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"Validation des compétences : quel emboîtement avec le monde du travail ?"

29-04-2002 Alter Échos n° 119

La question de la validation des compétences ouvre un champ de questions et de débats très large. Un moment institutionnel important a ainsi été franchi le 22avril avec l’adoption par le CESRW d’un avis sur le projet d’accord entre les trois gouvernemenÈs francophones. Mais les débats et questions se situent aussi à un niveaupédagogique. Pour commencer à le baliser, nous avons rencontré deux spécialistes en la matière, Francis Tilman et Alain Kock.
L’approche institutionnelle et l’approche pédagogique se répondent sans toujours se rencontrer. Lors de notre interview avec Alain Kock et Francis Tilman, ceux-ci n’avaient pas encoreconnaissance du détail de la position du CESRW. C’est pourquoi nous commencerons par leur interview.
1. F. Tilman et A. Kock : la validation des compétences au risque du débat pédagogique?
Francis Tilman1 est enseignant et formateur-chercheur à l’asbl Le Grain. Il a été, comme détaché à la Fesec (enseignement secondaire catholique), unecheville ouvrière de la CCPQ (Commission communautaire des professions et des qualifications). Il en a rédigé les premières notes de travail relatives à laméthodologie d’élaboration des profils de qualification et de formation. Alain Kock2, quant à lui, est permanent au Conseil de l’éducation et de la formation où ila mené depuis deux ans le projet Québec-Wallonie dont s’est largement inspiré l’accord de coopération Communauté-Régions sur la validation descompétences. Ils replacent l’enjeu de la validation des compétences dans une perspective historique et pédagogique, tout en esquissant les chances et les risques du dispositifactuellement en voie d’élaboration.
Alter Échos – La compétence est par excellence un concept fourre-tout. Comment est-il utilisé aujourd’hui par les acteurs qui planchent sur la validation?
Francis Tilman – Effectivement, la compétence est un concept polysémique et transversal, qui permet de penser l’articulation formation initiale, continuée, activitésprofessionnelles et gestion du personnel. Et la validation n’est qu’un aspect de la problématique des compétences. Quand on commence à la discuter d’un point de vue technique,cette polysémie joue des tours. Prenez le travail qui a été fait par la CCPQ pour l’enseignement technique et professionnel : les compétences qui sont formaliséeset ýue la formation doit viser sont prises dans un sens large : c’est-à-dire la capacité à faire quelque chose de complexe que reprend l’accord decoopération. Mais pour être “capable » dans ce sens, il faut que l’individu maîtrise une série de connaissances, d’habiletés, de capacités cognitives etd’aptitudes socioaffectives – d’autres diront savoirs, savoir-faire, savoir-être. Pour passer d’un profil professionnel à un profil de formation, il faut accepter de faire deshypothèses sur les capacités à maîtriser pour pouvoir réaliser ce profil professionnel. Or méthodologiquement, c’est une opération extrêmementfine et complexe! et c’est un débat que la CCPQ n’a pas voulu ouvrir. Elle a raté le coche. Pour caricaturer, on se retrouve donc avec des profils de formation qui simplementdétaillent les profils de qualification. Et puis des programmes qui réécrivent ces profils encore plus en détail. L’opération a consisté àdémultiplier ce qui venait d’être fait, chaque fois en moins bien – on accumule des éléments équivalents de manière linéaire –, sans qu’onait fait d’hypothèses entre la compétence et l’ensemble des éléments qu’il est nécessaire de maîtriser. Et puis sur le terrain, on se retrouve face aux profsqui doivent appliquer des profils d’un niveau trop élevé.
AE – Vous êtes en train de dire que l’économie de ce débat va être faite aussi dans le cadre de la validation?
FT – C’est un risque. Par exemple si on se passe de faire le lien entre la validation et la formation initiale. Ou si tous ces débats pédagogiques complexes n’impliquent pasjustement les pédagogues pour leur faire confronter leurs pratiques et en débattre. Parce qu’il faut formaliser le but à atteindre et aussi comment l’atteindre. Avec uneformation sur le tas, on peut très bien conduire une machine à commande numérique : on va valider le résultat atteint ou les capacités nécessaires (savoirformaliser et anticiper)? Dans le second cas, il faut décliner pour chaque métier une série de capacités dont je postule qu’elles sont en partie transversales.
AE – Vous voulez dire que la validation pourrait être celle des métiers plutôt que celle des compétences?
FT – Oui, or si on valide les emplois, on tourne en rond. Une chose est de décrire les compétences d’un travailleur en exercice, une autre est de dire de quel bagage doit disposerquelqu’un qui sort de la formation professionnelle initiale. C’est pas simple. On peut s’en référer aux trois grands modèles de la formation professionnelle :
> la formation sur mesure (c’est irréaliste sauf pour des choses bien précises sans grande qualification);
> la formation initiale de base, suivie d’une formation sur le tas;
> et la formation initiale comme aptitude face à un environnement changeant (plus un certain nombre d’habiletés professionnelles stricto sensu).
S’il n’y a pas de débat, ni de décision pour définir laquelle de ces orientations on suit – comme cela a été le cas avec la CCPQ –, on en revientà tout focaliser sur le métier, qu’on va se contenter de décomposer. C’est une dérive de la pédagogie par objectifs, par micro-objectifs, qui renvoiemalheureusement à une vision idéologique caduque depuis vingt ans : la vision taylorienne du travail. Or plus personne n’ignore l’énorme différence qui existe entre letravail réel (et sa complexité) et le travail prescrit décrit dans les manuels. Si on suivait ces prescriptions, ce serait le blocage!
Alain Kock – Pour sortir de cette confusion, il faut commencer par bien différencier bilan et évaluation des compétences. Le bilan se rapporte à la gestion du projetprofessionnel individuel et de formation, et c’est une démarche peu normée. L’évaluation des compétences, par contre –, nécessaire pour la validation, seréfère à une norme externe, à un référentiel de qualification. Cette confusion est entretenue par le texte fédéral qui établit le lienentre congé-éducation et validation. Mais les partenaires sociaux semblent avoir bien identifié le problème.
AE – Justement, il y a plusieurs stratégies à l’œuvre en ce moment autour de la validation. Comment les caractérisez-vous?
FT – Je distinguerais quatre acteurs clés.
> Les entreprises, dans une logique d’employabilité, veulent du personnel capable de répondre aux exigences en termes de performance, de changement, etc.
> Les opérateurs de formation, intéressés d’abord par la question du contenu des format
ions, qui veulent avancer sur les stratégies pédagogiques à mettreen œuvre pour atteindre tel ou tel objectif en termes de compétences.
> Ües travailleurs, voulant gérer mieux leurs carrières, ont besoin de savoir quels acquis ils peuvent faire reconnaître pour se situer face à une offre deformation et faire des choix dans un environnement professionnel.
> °t puis les autorités qui, pour le dire sommairement, veulent mettre de l’ordre, et font donc en sorte que ce qu’ils reconnaissent porte sur des objets précis etstandardisés.
AK – Il vaut aussi la peine de distinguer ce qui relève de la certification (sur laquelle débouche la formation initiale), de la validation et de ce que j’appelleraisl’assessment, c’est-à-dire l’évaluation des ressources humaines en entreprise. Les enjeux que chacun de ces quatre acteurs porte dans leur positionnement sur la validation ne vontêtre liés qu’aux deux premiers. Autrement dit, l’assessment a sa logique autonome, et ne sortira pas de l’entreprise. Or on a là affaire à des normes privées,souvent très pointues d’un point de vue méthodologique, et toujours spécifiques.
FT – Ces normes, de fait, ne s’unifieront pas. Pour l’entreprise, l’assessment des compétences relève de la gestion des ressources humaines, et pas de la gestion de la formation.Ces compétences servent en particulier à décider et légitimer les licenciements, déceler des potentiels pour mieux les affecter, et faciliter la négociationsalariale collective. Tout cela pour dire qu’idéalement, un dispositif de validation des compétences doit permettre d’emboîter l’assessment dans des normes collectives,négociées avec les travailleurs et valables au-delà de la norme “locale » en vigueur dans l’entreprise, et assises sur une norme publique élaborée avecl’État, l’enseignement et la formation.
AE – Vous voulez dire que la norme publique est “bien faite » si elle peut servir de balise, d’étalon, aux deux autres types de normes. À l’aune de cela, commentanticipez-vous le succès du dispositif de validation en chantier?
FT – C’est un peut tôt pour répondre, mais je suis persuadé que pour donner un tel sens au terme de qualification, le processus en cours doit se positionner sur les enjeuxpédagogiques de définition.
AK – Il y a aussi bien sûr une série d’enjeux institutionnels : le territoire sur lequel le dispositif est ancré, l’articulation avec les profils de la CCPQ, etc. Lespartenaires sociaux ont en fait longtemps voulu préserver telle quelle la manière dont fonctionne le rapport entre qualification et politiques salariales. À preuve, le faitqu’ils n’ont pas vraiment porté les deux avis du CEF où ils élaboraient un scénario d’élargissement des missions de la CCPQ à la validation descompétences. Mais le conüexte européen, et le fait que quatre des cinq ministres concernés soient socialistes (Onkelinx, Dupuis, Tomas et Arena), cela a certainementaccéléré les choses. Chacun s’est positionné individuellement ces derniers mois, et on reçoit aujourd’hui les deux avis du CESRW et de la Commission bruxelloise.C’est le politique qui amène les quatre acteurs à se rassembler, mais le paysage reste nettement balkanisé, avec d’un côté la CCPQ, de l’autre les profils desclasses moyennes, et encore d’un autre côté les profils du Conseil supérieur de l’enseignement de promotion sociale. Et ces différents travaux sur les compétencesauxquels les partenaires sociaux se sont associés pourraient être capitalisés dans le nouveau dispositif. D’où un espoir de plus de cohérence.
FT – Reste à savoir si le Consortium qui va gérer la validation se contentera de lire les profils de la CCPQ pour s’en inspirer, où s’il associera la Commission. Mais il ya aussi une autre lecture, dont je tenterais l’hypothèse au vu de la manière dont la CCPQ a fonctionné. En fait, les patrons s’en foutent et ce que répercutent les acteurspatronaux qu’on entend politiquement, c’est loin de ce qu’on en pense dans leurs rangs, dans les entreprises. Sur le terrain, on veut des gens au point pour ce qu’on leur demande et c’est tout. Etles syndicats, quant à eux – et je n’ai jamais vraiment bien cerné pourquoi –, ils ne s’intéressent pas au contenu de la formation professionnelle. Cela laisseentrevoir un tout autre scénario, pragmatique: l’enseignement, la formation professionnelle et l’État se mettraient d’accord ensemble, de façon autonome, sur les formations etsur les compétences, et livreraient tout ce matériau à la négociation collective des partenaires sociaux…
2. CESRW : un ancrage plus fort avec les métiers et avec les exigences du marché de l’emploi
Le 22 avril, le Conseil économique et social de la Région wallonne (CESRW)3 a rendu son avis sur le dispositif de validation des compétences sur lequel la Région wallonneplanche avec la Cocof et avec la Communauté française. FGTB, CSC et UWE ont déjà chacune à leur tour ces derniers mois émis des avis sur cetteproblématique.
Le CESRW accorde beaucoup d’importance au dispositif parce qu’il permet “d’une part, de visibiliser et valoriser les compétences acquises par la formation informelle et non formelle et,d’autre part, d’améliorer les passerelles entre opérateurs de formation et d’élaborer ainsi des parcours d’insertion et de formation plus cohérents et plusefficients ».
2.1. “Juge et partie »
Mais le Conseil déplore la trop faible concertation avec les partenaires sociaux, tant dans la définition du système qui a été jusqu’ici gérée endirect entre les gouvernements et les opérateurs de formation, que dans sa prochaine mise en œuvre4. Ce manque, “conjugué au rôle prédominant attribué auxopérateurs de formation et notamment à la confusion entre ‘juge et partie’ qui en découle, compromet fondamentalement la réalisation des objectifs assignés audispositif », au sens où il risque de ce fait de ne pas être en phase avec le marché de l’emploi. Car faute de changements allant dans ce sens, les partenaires sociaux du Conseilrefuseront d’adhérer au système. Le Conseil demande donc une réécriture de l’accord pour ce qui concerne les missions des opérateurs de formation dans le cadre dudispositif, ainsi que pour le rôle à attribuer aux partenaires sociaux, notamment dans le contrôle externe du dispositif. Par exemple, les référentiels de validationne devraient pas être élaborés en passant par une consultation avec les secteurs : ils devraient recueillir leur approbation.
2.2 Besoin de cohérence
Même si les objectifs de la validation sont multiples, le CESRW insiste ensuite pour ne pas la considérer comme une recette miracle pour résoudre tous les problèmes del’emploi et de la formation professionnelle. Elle doit s’emboîter dans l’existant et être complétée par d’autres mesures cohérentes.
> Les différents acteurs concernés doivent parler le même langage. En particulier, il faut éviter la confusion entre certification, validation, et bilan decompétences, ce dernier étant
strictement déclaratif. Or un arrêté royal en préparation chez la mnistre Onkelinx sur le congé-éducations’apprête à créer ce type de confusion. Le CESRW invite donc à s’en référer aux terminologies utilisées par le CEF dans ses avis.
> Même si la validation représente un apport spécifique pour les travailleurs les moins scolarisés, elle ne peut en aucun cas être vue comme un substitut de laseconde chance par rapport à la formation initiale.
> Dans une logique d' »optimalisation des trajectoires de formation », la validation doit faciliter le nécessaire dialogue entre opérateurs sur la correspondance entre les seuils desortie de la préqualification et les seuils d’entrée en formation qualifiante. Elle ne doit en rien s’y substituer.
2.3. Priorités en termes de métiers et de publics
Le potentiel du dispositif étant important, mais sa mise en œuvre devant se faire progressivement, le Conseil abonde dans le sens d’y laisser d’emblée une place pour les personnesles moins bien positionnées sur le marché de l’emploi, à savoir celles qui n’ont pas terminé le secondaire supérieur, celles qui occupent un emploi activé,et celles qui sont dans un parcours d’insertion.
Des priorités sont aussi à prendre en compte à d’autres niveaux. « Une priorité devra être accordée à des métiers techniques et manuels pourlesquels des pénuries de qualification ont été constatées. Le Conseil recommande également de veiller à prendre en compte les besoins à rencontrerdans le secteur non marchand5 et de veiller, dans le choix des compétences et métiers à valider, à l’égalité entre les hommes et les femmes. »
2.4. Valider quoi?
Enfin, le CESRW s’attache brièvement à ce que le dispositif doit valider. « Pour le Conseil, la validation des compétences doit porter sur des savoirs, savoir-êtrecomportementaux liés à l’exercice d’une profession et savoir-faire mesurables, mis en pratiýue dans un contexte donné et transférables dans d’autres circonstances.Le Conseil souligne que la validation des compétences doit porter sur des compétences transférables et correspondant à un seuil d’employabilité de façonà favoriser un ancrage durable dans l’emploi. La validation des compétences doit viser des ensembles cohérents de compétences dans une approche ‘métier’ et non desmicro-
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CCFEE : un avis des partenaires bruxellois
En novembre, Bruxelles Formation déposait devant la Commission consultative formation emploi enseignement6 une note d’orientation détaillée sur la mise en œuvre de lavalidation des compétences par les opérateurs publics de formation bruxellois francophones. En janvier, la Commission – qui rassemble partenaires sociaux et opérateursd’enseignement et de formation – remettait un avis approuvant la perspective adoptée.
Actuellement, elle clôture l’examen d’un nouvel avis, sur l’accord de coopération en matière de validation. Il reprendra les mêmes arguments – en ajoutant un accentparticulier sur la problématique des qualifications intermédiaires –, à savoir :
> l’importance du fait que le dispositif de validation soit public,
> la nécessité d’une bonne articulation avec l’enseignement initial (profils de la CCPQ) et avec la promotion sociale,
> la liaison fonctionnelle du dispositif avec les services publics d’emploi,
> le souci de rendre le système compatible aux initiatives similaires prises en Flandre et dans les autres pays européens.compétences isolées. »
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1 C/o Le Grain asbl, chée de la Hulpe 359 à 1170 Bruxelles, tél. & fax : 02 672 42 24.
2 C/o Cef, bd Léopold II 44 à 1080 Bruxelles, tél. : 02 413 26 21, fax : 02 413 27 11, e-mail : cef@cfwb.be ; site web : http://www.cfwb.be/cef. Il est bien clair qu’Alain Kock ne s’exprime pas ici au nom du Cef ou d’un de ses membres.
3 CESRW, rue du Vertbois 13c à 4000 Liège, tél. : 04 232 98 53, fax : 04 232 98 95, site web : http://www.cesrw.be
4 Notons à cet égard qu’en mars, la Commission consultative du parcours d’insertion a adressé d’initiative un avis à la ministre Arena qui reprend ce type d’argument, maisl’élargit au secteur associatif de la formation professionnelle, qui craint de ne pouvoir jouer qu’un rôle de second plan en matière de validation, alors que le dispositif affirmeune priorité pour les moins qualifiés. Du côté de la Fébisp, la fédération bruxelloise des asbl d’insertion, la même préoccupation està l’ordre du jour.
5 L’importance de la validation pour les compétences et métiers du non marchand a été soulevée dans la “rencontre partenariale” préparatoire auCawa organisée le 11 mars à Wanze, tout en pointant le fait que les compétences d’ordre relationnel sont plus difficiles à valider, voire qu’il n’est pasnécessairement souhaitable de les valider.
6 CCFEE, Laurence Rayane, secrétaire, c/o Bruxelles Formation, avec Louise 166 à 1050 Bruxelles, tél. : 02 626 78 38.

Donat Carlier

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