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Petite enfance / Jeunesse

Un voyage de classe(s) chez les riches parisiens

Des étudiants de banlieue parisienne qui partent à la découverte sociologique d’un des quartiers les plus huppés de Paris. «Voyage de classes» est un livre qui relate cette rencontre entre deux mondes que tout sépare.

Plaza Athénée, un palace du 8ème arrondissement parisien, (c) Rose Trinh, Flickr

Des étudiants de banlieue parisienne qui partent à la découverte sociologique d’un des quartiers les plus huppés de Paris. «Voyage de classes» est un livre qui relate cette rencontre entre deux mondes que tout sépare.

«Il n’y a pas plus enquêté que les pauvres», lit-on dans l’introduction du livre Voyage de classes, soulignant, en creux, le manque d’intérêt des sociologues pour la classe dominante. Difficile de ne pas être d’accord. En Belgique francophone, les enquêtes approfondies sur les catégories les plus aisées de la population sont plus que rares.

En France, un travail original sur les beaux quartiers a été mené sous la conduite de Nicolas Jounin, professeur de sociologie à l’université Paris-8, Seine-Saint-Denis. Plus qu’une enquête traditionnelle, Voyage de classes est un apprentissage aux méthodes de travail propres à la sociologie, une initiation «in vivo» pour des élèves au début de leur cursus universitaire.

C’est aussi un saut dans l’inconnu: dans cet endroit «exotique», en plein cœur de Paris, là où se concentrent les lieux de pouvoir, les boutiques de luxe et d’impressionnants hôtels particuliers. Le 8e arrondissement. Les Champs-Élysées, la Madeleine, le Triangle d’or quadrillent ce quartier où les boutiques ont pour nom Gucci, Louis Vuitton ou Dolce&Gabbana.

Même si l’on accole un peu vite le terme «jeunes de banlieue» à ces étudiants aux profils divers, l’idée du sociologue est bien «d’inverser le sens de l’étonnement». Car il n’est vraiment pas courant, pour un habitant du 8e arrondissement d’être l’objet d’étude de jeunes de 18 à 20 ans, aux trois quarts des jeunes femmes, rarement blanches, résidant aux deux tiers dans la banlieue nord de Paris, et aux parents souvent employés ou ouvriers.

La démarche est osée. Ce «petit combat des étudiants pour la connaissance d’un monde social dominant» n’a d’ailleurs pas toujours été des plus aisé. Il leur a fallu dépasser les appréhensions, découvrir des façons d’être très différentes, essayer de se sentir légitimes, et toujours tenter de mettre à bonne distance ses propres émotions. «Nous avions tous des a priori, témoigne Nedjma Cognasse. Car nous n’avions pas d’expérience et nous avions peur qu’on nous regarde de haut. Nous ne nous sentions pas vraiment à notre place.»

L’éducation aux bonnes manières

Par binômes, les élèves ont dû porter leur attention sur un lieu précis, à plusieurs reprises, et noter leurs impressions, pour tenter de dégager des tendances (vestimentaire, de genre, de couleur de peau).

Une fois passé les premiers étonnements – les voitures de marque, la beauté des lieux, le champagne à l’entrée du magasin Louis Vuitton, et même l’apparence des pigeons; «ils étaient vraiment différents, ils paraissaient propres», écrivait un étudiant –, il a fallu franchir le seuil de certains lieux parfois jugés inaccessibles.

Les élèves ont fait face à des rebuffades ou à des marques de dédain en s’installant dans de grands magasins, des halls d’hôtel ou des cafés prestigieux pour observer le va-et-vient, persuadés, souvent à raison, que le personnel des boutiques les cataloguait comme des intrus, les assignant à leur propre apparence. À chaque fois, il leur faudra objectiver ce sentiment – est-il réel ou fantasmé — par exemple en chronométrant le temps du service.

L’observation est aussi l’occasion de rencontres déconcertantes. Ainsi, deux étudiants qui ont choisi la terrasse d’un café chic nommé Le Village comme lieu d’observation subissent une intrusion qu’ils jugent paternaliste, voire hautaine. Une femme, assise à la table voisine, insistera lourdement pour leur faire goûter son «millefeuille aux framboises à 14 euros». La dame tiendra à leur montrer la façon adéquate de couper le gâteau tout en s’extasiant de sa propre générosité: «Nous vivons un moment unique de partage», dira-t-elle. Unique aussi côté étudiant, mais peut-être moins enthousiasmant. Miguel Cerejo l’a plutôt vécu comme «un partage forcé. On nous a imposé cette dégustation. Déjà que nous ne nous sentions pas très légitimes dans ce café. L’histoire de la bourgeoise qui éduque aux bonnes manières nous a beaucoup gênés, car on subissait l’action.»

Face à ces premières expériences, les étudiants, comme le signale Nicolas Jounin, ont vite tendance à «voir des bourgeois partout». À considérer le 8e arrondissement comme un lieu monolithique fait de clones arrogants, oubliant les «clivages internes à ce milieu». Le cours de sociologie proposera alors un détour statistique afin de nuancer l’image du quartier.

Le 8e est incontestablement un quartier où l’argent coule à flots. «Le revenu annuel d’un foyer fiscal de l’arrondissement est en moyenne de 82.000 euros, alors qu’il est de 23.000 euros dans l’ensemble du pays et de 16.000 à Saint-Denis.» Pourtant, lit-on dans l’ouvrage, «même un ghetto bourgeois a sa part de diversité». Dans le 8e arrondissement vivent des catégories moins aisées, souvent subalternes qui «servent les classes dominantes et les suivent comme une ombre».

On parle ici des concierges, du personnel de maison, parfois des nounous, du personnel de sécurité. Des populations qui vivent dans ce vaste tissu de chambres de bonne cachées sous les toits des grands immeubles haussmanniens. Des chambres au confort précaire. Dans le 8e arrondissement, «un logement sur dix n’a pas sa propre salle de bains, comme à Saint-Denis». Si les revenus sont très élevés, les inégalités le sont aussi.

 

Extrait de «Voyage de classes»

Résumons un peu les caractères exotiques de l’arrondissement, pour qui vient du 93. Il est plus facile d’y trouver un sac à quelques milliers d’euros qu’une baguette de pain; bien qu’ils déplorent cet état de fait, nombre de riverains soutiennent les initiatives qui préservent l’inacessibilité de la zone; on y croise fréquemment ceux que l’on ne voit d’ordinaire que derrière un écran de télé; les administrations y semblent raides et performantes; l’immigration y fait l’objet de louanges quand elle est riche, elle est infériorisée – mais pas dénoncée – quand elle est pauvre; les écoles privées et publiques accueillent des rejetons de familles bourgeoises, mais les secondes comprennent aussi les enfants des employés subalternes que requiert le mode de vie bourgeois.

“L’attitude de nombre d’habitants rencontrés oscille entre bienveillance paternaliste (à l’occasion raciste) et hostilité craintive ” Nicolas Jounin
“Nous n’avions pas d’expérience et nous avions peur qu’on nous regarde de haut.” Nedjma Cognasse, une étudiante

Faire face à l’humiliation

Retour sur le terrain. Après l’observation, les élèves sont allés à la rencontre des habitants et des passants pour tenter de mieux comprendre ce quartier. D’abord via des questionnaires remplis en rue. Puis, par l’étape ultime de l’entretien approfondi.

En rencontrant des élus, des responsables d’associations, des commerçants, les élèves ont contribué à décrire un univers surprenant. Un univers où les jeunes riches se côtoient encore dans des «rallyes», où des hommes et femmes évoquent leurs châteaux en province, où ces mêmes personnes se rencontrent à l’abri des regards dans des clubs prestigieux. Le cercle de l’Union interalliée ou l’Automobile Club de France en sont deux exemples connus. Des clubs qui «fabriquent et unissent une élite», marqués par le sexisme. À l’Automobile Club de France, les femmes n’ont pas le droit d’être membres. Au cercle de l’Union interalliée, elles le peuvent, mais n’ont pas droit de vote. «Le sexisme, dans les cercles et clubs par exemple, fait partie des choses qui m’ont le plus surpris, confie Miguel Cerejo. Surtout que les médias soulignent sans arrêt le sexisme des jeunes de banlieue.»

C’est notamment lors de ces entretiens que des étudiants ont dû faire face à des formes diffuses d’humiliations. Lorsque la distance sociale est «rappelée, mise en scène, voire utilisée» par l’interviewé, qui rabaisse alors son jeune intervieweur. «Nous avons vécu des moments gênants, témoigne Miguel Cerejo. On ne se sentait pas légitimes face à des gens qui ont un statut plus élevé que le nôtre. Mais l’un des objectifs était aussi de faire le tri entre les impressions et la réalité.»

Le caractère «humiliant» des entretiens a considérablement varié selon les interlocuteurs. Mais dans nombre de cas, les interviewés ont subtilement rappelé la position sociale des uns et des autres, via des stigmatisations de groupe, des remarques sur la banlieue, sur le style vestimentaire, sur l’immigration. Ainsi, une certaine madame Damy explique que «la personne qui viendrait de banlieue ici est la bienvenue, mais le contraire n’est pas toujours vrai». Une gardienne d’immeuble, donc l’une des «non-riches» du 8e, évoque la «faune» qui débarque en RER aux Champs-Élysées.

«L’attitude de nombre d’habitants rencontrés oscille entre bienveillance paternaliste (à l’occasion, raciste) et hostilité craintive», explique Nicolas Jounin dans son livre.

Se sentir légitime partout

Parfois, cette hostilité adressée à des groupes sociaux vise plus directement les intervieweurs. Des personnes interrogées arrivent ostensiblement en retard, montrent peu d’intérêt aux questions. La palme, dans ce contexte, revient à madame de Lagontrie qui arrachera le questionnaire des mains des étudiantes pour conduire elle-même l’entretien. «Je pense qu’elle voulait garder le contrôle. Pour elle, c’est comme si on ne valait rien. Nous accorder du temps était déjà à ses yeux comme un honneur exceptionnel», se souvient Nedjma Cognasse. L’étudiante et sa comparse essayent malgré tout de tenter des relances, de rebondir, sans succès. Madame de Lagontrie fait le tri ente les questions puis bute sur celle-ci: «Employez-vous quelqu’un à domicile?» Une question qui provoque un rire gêné de l’interviewée: «Oui, comme tout le monde», répond-elle. «Pour nous, c’était révélateur, explique Nedjma, que nous n’étions pas du même monde, qu’elle ne se considérait pas du même monde que les autres.»

L’attitude hostile de madame de Lagontrie changera subitement lorsqu’elle découvrira que Nedjma parvient à concilier études et travail, afin de vivre en totale indépendance. Tout à coup, l’habitante du 8e évoquera le «courage» de Nedjma, contrastant avec l’assistanat de son fils, qui, lui, vit en colocation à Paris et dont le coût de l’école de commerce est pleinement assumé par la famille. «L’entretien s’est transformé pendant quelques minutes en une rencontre permettant une mise en rapport d’expériences sociales très éloignées», lit-on dans l’ouvrage de Nicolas Jounin.

Pas facile pour de jeunes étudiants de faire face à de telles manifestations d’hostilité. Selon Nicolas Jounin, tous ont fait preuve de «pugnacité et d’audace» pour mener à bien leurs entretiens. Mais pourquoi s’infliger ce sentiment d’écrasement, ces vexations? «Parce que c’est l’un des chemins les plus courts pour aller jeter un œil dans le monde et la manière de penser de ceux qui dominent et jouissent matériellement des hiérarchies sociales et économiques.» Au-delà de la compréhension de l’autre, ce voyage, à seulement dix stations de métro, fut enrichissant pour les étudiants. C’est ainsi que conclut Nedjma: «Ça nous a permis de nous sentir légitimes partout. Nous ne sommes ni tordus ni bizarres et, si nous avons envie de payer notre café 10 euros à l’Athénée, eh bien on peut le faire; ça aide à développer une certaine ténacité, une envie de s’accrocher et de s’imposer.»

 

 

 

En savoir plus

Voyage de classes – des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers. Nicolas Jounin. Éditions La Découverte.

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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