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Regard critique · Justice sociale

Vu d'Europe

À Budapest, vivre sans toit,
c’est défier la loi

Restriction des hébergements d’urgence, suppression des aides au logement, interdiction de dormir dehors… En Hongrie, plus de 5.000 personnes vivent dans la rue chaque soir. Face à cet abandon du gouvernement, l’association des avocats de rue «Utcajogász» combat cette injustice en leur offrant une assistance juridique en matière de logement.

Sarah Costes 03-12-2025 Alter Échos n° 526
Une vingtaine de bénévoles offrent une aide juridique aux SDF afin de les aider à obtenir des logements sur la Place Blaha Lujza tér, à Budapest. Crédit : Sarah Costes

András Lakatos erre depuis 33 ans, entre rues pavées, souterrains, gares, métros. Pour survivre, il vend le journal Fedél nélküli depuis trois ans dans les rues de Budapest. Il tente de se souvenir: «Je suis sans domicile fixe depuis 1990. J’avais 40 ans. Maintenant, je suis à la retraite depuis huit ans. En tant que citoyen américain sur le sol hongrois, ma pension est très faible.»

L’homme de 73 ans, sac à dos kaki sur les épaules, fait partie des 5.000 personnes qui vivent dans la rue ou en hébergement d’urgence en Hongrie (dont la moitié vit sans domicile depuis plus de dix ans), selon le dernier rapport «Regard sur le mal-logement en Europe», publié en octobre 2025 par la Fédération européenne des organisations nationales travaillant avec les sans-abri (Feantsa) et la Fondation pour le logement. Un chiffre contesté par certaines associations – qui comptent au moins 20.000 sans-abri dans le pays – et qui, de l’aveu de la Feantsa elle-même, constitue «très certainement une forte sous-estimation de l’ampleur réelle du phénomène» en raison de «l’absence totale de financement public alloué à cette collecte en 2024».

Depuis 2018, dormir dans la rue est un délit. Le gouvernement de Viktor Orbán interdit aux sans-abri de passer la nuit dehors sous peine d’amende, voire d’emprisonnement. Avec des aides personnelles au logement supprimées et une proposition de loi déposée en mai dernier interdisant tout financement venant de l’étranger aux structures «qui menacerait la souveraineté» du pays, la situation est critique pour les sans-domicile fixe (SDF). «Le climat de répression à l’égard de la société civile a conduit certaines organisations œuvrant auprès des personnes sans domicile à renoncer aux financements publics pour préserver leur indépendance», précise la Feantsa.

Depuis 2018, dormir dans la rue est un délit. Le gouvernement de Viktor Orbán interdit aux sans-abri de passer la nuit dehors sous peine d’amende, voire d’emprisonnement.

Leilani Farha, avocate et ancienne rapporteure spéciale des Nations unies sur le droit à un logement digne et le droit à la non-discrimination, soulève des inquiétudes quant au «traitement inhumain ou dégradant des sans-abri et des personnes sans logement». Elle juge la situation «cruelle et incompatible avec la loi internationale relative aux droits de l’homme». Pourtant, l’Union européenne espère, avec le plan Zéro Sans-Abri de février 2022, ne plus avoir de SDF dans les rues en 2030. Un objectif qui a été ratifié par tous les États membres, dont la Hongrie.

 

«La résidence habituelle dans un espace public est interdite.»
Article XXII, section 3, de la loi fondamentale de la Hongrie

Criminalisation du sans-abrisme

András regarde sa montre. 14 h 50. «Ils vont bientôt installer le stand», assure l’homme, casquette orange sur ses cheveux mi-longs grisonnants. «Plus que dix minutes.» Autour, les premiers arrivants se mettent les uns derrière les autres.

«On est là!» Une table blanche et quatre chaises pliantes dans leurs mains, les deux bénévoles de ce vendredi, tous deux la cinquantaine, arrivent d’un pas déterminé. L’installation est rapide. Márta, conseillère juridique, met en place la pancarte à gauche de la table, près de la fontaine. Elle explique: «Le nom de l’association est plus visible sur la place publique. Il est aussi plus facile d’aller sur place que dans des locaux pour ceux qui n’ont pas de possibilité de prendre une douche, de s’habiller proprement.» L’écriteau blanc sur fond rouge, à la fois repérable de loin, mais discret, affiche:

«Utcajogász

Service d’assistance juridique

Tous les vendredis, entre 15 et 17 heures

Place Blaha Lujza tér»

Márta accueille les premiers bénéficiaires à la table. Elle fait partie des 25 bénévoles de l’Utcajogász, «L’association des avocats de rue», en français. Étudiants en droit, juristes, avocats, apportent, depuis 2010, une aide juridique gratuite aux personnes les plus démunies, la plupart des sans-domicile fixe (SDF) et des personnes qui ont un logement précaire. L’organisation, basée à Budapest, défend leurs intérêts, les représente devant le tribunal ou leur apporte des connaissances juridiques. L’objectif est de lutter contre l’État qui criminalise les sans-abri.

Aujourd’hui, Márta aide à faire valoir leurs droits en les aidant dans leurs démarches administratives. Elle salue András d’un hochement de tête. Ce dernier lui rend un sourire franc. L’homme connaît bien l’Utcajogász. Il épaule les bénévoles depuis trois ans. Pour cet ancien mécanicien automobile, «cette association est une manière juste de rétablir l’ordre».

Une amende de 50.000 forints

Les jets d’eau de la fontaine jaillissent au centre de la place Blaha Lujza, située à cheval sur les 7e et 8e arrondissements, entre les quartiers populaires d’Erzsébetváros, de Palota, et de Népszínház, au nord-est de Budapest. Chaque année, de nombreux SDF trouvent refuge sur cette vaste place entourée de grands immeubles en briques beiges tapissés de publicité.

Une pile de dossiers dans les mains, Rita*, à l’écart du groupe, jette des regards furtifs vers la table. La sexagénaire a déjà reçu deux avertissements pour avoir dormi dans un des passages souterrains de la ville. Elle espère que l’association pourra l’aider à trouver un logement d’urgence. Sinon, au quatrième avertissement de la police hongroise, elle risque une amende de 50.000 forints, soit près de 130 euros. Une amende qu’elle ne pourra pas payer et qui pourrait dès lors la conduire en prison.

Plus de 2.000 personnes mal logées condamnées

«Le gouvernement enlève les sans-abri de la rue, mais ne propose pas de solutions en parallèle. C’est la mentalité: si on ne peut pas les voir, ils n’existent pas», regrette Eniko Gyarfas, juriste bénévole pour l’association depuis 2013. Après une pause de cinq ans, elle est revenue en 2021. Pour elle, l’Utcajogász est un moyen de lutter pour une société plus juste, contre la discrimination envers les personnes les plus démunies. «Je me bats pour que chacun ait accès à un logement décent», prône-t-elle en pesant chacun de ses mots.

Lors de son retour, la juriste d’une quarantaine d’années a représenté un sans-abri incriminé pour avoir dormi dans une rue de la capitale. La justice a changé la peine de prison en travaux d’intérêt général. Une petite victoire pour l’Association des avocats de rue qui demandait qu’aucune sanction ne soit infligée. Plus de 2.000 personnes mal logées ont déjà été condamnées, dont 24 ont été envoyées en prison pour récidive. «La loi punit les gens en fonction de leur statut social et non de leur délit», se désole Eniko.

Selon les dernières estimations de la Fondation pour le Logement des défavorisés et de la Feantsa, en 2025, près de 1,3 million de personnes n’ont aucun endroit où dormir, chaque nuit, dans l’Union européenne. Une augmentation de 70% en dix ans. Et ce nombre n’est pas près de diminuer. Encore moins en Hongrie, où des mesures aggravantes ont été prises. «La vie en Hongrie est devenue très chère alors que le montant des prestations reste faible», déplore Eniko Gyarfas. Un très grand nombre de Hongrois s’endettent. Depuis 2009, le pays est piégé dans la tourmente de la crise économique accentuée par les décisions de son gouvernement conservateur. Selon le dernier rapport d’Eurostat, le taux d’inflation hongrois s’élève à 4,8% entre mars 2024 et mars 2025 et les prix immobiliers ont connu une hausse de 15% en 2025. Le pays figure parmi les États européens les plus touchés par la hausse des prix (le taux d’inflation annuel de l’Union européenne s’établit à 2,5%).

«L’organisation rend la justice accessible à tous»

Pour András Lakatos, l’Association des avocats de rue permet «une répartition équitable du logement et des droits sociaux». En 2023, elle a permis d’aider près de 2.000 personnes précaires. Parmi ces dernières, un infirmier sur le point d’être expulsé par la municipalité du district VII, a pu garder son logement. «L’organisation rend la justice accessible à tous», se réjouit le bénévole.

Selon les dernières estimations de la Fondation pour le Logement des défavorisés et de la Feantsa, en 2025, près de 1,3 million de personnes n’ont aucun endroit où dormir, chaque nuit, dans l’Union européenne. Une augmentation de 70% en dix ans. Et ce nombre n’est pas près de diminuer. Encore moins en Hongrie, où des mesures aggravantes ont été prises.

Certaines affaires ne se terminent pas toujours aussi bien. Il y a cinq ans, Andor, 41 ans, n’a pas échappé à l’expulsion de son logement, situé dans le nord de la capitale hongroise. Cicatrice sur la partie gauche de son front, l’homme chétif se pose sur la chaise en face des deux bénévoles. Márta examine ses papiers. Du jour au lendemain, Andor n’a plus eu ni logis ni aide financière. Le soir, il dort dans sa voiture. L’association fait son possible pour prouver l’illégalité de son expulsion. En attendant, Márta tente de lui trouver un endroit où dormir autre que son véhicule.

Elle ne compte plus les personnes qu’elle a dû aider. Pour elle, ce sont les deux faces d’une même pièce: «Les personnes osent venir vers nous et nous connaissent de plus en plus, mais cela veut aussi dire que le problème ne se résout pas.» Sur la place Blaha Lujza tér, en ce vendredi après-midi, dix personnes attendent déjà leur tour. Avec ce plan d’éradication des sans-abri, la Hongrie, plutôt que de les aider, préfère les dissimuler.

 

(*) Le prénom a été modifié.

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