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Migrations

50 ans de migration turque: sur les traces belges à Emirdag

En Belgique, les commémorations du cinquantième anniversaire du début de la migration par le travail des Turcs vers la Belgique 1 ont permis de braquer quelque peu les projecteurs médiatiques sur la situation de la communauté turque de Belgique. Sur les quelque 155 000 personnes d’origine turque vivant en Belgique (source UCL-CECLR), plus de la moitié serait originaire des villages d’Emirdag. Alter Échos a parcouru 3 000 kilomètres à la recherche des traces belges dans l’arrondissement anatolien pour comprendre l’impact des mouvements migratoires sur leur pays d’origine.

En Belgique, les commémorations du cinquantième anniversaire du début de la migration par le travail des Turcs vers la Belgique 1  ont permis de braquer quelque peu les projecteurs médiatiques sur la situation de la communauté turque de Belgique. Sur les quelque 155 000 personnes d’origine turque vivant en Belgique (source UCL-CECLR), plus de la moitié serait originaire des villages d’Emirdag. Alter Échos a parcouru 3 000 kilomètres à la recherche des traces belges dans l’arrondissement anatolien pour comprendre l’impact des mouvements migratoires sur leur pays d’origine.

Une enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

« À force de ne croiser que des Turcs originaires d’Emirdag, il paraît que certains Belges se demandent si Emirdag ne serait pas le nom d’un territoire plus grand que la Turquie », relate avec amusement Ahmet Urfali, l’écrivain auteur d’un important Atlas historique et culturel d’Emirdag de référence sur cette localité. Il est vrai qu’en se promenant dans certains quartiers bruxellois de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek, il a de quoi nourrir la petite blague belge tant « la marque Emirdag » est présente dans l’espace public. On peut ainsi admirer les affiches électorales de candidats originaires d’Emirdag sur la vitrine du café d’Emirdag (chaussée de Haecht) après avoir goûté aux boulettes de viande « Emirdag Köftecisi » (place Liedts) à moins de préférer les « Emirdag salami » enrobés dans le pain de campagne « Emirdag somun ekmek » disponible dans la boulangerie Emirdag (rue de Josaphat) sans oublier les cafés, la nourriture, les épiceries et autres commerces portant la même dénomination.

Emirdag, qui signifie littéralement « la montagne d’Emir » en référence au commandant seldjoukide Emir Mengücek qui s’y était replié avec ses troupes lors de la bataille de Bolybotum (Bolvadin) contre les Byzantins en 1116, est un arrondissement situé dans la partie nord-est de la province d’Afyon (Turquie). Il s’étend sur une superficie de
2 213 km² et est constitué de 70 villages, 5 centres-villes et 25 quartiers. Les traces belges y sont à première vue très peu visibles : petit magasin qui porte l’enseigne de « Brüksel Tekel », des agences de voyages qui annoncent les prochains vols à destination de Bruxelles, des avocats spécialisés dans les démarches administratives belges et un café turc dénommé « Bürüksel AB Cafe ». « On aurait pu penser à ériger un monument pour commémorer les premiers départs vers la Belgique, mais l’absence de signes ne signifie pas un manque de liens. Les Emirdagli ont toujours été un peuple de migrants depuis plus de 350 ans en provenance du Turkestan en Asie centrale. Aujourd’hui, on estime qu’il y a 320 000 Emirdagli dans le monde dont une moitié vit dans la grande ville voisine d’Eskisehir et l’autre moitié en Europe, et plus particulièrement en Belgique. La migration vers la Belgique a permis d’améliorer considérablement les conditions de vie des personnes originaires d’Emirdag et les gens manifestent un certain attachement pour la Belgique surtout quand ils en sont loin pendant leurs vacances. Mais il n’y a pas que de bons points dans cette affaire puisqu’on constate une grosse perte de l’identité culturelle et de certaines valeurs en diaspora », commente Ahmet Urfali, qui préside par ailleurs l’association culturelle Esab regroupant la communauté d’Emirdag installée dans la ville universitaire d’Eskisehir.

 

 

Trop d’écoles et pas assez d’écoliers

Pendant ce temps, au centre-ville d’Emirdag, le nouveau bourgmestre Ugur Serdar Kargin (MHP, Parti d’action nationaliste) griffonne sur un bout de papier le croquis du futur parc en forme de drapeau turc qu’il est en train de faire construire en plein cœur de la ville. Un brin démagogue et revanchard, il ne mâche pas ses mots en dressant le bilan de cette « migration vers la paresse européenne ». « La crise financière et le succès des partis européens d’extrême droite ne peuvent qu’avoir un effet négatif sur les populations étrangères vivant dans les pays européens. Il n’est plus possible d’investir à long terme dans une économie en déclin. Oui, je pense que le phénomène du retour des migrants va s’amplifier et je n’ai qu’un seul message à leur transmettre : rentrez au plus vite au pays! L’Europe a surtout constitué un frein au développement des capacités des Turcs, car ceux-ci sont devenus des paresseux en cherchant à se faire de l’argent facilement. Sans la migration, on aurait pu explorer l’espace. Si j’avais choisi d’émigrer vers Bruxelles, je n’aurais jamais pu devenir ingénieur. Le plus haut niveau de réussite accessible aurait été de devenir patron d’une petite société de nettoyage. Ici, j’ai pu devenir ingénieur pour fonder une fabrique de marbre et me faire élire pour diriger ma municipalité », conclut l’élu nationaliste.

©mehmetkoksal
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Pourtant, en observant le secteur local de l’immobilier à partir du mont Adaçal, un autre signe typiquement belge nous saute aux yeux. Ces luxueuses villas quatre façades érigées par les Belgo-Turcs qui ont visiblement « une brique dans le ventre ». Turgut Karakis, fonctionnaire local du ministère de l’Éducation nationale, explique que « l’arrondissement d’Emirdag compte environ 60 000 maisons dont 50 000 sont inoccupées durant près de dix mois sur l’année. C’est un autre effet négatif assez visible de la migration vers l’Europe, les villages et les écoles se sont vidés. Emirdag comptait 130 villages, contre 60 villages en activité aujourd’hui. À cause des départs vers la Belgique, nous avons été contraints de fermer 70 écoles abandonnées. Pour les enfants villageois qui continuent d’y vivre, nous devons affréter des minibus pour qu’ils puissent continuer à étudier à partir du centre-ville. Nous avons trop d’écoles et plus assez d’écoliers », se désole le fonctionnaire en chef sans se douter d’une situation ironiquement opposée en Région bruxelloise. « Depuis l’année 2000, l’État turc soutient le retour des migrants vers le pays d’origine, poursuit-il. Nous avons même développé un programme d’intégration pour les primo-arrivants en provenance des pays européens afin qu’ils puissent comprendre le fonctionnement du système turc. Aujourd’hui, il est très difficile de convaincre un jeune à Emirdag de faire de longues et coûteuses études en Turquie quand il a rêvé d’avoir la même voiture que le cousin ouvrier vivant à Bruxelles. Nos jeunes ne veulent plus faire d’études, ils veulent surtout se marier pour devenir médecin ou directeur en Belgique. »

De chômeur à Bruxelles à directeur à Emirdag

Ridvan Kavak (22 ans) a quant à lui parcouru le chemin inverse pour devenir directeur. Chômeur en Belgique, il dirige aujourd’hui le seul grand complexe récréatif d’Emirdag, baptisé « Kavaklar » et composé d’un grand terrain de minifoot, d’une grande piscine et d’une salle de mariage. En 2011, en compagnie de ses trois frères Kavak, commerçants de véhicules et gérants d’un supermarché sur la chaussée de Louvain à Saint-Josse-ten-Noode, ils décident facilement d’investir dans la vie économique de leur localité d’origine. Quand la famille cherche une personne de confiance pour gérer les affaires à Emirdag, les yeux se tournent vers le cadet de la famille. « J’aime Bruxelles où j’ai encore beaucoup d’amis, mais je ne trouvais pas de job; alors, lorsque la famille a décidé d’investir à Emirdag, j’ai décidé de venir vivre et travailler ici. Mais je reste toujours attaché à la Belgique où je passe désormais mes vacances », explique en français Ridvan Kavak, finaliste de Top Model Belgium 2011. Le « beau gosse » s’occupe également du nouveau « Snack Mini-Europe – chez Bilo », ouvert uniquement pendant la période estivale pour capter l’appétit des jeunes Belgo-Turcs loin… des frites et des sauces. C’est ainsi qu’on retrouve une friterie typiquement belge avec ses sauces andalouse et pili-pili importées directement de Belgique, son café portugais Delta disponible à Schaerbeek et ses hamburgers oignons cuits « à la façon de Bilo », un ancien commerçant vietnamien de la rue de la Limite à Saint-Josse très populaire au sein de la communauté turque de Bruxelles pour ses spécialités belges.

Commerce

emirdag8_mehmetkoksalL’économie d’Emirdag est essentiellement basée sur l’agriculture, l’élevage du bétail et l’immobilier. Sur la route des montagnes, perchées à plus de
2 000 mètres autour d’Emirdag, on croise de sympathiques villageois qui s’occupent de la transhumance estivale des chèvres et des moutons pour le prix de 15 livres turques (environ 5 euros) par bête et par mois. Des bergers fournissent leur main-d’œuvre tandis que leur famille installée en Belgique se charge de l’investissement animal qu’il convient de traire, de reproduire en vue de le revendre sur le marché de bétail spéculatif d’Emirdag. Le jour de notre visite, le prix du mouton variait entre 8,5 et 9 livres (environ 3 euros) le kilo. « Je viens de vendre 600 moutons à destination d’Istanbul. C’est la règle de l’offre et de la demande et une poignée de main vaut plus qu’un écrit pour conclure la vente », explique Yüksel Calikoglu, l’un des plus grands commerçants en bétail d’Emirdag.

Pendant que les hommes s’occupent du bétail, les villageoises se chargent de la revente des produits laitiers sur le marché historique du yaourt d’Emirdag. On s’y rend pour y acheter le fameux yaourt à base de mouton (« koyun yogurdu ») livré dans sa vidange en aluminium marquée du nom du villageois à qui il convient de la rapporter la semaine suivante. Un rapide micro-trottoir auprès de la soixante de villageoises fait rapidement ressortir les noms de villes belges où vivent des membres de la famille : Schaerbeek, Alost, Lokeren, Namur et Anvers. Au marché d’Emirdag, il y a deux types de clientèle : celle qui vient faire ses achats hebdomadaires et celle qui cherche des informations sur les potentiels candidats au mariage. Une des caractéristiques des Emirdagli est le taux élevé d’endogamie (choix du partenaire de mariage à l’intérieur du même groupe social, géographique et religieux).

Des données inédites recueillies en 2005 et 2011 par l’équipe de la professeure Christiane Timmerman (Université d’Anvers) « montrent que plus de la moitié (56,6%) des couples mariés à Emirdag sont partis vivre à l’étranger ». Dans le même temps « les chiffres provenant de la ville de Gand montrent que 49% des mariages turco-gantois en 2008 étaient réalisés avec des personnes originaires de Turquie (principalement d’Emirdag) ». Il faut savoir que « depuis l’interdiction de la migration de travail en 1974, le regroupement familial est devenu le principal moyen légal des migrants pour venir s’établir en Belgique. Plusieurs études ont montré comment le regroupement familial, et plus spécifiquement la migration par mariage, a rattrapé la migration de travail », écrivent les chercheurs dans une étude publiée par la Fondation Roi Baudouin.

Si la popularité du mariage endogame peut s’expliquer par la pression communautaire sociale, la tradition des mariages arrangés (non forcés) et l’attachement à l’identité nationale chez les Turcs, les Emirdagli se différencient du reste de la population turque par leur taux disproportionné de divorces. Une étude du Conseil de l’Europe montre un très bas niveau de divorces pour la moyenne nationale en Turquie (de 0,4 à 0,7 pour mille habitants entre 1960 et 2002) alors que les estimations pour les couples d’Emirdag dépassent largement ces chiffres selon certains observateurs qui évoquent près de 500 affaires traitées annuellement par le palais de justice d’Emirdag sans compter les cas de divorce prononcés par les tribunaux belges. « Après mes fiançailles, j’ai vécu six années dans la rue Philomène à Saint-Josse, mais je n’ai finalement pas pu résister à la pression de la belle-famille, le stress de la ville et du boulot et les attentes de la famille restée à Emirdag. Bruxelles est une jolie ville, mais je me sentais complètement isolé et exclu par le système. Mon histoire de couple n’a pas non plus résisté à tout cela. Finalement, je suis soulagé d’être de retour à Emirdag où je travaille comme chauffeur », raconte Kamil qui préfère conserver son anonymat.

Pas d’investissement collectif

Sur la petite place abandonnée au centre du village de Karacalar, on rencontre trois personnes âgées assises tranquillement sur un banc en face de la statue du célèbre troubadour soufi local Yoksul Dervis. Le temps fonctionne au ralenti pour ces seniors qui comptent tous de la famille en Belgique. Emirdag est devenu pour eux une grande maison de repos avec ses vastes champs, ses mosquées, son marché hebdomadaire et ses « touristes » belgo-turcs de saison. Chacun rêvait d’avoir son champ, sa maison et son troupeau pour entretenir son clan, et la migration vers la Belgique a sans doute permis de réaliser ce premier rêve des classes populaires villageoises autrefois rejetées par les classes moyennes commerçantes du centre-ville d’Emirdag. Maintenant qu’ils ont eu le champ, la maison et le troupeau, sont-ils enfin heureux pour autant? Rien n’est moins sûr…

Une étude britannique de l’université d’Essex indique que l’ascenseur social éducatif et la réussite économique ont mieux fonctionné pour les enfants de migrants que pour les enfants de parents turcs n’ayant pas émigré. « Oui, l’immigration a eu un impact économique évident pour le développement d’Emirdag, il suffit de comparer les maisons et les routes avec d’autres arrondissements de la province qui n’ont pas autant été affectés par le phénomène migratoire et vous verrez la différence. Mais c’est vrai que les investissements ont essentiellement été réalisés vers la satisfaction des besoins individuels », observe Mustafa Koyuncu, journaliste pour Emirdag Gazetesi. « Voici peut-être un contre-exemple : ce parc d’amitié cofinancé par les municipalités de Haarlem (Pays-Bas) et d’Emirdag. Aujourd’hui, c’est vieillot et pas entretenu, mais à l’inauguration il était vraiment très beau comme savent typiquement le faire ces Hollandais. »

Avec un taux moyen de croissance du produit national brut de 5,2% durant la période 2002-2011 et une perspective moyenne à 6,7% jusqu’en 2017, la Turquie a enregistré une forte croissance économique qui ne semble pas vraiment avoir profité au développement local d’Emirdag et de ses villages. Les salaires moyens en Belgique (1 946 euros) restent supérieurs à ceux en vigueur en Turquie (895 euros). Si on y ajoute une sécurité sociale belge bien développée, un système éducatif européen socialement plus accessible, un centre urbain cosmopolite autrement plus séduisant pour la jeunesse, tout indique que la migration vers la Belgique restera toujours plus attrayante, même après cinquante ans, pour la jeunesse d’Emirdag.

« The Bridge Project »

Sans organisation de jeunesse et sans maison de jeunes, la jeunesse d’Emirdag est livrée à elle-même et ne sait généralement pas comment s’occuper en dehors de quelques cybercafés. Suite à une visite officielle de la Cocof (Commission communautaire francophone du parlement bruxellois) à Emirdag, la Fondation Roi Baudouin a lancé le projet « Pont » (Bridge) en coopération avec l’organisation turque TOG (Fondation des bénévoles de la société) pour développer les capacités des jeunes d’Emirdag (âgés de 16 à 25 ans) et les armer à prendre des décisions importantes (notamment au sujet d’un éventuel projet de migration) dans leur vie future. Le programme prévoit la participation des jeunes Emirdagli à la rénovation d’écoles dans les villages, la lutte contre le réchauffement climatique, des cours sur l’héritage culturel, les droits de l’homme, l’environnement et le volontariat, le rôle des acteurs de la société civile ainsi qu’une rencontre avec des jeunes de Belgique.

1. La signature, le 16 juillet 1964, de « l’accord entre la Belgique et la Turquie relatif à l’occupation de travailleurs turcs en Belgique », marque symboliquement le début de cette migration par le travail

Mehmet Koksal

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