En Irlande, la campagne des élections présidentielles s’est vue chamboulée, fin octobre, par une fausse vidéo générée par intelligence artificielle (IA) montrant la candidate (finalement sortie gagnante des urnes) Catherine Connolly annonçant son retrait de la course. Aux Pays-Bas, l’autorité de protection des données a publié une étude démontrant que les IA ne sont pas neutres politiquement: dans le contexte des élections néerlandaises, elles invitaient plus volontiers les utilisateurs la questionnant à ce sujet à voter soit en faveur de l’extrême droite, soit du parti écologiste. La Belgique a adopté une charte pour cadrer l’usage de l’IA dans les services publics. L’Allemagne teste des radars nouvelle génération, dotés d’IA, pour coincer les chauffeurs utilisant leur téléphone au volant. En France, des vidéos de caméras de sécurité ont montré les voleurs de bijoux en action au Musée du Louvre. Faux! Ces séquences sont montées de toutes pièces, générées par la nouvelle intelligence artificielle d’OpenAI, Sora. On le voit: tous les pays de l’Union européenne (UE), et même du monde entier, font face à des défis inédits en lien avec l’IA et beaucoup se tournent vers Bruxelles pour avoir une idée de la marche à suivre.
Au sein des institutions européennes, le discours est le même depuis 2019 et le début de la prise de conscience des législateurs de la nécessité d’encadrer les usages de l’IA: cette dernière présente énormément «d’opportunités», mais aussi beaucoup de «risques». En 2021, la Commission a fait le grand saut en proposant un règlement sur l’IA – le désormais célèbre «AI Act», qui a commencé à être appliqué en août 2024. Il a pour ambition de rendre l’IA plus éthique, plus sûre et plus innovante, tout en restant à flot face à la concurrence chinoise et américaine. «Le but de l’Europe a été de trouver une troisième voie, entre la Chine qui réglemente à fond, avec une IA aux mains du pouvoir central, et les États-Unis où l’on déréglemente tout», retrace l’eurodéputée Stéphanie Yon-Courtin (Renew Europe), spécialiste des questions numériques. Et si la Californie a récemment décidé d’encadrer l’usage des agents conversationnels, ou «chatbots» (qui recourent à l’IA), sur son territoire, le président américain Donald Trump reste farouchement opposé à l’idée de réguler l’IA à l’échelon fédéral.
Sur le Vieux Continent, le Parlement européen et les États membres de l’UE ont longuement négocié le texte de «l’AI Act», jusqu’à trouver un terrain d’entente. In fine, cette législation – longue de plus de cent pages – classe les utilisations de l’IA selon leur niveau de risque: inacceptable, à haut risque, à risque limité ou présentant un risque minimal. Les systèmes de notation sociale sont par exemple bannis en Europe, de même que la manipulation comportementale ou la reconnaissance faciale massive. Aussi et surtout, les colégislateurs ont fait en sorte de remettre la proposition initiale de la Commission au goût du jour, car en 2021, quand l’exécutif européen l’a publiée, ChatGPT et consorts n’existaient pas encore.
«Au début des négociations de l’‘AI Act’, l’IA n’était pas encore très avancée: c’était l’époque où en achetant une brosse à dents en ligne, une IA nous proposait le dentifrice qui allait avec, mais elle ne faisait rien de plus», se souvient Robert Praas, chercheur au Centre for European Policy Studies (CEPS). Puis les IA dites génératives (c’est-à-dire capables de produire des textes, des images, des sons, des vidéos, etc.) ont inondé le marché mondial. De justesse, les législateurs européens les ont intégrées dans le champ d’application du texte. «Maintenant, on a un texte dit ‘future-proof’, c’est-à-dire qu’il doit être capable de s’adapter aux évolutions technologiques en matière d’IA», détaille encore la députée Stéphanie Yon-Courtin.
Entretenir les vergers
«Il faut rendre à César ce qui appartient à César: l’UE a été la première à encadrer l’IA. Elle a fait de sa législation un étalon-or en la matière, mais cela ne veut pas dire que le texte est parfait», poursuit Robert Praas. Il reste en effet des trous dans la raquette. L’UE a beau répéter que l’IA doit être «éthique», elle n’a par exemple, pour l’heure, rien mis en place pour s’assurer que le droit d’auteur soit respecté (comprendre: que les créateurs soient payés) lorsque des contenus d’écrivains, de musiciens ou de graphistes sont utilisés pour entraîner un modèle d’IA. Le Parlement européen planche actuellement sur un rapport d’initiative à ce sujet.
L’eurodéputé qui chapeaute les négociations s’appelle Axel Voss. C’est un conservateur allemand qui avait déjà négocié l’«AI Act», mais aussi la directive dite «copyright», sur le droit d’auteur. L’objectif du Parlement est de pousser la Commission à proposer un texte visant à combler ce vide. L’eurodéputé écologiste David Cormand a décidé de mener ce combat-là: «Il faut que les IA respectent le droit d’auteur, car sinon, c’est comme si au nom de l’innovation, on donnait le droit à des usines de compote d’aller se servir gratuitement en pommes dans tous les vergers du coin. Faire cela, c’est injuste, c’est du vol, et au bout d’un moment, il n’y a plus de pommes. Parce qu’en fait, il y a des gens qui travaillent pour entretenir ces vergers!»
«Au début des négociations de l’‘AI Act’, l’IA n’était pas encore très avancée: c’était l’époque où en achetant une brosse à dents en ligne, une IA nous proposait le dentifrice qui allait avec, mais elle ne faisait rien de plus.»
Robert Praas, chercheur au Centre for European Policy Studies (CEPS)
Robert Praas cite d’autres failles dans la législation européenne, qui n’interroge ni le niveau des émissions de gaz à effet de serre causées par les systèmes d’IA, ni les conditions de travail des «data labelers», ces petites mains qui annotent les données pour nourrir ces mêmes systèmes – et qui sont donc exposées à tous types de contenus, même les plus violents ou inappropriés. Féru de «swimrun», cette nouvelle discipline mêlant natation et course à pied, le chercheur l’admet: «Même au milieu d’une séance de sport intense, je pense à l’IA, je réfléchis à son avenir et au nôtre.»
La Commission européenne, elle, lie largement l’avenir de l’IA avec celui de l’innovation en Europe. Elle en est persuadée: il faut d’une part qu’un champion européen de l’IA émerge, notamment pour rivaliser avec l’entreprise américaine OpenAI, et d’autre part que les entreprises européennes de tous les autres secteurs l’utilisent autant que possible, pour prospérer encore davantage. «Il n’y a que 13% des entreprises européennes qui ont recours à l’IA, ce n’est pas beaucoup: il y a encore énormément de doutes autour de cette technologie, et les entreprises ont parfois peur de perdre leurs données, ou que ces dernières soient utilisées à mauvais escient», note Stéphanie Yon-Courtin.
Obsession pavlovienne de simplification
Mais les temps changent. Et les priorités aussi. «L’‘AI Act’ a été présenté, négocié et adopté durant une période où l’UE régulait beaucoup sur les sujets numériques et environnementaux. Depuis les élections européennes de 2024, les choses ont changé et les maîtres mots sont devenus ‘compétitivité’ et ‘simplification’, pour ne pas dire ‘dérégulation’, qui est encore un terme tabou aujourd’hui», analyse Simon Carraud, journaliste et auteur du Dictionnaire insolite de l’Union européenne (aux éditions Cosmopole).
De là à reléguer les impératifs liés à «l’éthique» au second plan? «Depuis le début de la mandature, la direction prise, c’est celle de l’annihilation de toute réglementation, quel que soit le problème, sur l’IA comme sur tout le reste. La Commission a développé une obsession pavlovienne et la simplification, c’est sa seule grille de lecture», regrette l’eurodéputé David Cormand. Après s’être penchée sur les règles en matière de durabilité, de défense ou d’agriculture, la Commission européenne entend en effet maintenant proposer une simplification de certaines législations numériques de l’UE, et ce, au nom du regain de la compétitivité en Europe. L’«AI Act» pourrait ne pas en sortir indemne.
«Il faut que les IA respectent le droit d’auteur, car, sinon, c’est comme si au nom de l’innovation on donnait le droit à des usines de compote d’aller se servir gratuitement en pommes dans tous les vergers du coin.»
David Cormand, eurodéputé écologiste
Pour l’expert Robert Prass, en Europe, les considérations éthiques n’ont pas été totalement abandonnées, «mais les enjeux de compétitivité leur font de l’ombre». Début octobre, à l’occasion de la présentation de deux stratégies consacrées à l’IA, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a indiqué qu’elle «souhaite que l’avenir de l’IA se joue en Europe». Son nouveau mot d’ordre? «AI first» – ou «priorité à l’IA». «Le choix du vocabulaire a toujours été un excellent indicateur des préoccupations du moment», note encore Simon Carraud. Ursula von der Leyen en est convaincue: «L’utilisation de l’IA nous permet de trouver des solutions plus intelligentes, plus rapides et plus abordables.» De quoi, selon elle, rendre l’Europe plus prospère et plus compétitive.
«L’UE cherche à marcher sur deux pieds: d’un côté, l’excellence technologique, et de l’autre, l’exigence démocratique, en faisant en sorte que les valeurs fondamentales de l’UE soient respectées à chaque instant. Mais concilier ces deux impératifs n’est pas aisé, car les machines sont vite tentées de balayer d’un revers de main la protection des libertés au nom de la recherche de performance», résume, côté Parlement européen, Stéphanie Yon-Courtin. L’UE échappera-t-elle à la règle selon laquelle un pied est toujours plus fort que l’autre?