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Regard critique · Justice sociale
Rahul Narain-CC BY 2.0

Teach for Belgium lutte contre les inégalités en formant des jeunes pour enseigner dans des écoles dites «défavorisées». Ce projet, financé par des entreprises, fait grincer des dents dans un secteur attaché à la défense du service public.

«Salut les Colibris! Ce week-end, il n’y a que les Crescendos qui peuvent ‘pitcher’. Je vais négocier pour que vous puissiez participer à la compétition.» Amélie Verkest, tutrice chez Teach for Belgium, veille sur ses jeunes profs comme sur des oisillons. Après une préparation intensive de six semaines pendant l’été, les recrues formées par Teach bénéficient d’un coaching individuel et collectif durant leurs deux premières années de carrière. Cet après-midi, le groupe de profs suivis par Amélie se rencontrent pour partager leurs difficultés. Les grandes vacances approchent, le moral oscille entre excitation et épuisement. «Je ne parviens pas à terminer le programme. J’ai deux élèves qui ne suivent pas, je refuse de les lâcher», s’inquiète une participante. «J’arrive pas à imposer ma discipline. Le problème, au fond, c’est que j’ai envie que mes élèves m’aiment, avoue un confrère. À d’autres moments, je les déteste!» Amélie tempère avec sagesse. «T’es payé pour leur apprendre, pas pour être aimé. Mais sache que tes élèves t’apprécient parce qu’ils ont besoin du cadre que tu leur donnes.» Les participants évoquent les relations compliquées avec les parents, les tensions entre collègues, la difficulté d’expliquer ses choix professionnels à un entourage qui pense soit que «les profs ne font rien», soit que «travailler dans une école défavorisée doit être terrible». On pleure. On rigole. On jure de se voir plus souvent. «Ça fait un peu réunion d’alcooliques anonymes», plaisante un participant, revigoré par ce soutien collectif.

«Ce sont des jeunes qui choisissent l’enseignement par vocation sociale, des jeunes dont le diplôme permettrait parfois de gagner trois fois plus dans le privé.», Yohann Fleury, Teach for Belgium

Depuis 2013, Teach for Belgium a encadré 128 enseignants et reçu plus de 1.300 candidatures. L’asbl fait le tour des campus pour vanter l’engagement citoyen que représente une carrière d’enseignant. «Ce sont des jeunes qui choisissent l’enseignement par vocation sociale, des jeunes dont le diplôme permettrait parfois de gagner trois fois plus dans le privé», se réjouit Yohann Fleury, de Teach. Pour le tuteur, «la clé réside dans l’image que l’on donne du métier». On croise aussi chez Teach des jeunes qui ont déjà l’agrégation mais ne se sentent pas assez préparés et des personnes plus âgées en cours de reconversion professionnelle.

Un projet qui divise

Sur le terrain, les directeurs d’école qui collaborent avec l’asbl semblent unanimement enchantés. L’arrivée de Teach for Belgium ne fait pourtant pas que des heureux. Les syndicats, notamment, lui reprochent de créer un circuit privé parallèle à la formation officielle des enseignants. L’asbl se défend par les chiffres: 85% des profs «Teach» possèdent un titre pédagogique à la fin des deux années de programme (contre 20% à leur arrivée). Mais ce qui heurte surtout les sensibilités, c’est le financement de l’initiative par des entreprises comme IBM, Nestlé, la Fondation Total ou BNP. Les liens entre Teach et McKinsey, puissant bureau de consultance dont la mainmise sur le Pacte d’excellence a été dénoncée dans la presse, font également jaser.

«McKinsey encourage ses collaborateurs à s’engager dans la société, mais notre implication est personnelle.», Philippe Mauchard, administrateur de Teach for Belgium et ex-collaborateur de McKinsey

McKinsey a cofondé Teach for All, réseau qui fédère 148 organisations «Teach» dans le monde. Le consultant a financé l’étude de faisabilité de Teach for Belgium et le CA de l’asbl est présidé par le directeur de McKinsey Belgique, Etienne Denoël. «McKinsey encourage ses collaborateurs à s’engager dans la société, mais notre implication est personnelle», précise Philippe Mauchard, administrateur de Teach for Belgium et ex-collaborateur de McKinsey.

Dans une enquête étayée, le Vif [1] démontre comment Etienne Denoël, proche de l’ex-ministre de l’Enseignement Joëlle Milquet, est parvenu à imposer sa firme de consultance comme partenaire du Pacte d’excellence. Le directeur de McKinsey aurait soufflé le concept même de cette vaste réforme participative à la ministre. Le consultant a ensuite évincé la concurrence en prenant en charge la majorité des travaux sur ses fonds propres ou avec l’appui de mécènes. McKinsey agit «par engagement social, sans doute. Mais l’enseignement francophone est aussi un marché et le secteur ne manque pas de potentiel, notamment sur le plan du développement du numérique», analyse le Vif.

Sur son site, McKinsey se targue de mener une centaine de projets à travers le monde pour améliorer l’éducation grâce aux technologies. Des bénéfices potentiels en découlent aussi pour les entreprises. Dans un rapport signé avec l’Association internationale des opérateurs de téléphonie mobile (GSMA) en 2012, McKinsey estime le marché de la «mEducation» à 70 milliards de dollars d’ici à 2020. «McKinsey conseille tous les secteurs possibles et imaginables de l’économie. Tout ce qu’on réalise par engagement sociétal, on pourra toujours nous accuser de le faire par intérêt», balaie Philippe Mauchard.

 

Culture d’entreprise

À gauche, des voix s’élèvent contre la culture de management promue par le consultant. «C’est l’esprit d’entreprendre, le management par les résultats, le leadership organisationnel, l’égalité des chances, la coopération au service de l’efficacité, la compétition économique, etc. On peut y adhérer ou non. Mais pour ce faire, il faut d’abord que l’on ait conscience que cette idéologie est présente et ensuite constater qu’elle exclut donc l’égalité des places, l’engagement démocratique, l’émancipation», critique le mouvement Changement pour l’Égalité, qui voit dans Teach for Belgium rien de moins que «l’antichambre de la privatisation de l’enseignement»[2]! «Manager, c’est simplement connaître son objectif et mesurer ce qui fait la différence. Ça ne veut pas dire qu’on va gérer l’école comme une usine», nuance Philippe Mauchard.

McKinsey estime le marché de la «mEducation» à 70 milliards de dollars d’ici à 2020.

Aux États-Unis, les 10.000 enseignants recrutés par Teach for America sont encouragés à récolter un maximum de données en classe, à mesurer les progrès de leurs élèves, justifier leurs actions au moyen de cet indicateur, développer leurs compétences sur des plateformes collaboratives. Doctorante à l’Université de Columbia, Maria Noland étudie le projet depuis plusieurs années. Dans sa posture d’anthropologue, elle refuse d’apporter un jugement dans le débat qui oppose selon elle «un matérialisme ancien où les citoyens privilégiés qui contrôlent les lieux de pouvoir ont laissé exister des écoles défavorisées» et «un matérialisme nouveau qui veut donner une chance à tous d’avoir une utilité économique sur le marché». La limite éthique résidant à garantir aux parents la liberté de choisir: «Le risque serait d’arriver à une situation où les pauvres n’auraient pas d’autre choix que de fréquenter une école McKinsey avec des écrans partout.» On n’en est pas là. Mais le sujet vaut bien une thèse de doctorat.

[1] Enseignement, l’étrange omniprésence des consultants de Mc Kinsey, Laurence Van Ruymbeke, octobre 2016.

[2] «Teach for Belgium, l’antichambre de la privatisation de l’enseignement», carte blanche publiée en novembre 2013.

En savoir plus

Alter Echos n°437, «Pacte d’excellence: «Ce projet dépasse toutes nos espérances!»», Cédric Vallet, 25 janvier 2017

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

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