, Marjolein Visser, professeur en agroécologie à l’Université libre de Bruxelles et spécialiste de l’histoire sociale du monde agricole, cite cette anecdote rapportée par un agriculteur présent le 23 mars 1971: «La maréchaussée essayait de faire peur aux manifestants, mais, à l’époque, beaucoup d’agriculteurs travaillaient encore avec des chevaux de trait. Alors, quand la police chargeait, ils parvenaient à prendre les chevaux par les rênes et à les arrêter. Il y avait une vraie panique du côté de la police.»

Mais ce n’est pas uniquement du fait de sa violence que la manifestation de 1971 est restée dans les annales. C’est aussi parce qu’elle a marqué un tournant dans l’histoire moderne de l’agriculture; l’écriture, tambour battant, des premières pages de son chapitre européen; le SOS à l’unisson d’un secteur en crise, s’estimant soumis à des législations hors sol. Deux jours plus tard, le jeudi 25 mars, à l’issue d’un marathon nocturne, les six ministres européens de l’Agriculture réunis en Conseil annoncent des augmentations de prix pour les agriculteurs. Quant au plan «Mansholt», adopté en 1968 et depuis sous le feu des critiques, il sera revu à la baisse en 1972, se réduisant à trois directives européennes portant sur la modernisation, la cessation d’activité et la formation.

Gueule de bois

«Après 1971, vu les dégâts qu’il y avait eu, les agriculteurs n’osaient plus manifester. Personne n’était prêt à se remettre en route», avance Fernand Tasiaux. En dehors d’actions «chocs», comme les saccages de McDonald’s dans les années 90 ou le déversement de stocks de lait devant la Commission européenne en 2009, la contestation agricole à grande échelle est peu ou prou restée en jachère.

Jusqu’à ce début d’année 2024. Aujourd’hui pensionné, Fernand, l’agriculteur condruzien, a rebattu le pavé les 1er et 26 février dernier à Bruxelles. Des cortèges de plusieurs centaines de tracteurs ont pénétré la capitale, point d’orgue de nombreuses actions de blocage de routes et de supermarchés à travers le pays. Les manifestants n’étaient plus à pied et en habit du dimanche, mais à bord d’imposants tracteurs ultramodernes. Les rues étaient moins bondées qu’en 1971, forcément, puisque le nombre d’agriculteurs a lui-même dégringolé. S’il restait encore 115.000 exploitations en 1980, on en comptait moins de 40.000 en 2021[2]. «Get big or get out»

Un point commun avec 1971 cependant: la convergence d’un monde agricole par essence hétérogène. Les problèmes d’un éleveur ardennais ne sont pas les mêmes que ceux d’un grand céréalier de Hesbaye ou d’un petit producteur laitier. «On a une agriculture très diversifiée, confirme Marianne Streel, présidente de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA). Chacun amène son secteur, son mode de production, ses problèmes dans le débat. Mais c’est l’entièreté du secteur qui est touchée. Et ici, on voit bien que la crise est généralisée.»

«On a une agriculture très diversifiée. Chacun amène son secteur, son mode de production, ses problèmes dans le débat. Mais c’est l’entièreté du secteur qui est touchée. Et ici, on voit bien que la crise est généralisée.»

Marianne Streel, présidente de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA)

Une crise conséquence d’une extrême complexification des enjeux, nous explique Marjolein Visser: le petit Marché commun à six États est devenu un monde globalisé, traversé d’accords de libre-échange. Entre le producteur et le consommateur se dressent une industrie agroalimentaire et une grande distribution toujours plus puissantes. Les tâches quotidiennes des agriculteurs sont parfois moins rythmées par les saisons que par les exigences bureaucratiques et les réglementations. Sans oublier les enjeux environnementaux et climatiques qui pèsent aujourd’hui dans l’équation.

Pour Marianne Streel, les revendications sont pourtant claires et unanimes, et ce pour la première fois dans l’histoire de la PAC: «Une hausse des revenus, de la simplification administrative et des législations réalistes et réalisables, qui tiennent compte de l’agronomie. Dans la grande majorité des pays européens, les agriculteurs sont en colère et réclament la même chose: ça aussi c’est historique.»

Avec ses 40 années de syndicalisme derrière lui, Gustave Wuidart modère son optimisme. «On est chaque fois les dindons de la farce. À chaque manifestation, on espère, mais rien ne se passe. On est comme des ânes qui courent après la carotte… Mais, en attendant, les agriculteurs disparaissent.» Aux chiffres de celles et ceux qui quittent le métier, il faut ajouter ceux – non comptabilisés par les pouvoirs publics – des suicides. Deux connaissances du métier de Gustave Wuidart ont récemment mis fin à leurs jours. «Mon fils, qui avait repris la ferme, a arrêté en 2022. Ça m’a fait quelque chose, mais il m’a dit: ‘Papa, si je continuais, je me suicidais’.»

[1] Le Soir, 24 mars 1971.

[2] https://doc.statbel.fgov.be/publications/S510.01/S510.01F_Chiffres_cle_agri_2022.pdf

 

Clara Van Reeth

Clara Van Reeth

Journaliste jeunesse, aide à la jeunesse, social & Contact freelances, illustratrice.eur.s, stagiaires & partenariats (médias, projets, débats)

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