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Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

Olivier De Schutter: «Il faut maintenant développer des outils qui favorisent l’expérimentation locale, et préservent des ‘niches’ d’innovation»

L’action locale peut-elle être un levier de transformation sociale? Et, comment articuler les initiatives locales dans un monde global et que pèsent les alternatives et initiatives localisées dans un monde traversé d’inégalités?

(c) Fanny Monier

Éclairage avec Olivier De Schutter, rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté pour l’ONU.

AÉ: Aujourd’hui, c’est au niveau local qu’il faut agir pour sauver la planète, entend-on souvent dire. Mais n’est-ce pas un vœu pieu dans un marché globalisé?

Olivier De Schutter: Tout au cours du XXe siècle, on a encouragé la mise en concurrence des agents économiques et des territoires, dans l’objectif de favoriser des gains d’efficience et de permettre aux plus grands acteurs de réaliser des économies d’échelle, donc de produire à un moindre coût. Une grande partie des efforts d’harmonisation à l’échelle de l’Union européenne, notamment, visait cet objectif: il s’agissait de favoriser la production de masse pour la consommation de masse. Nous arrivons au bout de cette logique qui opère au détriment d’une logique territoriale et impose de l’uniformité, au lieu de favoriser la diversité. C’est pourquoi il faut maintenant développer des outils qui favorisent l’expérimentation locale, et préservent des «niches» d’innovation.

AÉ: Mais comment?

ODS: Nous avons pour cela deux outils. On peut d’abord songer à introduire un droit à l’expérimentation des collectivités locales. C’est le cas en France depuis 2003: des collectivités peuvent déroger aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences pour une durée maximale de cinq ans, afin de conduire une expérience ensuite évaluée par le Parlement en vue d’une prolongation ou d’une généralisation éventuelles. C’est sur cette base, par exemple, qu’a été introduit en France le revenu de solidarité active en 2007 (à présent généralisé) ou qu’est conduite actuellement l’expérience des Territoires zéro chômeur longue durée, qui couvre 60 municipalités. On peut aussi protéger certaines niches d’expérimentations territoriales en faisant un usage intelligent des conditionnalités en matière commerciale.

 

«La relocalisation est une source de résilience: réduire la dépendance à l’égard des chaînes longues d’approvisionnement, c’est réduire le risque d’une rupture de l’approvisionnement, lorsque, pour des raisons géopolitiques, sanitaires ou climatiques, ces chaînes se brisent.»

L’introduction de conditionnalités sociales ou environnementales permet d’améliorer la protection des droits au travail et de l’environnement, dans un territoire donné, sans que les entreprises auxquelles on demande de contribuer à la transition aient à faire face à une concurrence déloyale issue de l’importation de marchandises ou de services de l’étranger. C’est tout l’enjeu de la «taxe carbone» (le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières) que la Commission européenne a proposée, qui étend en substance aux importations dans l’Union européenne les contraintes issues du système européen d’échange de quotas d’émission. Dans les deux cas, il s’agit de préserver des espaces d’innovation, permettant de progresser dans certains domaines essentiels à la mue écologique et sociale des sociétés, sans que la concurrence ou les marchés viennent l’empêcher d’émerger.

AÉ: Pourquoi est-ce vertueux de relocaliser et sur quels enjeux faut-il le faire prioritairement?

ODS: Il y a trois grandes raisons de favoriser la relocalisation. C’est une source de résilience: réduire la dépendance à l’égard des chaînes longues d’approvisionnement, c’est réduire le risque d’une rupture de l’approvisionnement lorsque, pour des raisons géopolitiques, sanitaires ou climatiques, ces chaînes se brisent. Deuxièmement, la relocalisation a des effets multiplicateurs sur l’économie locale: les montants qui vont aux fournisseurs de biens et services établis sur le territoire sont réinvestis dans celle-ci, créant de l’emploi et des débouchés pour les entreprises. En outre, dans certains domaines, les circuits courts jouent en faveur des petits producteurs, moins concurrentiels car travaillant à plus petite échelle, et moins en mesure de satisfaire les attentes des grands acheteurs, notamment en termes de volumes, qui dominent les longues chaînes d’approvisionnement.

«Un nouveau rôle se propose pour les collectivités publiques: il est de créer des espaces permettant à ces initiatives citoyennes d’émerger, en facilitant la mise en réseau, en apportant une expertise et l’accès à un capital de départ, et en levant les obstacles administratifs ou réglementaires. C’est l’idée de l’État ‘partenaire’, ou ‘facilitateur’, que nous sommes quelques-uns à mettre en avant.»

En ce sens, la relocalisation, c’est la promesse d’une économie plus inclusive et diversifiée, donnant à chacun sa chance, et notamment aux très petites entreprises et aux entreprises petites ou moyennes. Enfin vient l’argument de l’autodétermination démocratique: une production locale est une production sur laquelle on peut plus facilement exercer un contrôle, par des réformes réglementaires ou un usage intelligent des subsides ou de la fiscalité. Et c’est bien entendu aussi une production à laquelle les consommateurs eux-mêmes ou les travailleurs peuvent participer, dans un système coopératif ou reposant sur de l’autogestion ou une démocratie d’entreprise. Ces arguments sont importants pour la fourniture des biens et services essentiels, dans les domaines de l’alimentation, de l’énergie ou des soins de santé en particulier. C’est donc dans ces domaines que la réflexion a le plus progressé. Mais ces mêmes arguments valent, par exemple, pour la fabrication des semi-conducteurs, enjeu stratégique majeur à venir, ou pour la communication: comment ne pas s’inquiéter que tous les grands acteurs de la Big Tech – les Google, Amazon, Facebook, Apple ou Microsoft, lesdits «Gafam» – soient aujourd’hui américains?

AÉ: Sur l’énergie justement, les coopératives citoyennes d’énergie sont un exemple d’action locale. Mais comment en faire un levier de transformation sociale?

ODS: Les coopératives d’énergie citoyenne se multiplient, surtout dans l’éolien et dans le solaire. Il y a là un passage de systèmes centralisés et à grande échelle à des systèmes décentralisés et à plus petite échelle. Peu à peu, ces îlots forment des archipels, et de ces archipels on peut passer, avec le temps, à la formation de nouveaux continents… Mais, au-delà de la question de savoir quand ces innovations auront une ampleur qui leur permettra de se poser en concurrentes du régime dominant, le gain civique est considérable: les gens travaillent ensemble, et ils passent d’une démocratie de l’élection, qui mobilise une fois tous les cinq ou six ans, à une démocratie du «faire», dans laquelle chacun et chacune cherche au quotidien à être acteur, à transformer son environnement immédiat, sans attendre que le signal vienne d’en haut. Un nouveau rôle se propose pour les collectivités publiques: il est de créer des espaces permettant à ces initiatives citoyennes d’émerger, en facilitant la mise en réseau, en apportant une expertise et l’accès à un capital de départ, et en levant les obstacles administratifs ou réglementaires. C’est l’idée de l’État «partenaire», ou «facilitateur», que nous sommes quelques-uns à mettre en avant.

AÉ: Un territoire ne peut pas relocaliser tout seul. Comment devrait-il s’articuler avec les autres niveaux de décision?

ODS: Il faut voir la situation présente comme un choc de plaques tectoniques. Aux échelons supérieurs de gouvernance, européen et mondial, l’on n’a cessé de favoriser l’uniformisation des normes techniques et sanitaires, afin de favoriser une mise en concurrence mondiale et, par là, de créer un terrain de jeu favorable aux stratégies de conquête des grandes firmes transnationales: championnes des économies d’échelle et du contrôle des longues chaînes logistiques, elles sont les gagnantes de ce processus. Mais à l’échelle des territoires, des régions et des États, on tente au contraire de relocaliser, pour les raisons que j’ai indiquées. Il y a donc bien là un conflit entre deux visions. On peut le surmonter par le haut, en invitant l’Union européenne d’abord à se réinventer en orchestrant la diversité et la territorialisation plutôt qu’en forçant l’homogénéité.

 

«Un des risques des processus de décentralisation poussés tient au fait que les déséquilibres entre régions peuvent augmenter, à défaut d’une forte solidarité entre elles, surtout si l’autonomie fiscale progresse. Il faut surtout éviter d’opposer relocalisation (ou reterritorialisation) et solidarité entre régions ou entre pays.»

L’UE peut devenir un formidable acteur permettant d’évoluer à partir de l’apprentissage collectif, du partage d’expériences au départ des innovations conduites dans les territoires. Mais, pour cela, il faut cultiver la diversité comme un atout, et non pas comme un obstacle à la production de masse pour une consommation de masse fondée sur l’homogénéisation des goûts. Si l’UE opère cette mue, elle sera ensuite en mesure d’opérer, non pas comme courroie de transmission de la mondialisation, mais au contraire comme une entité qui protège des effets déstructurants de la mondialisation et qui favorise en son sein l’expérimentation locale. Et la taille de l’UE et son poids majeur dans l’économie mondiale – 446 millions de personnes, 14% du commerce mondial et environ 20% du PIB mondial – signifient qu’elle peut entraîner les autres régions du monde dans cette transformation.

AÉ: Des politiques d’importance décisive pour la justice sociale comme la fiscalité ou la protection sociale ne sont pas entre les mains des collectivités. Renvoyer les problèmes sociaux au niveau local, n’est-ce pas aussi passer à côté des inégalités au niveau global?

ODS: Un des risques des processus de décentralisation poussés tient au fait que les déséquilibres entre régions peuvent augmenter, à défaut d’une forte solidarité entre elles, surtout si l’autonomie fiscale progresse. Il faut surtout éviter d’opposer relocalisation (ou reterritorialisation) et solidarité entre régions ou entre pays. Laurent Davezies, économiste et professeur au Conservatoire national des arts et métiers, nous alerte à propos de ce qu’il appelle le «nouvel égoïsme territorial»: les exemples de la Lombardie ou de la Catalogne sont parlants. Il est donc important de réaffirmer que l’augmentation des écarts de conditions de vie entre régions est un problème, et n’est à moyen terme dans l’intérêt de personne: à qui l’Italie du Nord vendra-t-elle ses produits si la pauvreté augmente dans le Sud italien, comment la Catalogne pourrait-elle prospérer si elle est entourée d’une ceinture de territoires qui se meurent? On s’est longtemps préoccupé des inégalités entre groupes de la population caractérisés par leur appartenance ethnique, comme des inégalités de genre ou de handicap, et on a eu raison; il faut à présent prendre au sérieux la nécessité de lutter contre les inégalités verticales de revenus ou de patrimoine, et s’attaquer aux inégalités territoriales. La référence aux droits fondamentaux, comme les droits à l’éducation, à la santé ou au logement, peuvent nous y aider.

Manon Legrand

Manon Legrand

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