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Justice

Loverboys : les liaisons dangereuses

Les loverboys, des prédateurs sexuels, recrutent leurs victimes, adultes comme mineures, pour les enrôler par la séduction dans la prostitution. Leur cible: des jeunes filles vulnérables belges mais aussi étrangères. Si le phénomène est particulièrement suivi en Flandre, la sensibilisation est bien moindre côté francophone.

Les loverboys, des prédateurs sexuels, recrutent leurs victimes, adultes comme mineures, pour les enrôler par la séduction dans la prostitution. Leur cible: des jeunes filles vulnérables belges mais aussi étrangères. Si le phénomène est particulièrement suivi en Flandre, la sensibilisation est bien moindre côté francophone.

Ce nom ne vous dira sans doute rien. Soufiane Eddyani est un rappeur anversois qui a provoqué en janvier dernier la polémique en Flandre avec sa chanson «Amigo». Dans ce titre, il y soutient son ami Bilal Azzouzi, un loverboy condamné en 2016 pour proxénétisme de mineures. En 2015, l’individu tombe dans le collimateur de la justice pour avoir «offert» son toit à une adolescente qui avait fui une institution. Mais l’hébergement n’est pas gratuit. Le proxénète offre cadeaux et «protection» à sa victime qui développe des sentiments à son égard, tandis que ce dernier la poussera progressivement à se prostituer. Face à ce soutien artistique, les témoignages de victimes ne vont pas tarder à s’enchaîner dans les médias du nord du pays. Il y a notamment celui de Caroline1, qui s’est retrouvée à 14 ans dans les filets d’un proxénète. La jeune fille était en IPPJ lorsqu’elle a fait la rencontre d’un «loverboy» anversois. «Au début, je n’ai pas compris qu’il n’était pas fiable. Il m’envoyait de gentils messages et m’offrait des petits cadeaux. Je m’éclipsais souvent du centre pour le retrouver.» Ces «excursions» se prolongent régulièrement, et Caroline reste introuvable de longues périodes. À chaque fois, la jeune fille est avec son proxénète qui lui fait mener la grande vie: jolies chaussures, vêtements de marque… Mais tout à coup, le rêve se transforme en cauchemar. «Tu ne crois quand même pas que tout ce luxe est gratuit, lui dit-il un jour. Tu dois travailler pour.» Travailler? Comprenez: se prostituer. «En fait, vous n’avez pas le choix. Ils savent très bien qu’ils s’adressent à des filles qui n’ont pas de parents ni de famille comme point de chute. Et ils savent qu’on ne veut pas retourner en IPPJ», expliquait Caroline.

Anvers est la plaque tournante du phénomène en Flandre. D’ailleurs, la métropole propose une offre préventive au sein des écoles et ente d’arrêter la prostitution des adolescentes dans les hôtels en sensibilisant le personnel et en fermant administrativement les hôtels « voyous ». Quant au nombre d’enquêtes menées, il est passé de 3 en 2015 à 28 en 2018. En quatre ans, 35 personnes furent ainsi condamnées.

Il n’a pas fallu attendre 2019 pour que la Flandre découvre le phénomène des loverboys. En 2015, une jeune fille de 14 ans, victime d’un proxénète, doit passer la nuit en prison faute de place dans les centres d’accueil flamands. Face à ce tollé, Jo Vandeurzen (Open VLD), alors ministre de la Santé publique et de la Famille, demande à Child Focus de mener une enquête exploratoire sur la problématique au nord du pays. L’étude a identifié une soixantaine de victimes en 2014 et 2015 en Flandre. Suite à ce constat, la Région décide de mener des actions dans quatre domaines: une prévention poussée, un accueil adapté des victimes, des poursuites pour les auteurs et une coopération entre le secteur du bien-être, de la justice et de la police. Un groupe de pilotage coordonne et assure le suivi de la mise en œuvre de ces différentes recommandations. Ce groupe rassemble à la fois des représentants du secteur de l’aide à la jeunesse, de la traite des êtres humains et des acteurs judiciaires.

Anvers est rapidement considérée comme la plaque tournante du phénomène en Flandre. D’ailleurs, la métropole travaille sur cette question. Elle propose une offre préventive au sein des écoles. Elle tente d’arrêter la prostitution des adolescentes dans les hôtels en sensibilisant le personnel et en fermant administrativement les hôtels «voyous». Quant au nombre d’enquêtes menées, il est de 3 en 2015 à 28 en 2018. En quatre ans, 35 personnes furent ainsi condamnées.

C’est d’ailleurs à Anvers que se trouve Payoke. En 2019, ce centre spécialisé dans l’accueil des victimes de la traite des êtres humains est devenu le centre de référence pour toutes celles de loverboys en Flandre. Il a accompagné cette année une quarantaine de jeunes victimes de loverboys. Entre 2017 et 2018, le centre a reçu 91 signalements de victimes. Plus de la moitié d’entre elles avaient la nationalité belge. «Cela commence très jeune, dès 12 ans, mais le groupe cible est les 14-16 ans, explique Frederik Dejonghe, juriste au sein de Payoke. L’aspect le plus important est la vulnérabilité de ces jeunes. Ce sont des personnes qui ont rencontré, bien avant de tomber sur le loverboy, des difficultés psychologiques, émotionnelles ou sociales importantes. Certaines ont aussi été en institution. Cette vulnérabilité explique bien souvent pourquoi de nombreuses jeunes filles peuvent être la proie de ces proxénètes.»

Si le lien est d’abord un lien émotionnel, la violence et les menaces arrivent rapidement. «Les auteurs privent également les filles de leur contexte familial ou amical où elles pourraient trouver du soutien. À un certain moment, leur cercle social se compose uniquement de garçons et de filles qui sont eux-mêmes dans le circuit. Si vous demandez ensuite à une adolescente de 14 ans de s’en distancier, c’est très difficile.»

Un même modus operandi

Les méthodes employées par les loverboys sont systématiquement les mêmes, explique-t-on à Payoke. La principale étant la séduction comme technique de recrutement. Leur cible: des jeunes, voire de très jeunes filles, isolées, vulnérables, avec une piètre estime d’elles-mêmes. Lorsque l’emprise psychologique est créée, ils manipulent facilement leurs victimes afin de les pousser à se prostituer. Les jeunes filles passionnément amoureuses n’ont pas conscience d’être exploitées par cet amant-proxénète. Myria, qui s’est intéressé à ce phénomène depuis plusieurs années, a distingué quatre étapes au processus d’exploitation selon la technique du loverboy: le recrutement, l’enjôlement, le lien de dépendance relationnelle et enfin l’exploitation2.

Le recrutement a lieu sur Internet (réseaux sociaux, etc.) ou dans des endroits fréquentés par les jeunes (cafés, sortie des IPPJ ou des écoles, etc.). Les loverboys entament alors les premiers contacts avec leurs victimes. Durant la phase d’enjôlement, le proxénète accorde beaucoup d’attention à la jeune fille: il l’écoute, la flatte, lui offre des cadeaux et semble tomber amoureux d’elle. Ensuite, une dépendance relationnelle très forte s’installe entre la victime et son proxénète, au point de couper tout lien avec son réseau social. C’est la phase d’attachement. Dès lors, l’exploitation peut commencer: la jeune fille, amoureuse et totalement sous emprise, va être poussée à se prostituer pour son loverboy.

« Cela commence très jeune, dès 12 ans, mais le groupe cible est les 14-16 ans. L’aspect le plus important est la vulnérabilité de ces jeunes. Ce sont des personnes qui ont rencontré, bien avant de tomber sur le loverboy, des difficultés psychologiques, émotionnelles ou sociales importantes. », Frederik Dejonghe, juriste à Payoke

Les jeunes filles sont souvent droguées pour être plus dépendantes de leur proxénète. La dépendance relationnelle est souvent telle que, s’il y a un procès, certaines victimes viennent assister aux audiences pour soutenir moralement leur «ami».

Quant à leur profil, difficile de faire des généralités. «Il semble que cela puisse arriver à tous les adolescents qui ne se sentent pas bien à un moment donné, ou se trouvent dans une situation vulnérable», indiquait Child Focus dans son étude flamande3. Ce sont très souvent des filles étrangères, mais aussi belges, comme le mentionnait Myria dans un rapport en 2015. «Les victimes des loverboys sont généralement recrutées dans leur pays d’origine, après quoi elles sont amenées en Belgique. Le proxénète entame une relation avec la victime dans le pays d’origine de cette dernière. Concrètement, cela se passe en Roumanie, en Bulgarie, en Albanie et en Hongrie. Une autre possibilité consiste à voir les loverboys recruter et exploiter les victimes en Belgique même. Plusieurs jeunes filles sont recrutées dans des institutions de jeunesse.»

Les loverboys, eux, sont jeunes aussi. La vingtaine en général. «Ces proxénètes pour adolescentes ne sont pas uniquement motivés par le profit, mais aussi par le pouvoir grâce au sentiment de prendre le contrôle total sur une personne», précisait encore Child Focus. L’association indiquait que les bénéfices variaient en fonction des méthodes utilisées et du type de clients. «Certains prostituent leurs filles comme escortes. Les prix varient de 150 € à 300 € de l’heure. Les autres proxénètes emmènent leurs adolescentes dans des cafés et discothèques. Ils séduisent un public plus jeune et les prix varient entre 20 € et 60 € selon les services offerts.»

Pas d’image globale du phénomène

Payoke souligne surtout que les tactiques de ces proxénètes sont devenues le mode opératoire le plus courant pour le recrutement et l’exploitation de jeunes femmes dans l’industrie du sexe en Europe. En Belgique, le phénomène serait présent depuis une dizaine d’années, même si on ne dispose pas de statistiques précises. Au niveau judiciaire francophone, pour 2017 et 2018, trois condamnations seulement de loverboys à Bruxelles, Mons et Charleroi ont été recensées. Les situations rencontrées portaient sur des victimes adultes d’origine étrangère, notamment des pays de l’Est. D’ailleurs, en souhaitant interroger plusieurs parquets à Bruxelles comme en Wallonie sur l’ampleur du phénomène comme de sa prise en charge, tous nous ont gentiment renvoyés vers Anvers.

«À ce jour, il n’existe pas d’image globale de la problématique. Il est cependant nécessaire d’en comprendre la nature et l’ampleur pour développer une approche adéquate. Cette image incomplète s’explique principalement par un problème de détection», dénonçait d’ailleurs Myria en 2016.

« Les victimes ne se considèrent pas comme telles elles-mêmes. Elles sont dès lors peu enclines à faire des déclarations à la police. Les services de la jeunesse de la police locale sont par ailleurs encore peu familiarisés aux indicateurs de traite des êtres humains. », Patricia Le Cocq, Myria

Autre problème pointé par le Centre fédéral Migration: le fait que les victimes belges ne sont pas facilement perçues comme des victimes de traite des êtres humains, statut généralement attribué aux victimes d’origine étrangère. «À côté de cela, les victimes ne se considèrent pas comme telles elles-mêmes. Elles sont dès lors peu enclines à faire des déclarations à la police. Les services de la jeunesse de la police locale sont par ailleurs encore peu familiarisés aux indicateurs de traite des êtres humains. Parfois, les victimes mineures risquent même d’être stigmatisées comme des enfants à problèmes et sont même considérées comme responsables de faits contraires aux bonnes mœurs», reconnaît Patricia Le Cocq, de Myria.

Dans son dernier rapport sur la traite des êtres humains, le centre révélait aussi que plusieurs victimes étaient réfractaires à l’idée de faire de vraies déclarations. «Elles avaient peur de faire l’objet de représailles de la part des prévenus et se trouvaient dans une situation de dépendance vis-à-vis de leur loverboy», explique encore Patricia Le Cocq.

Ariane Couvreur d’ECPAT, association internationale qui lutte contre toute forme d’exploitation sexuelle des enfants, constate une grosse différence dans l’approche du phénomène des loverboys en Belgique entre le nord et le sud du pays. Dès 2011, l’association avait pris contact avec plusieurs procureurs et parquets. «En Flandre, on a reçu des réponses précises, tandis qu’en Wallonie, on nous signalait des cas de jeunes filles qui se prostituaient, sans faire le lien avec un amant proxénète. Les autorités francophones ont tendance à caractériser ces filles comme étant des jeunes à problèmes, sans voir derrière ces faits une emprise sur la personne. Le degré de manipulation et de dépendance de ces jeunes filles reste, hélas, méconnu et parfois ignoré.» La situation a peu évolué, à entendre Ariane Couvreur. «Il n’y a pas encore côté francophone une conscientisation sur ce phénomène comme il y en a eu en Flandre ces dernières années.»

Depuis sa création en 2002, Esperanto, un service d’accueil francophone pour mineurs présumés victimes de la traite des êtres humains, s’est pourtant déjà occupé d’une cinquantaine de victimes de loverboys. Essentiellement de Bruxelles et de Flandre. «Et un seul cas provenant de Liège, précise Sandrine François, criminologue. Sur ce phénomène, il y a une méconnaissance du parquet qui fait comme si cela n’existait pas en Wallonie.» Actuellement, le centre s’occupe d’une jeune fille de 14 ans, originaire de l’Est, qui était sous la coupe d’un proxénète d’une quarantaine d’années.

«La première mission du service d’accueil est toujours la même: mettre ces jeunes filles à l’abri. D’ailleurs, l’adresse du centre n’est pas connue. Les jeunes filles sont aussi privées de leur téléphone afin d’éviter tout contact avec le proxénète, tout comme l’accès aux réseaux sociaux est limité afin de lancer le détricotage psychologique avec les jeunes filles.» Une manière pour celles-ci de se rendre compte qu’elles ont été victimes. «Mais c’est un travail qui prend énormément de temps. Il faut découdre tout ce que le loverboy a mis en place. Parce qu’on ne peut pas attaquer le problème de fond sinon les victimes se referment davantage.»

« La prise de conscience de la victime est un travail de longue haleine, en effet. Un travail de reconstruction de confiance souvent difficile. Parce qu’en quelque sorte, nous cassons leur rêve.», Sarah De Hovre, directrice de Pag-Asa

Ce temps d’accompagnement peut durer plusieurs années. «La prise de conscience de la victime est un travail de longue haleine, en effet. Un travail de reconstruction de confiance souvent difficile. Parce qu’en quelque sorte, nous cassons leur rêve», renchérit Sarah De Hovre, directrice de Pag-Asa, association spécialisée dans l’accueil et l’accompagnement de personnes victimes de la traite des êtres humains parmi lesquelles des victimes de loverboys.

«Il y a une difficulté à quantifier le problème, c’est vrai à Bruxelles comme en Wallonie. Cependant, cela ne signifie pas que la pratique n’a pas lieu, souligne Sarah De Hovre. Si elle se produit aux Pays-Bas et en Flandre, pourquoi n’existerait-elle pas ici? Parmi toutes les victimes d’exploitation sexuelle que nous accompagnons, la majorité ont été recrutées par un loverboy, un bel homme gentil, charmant, qui leur offrait des cadeaux, leur promettait monts et merveilles… Quand il s’agit de jeunes femmes roumaines, hongroises ou albanaises, il s’agit presque toujours de la méthode du loverboy.»

Une étude de Child Focus, actuellement en cours, doit mieux cartographier la situation francophone. Elle sera d’ailleurs présentée prochainement. «Ce n’est que lorsque les résultats de cette étude seront connus que le parquet, la police et les travailleurs sociaux pourront travailler plus efficacement et reconnaître les victimes en tant que telles», continue la directrice de Pag-Asa.

Cela n’empêche pas le secteur de l’aide à la jeunesse francophone d’être vigilant. Depuis deux ans, il a porté une attention toute particulière à la problématique, notamment à sa détection comme à l’accompagnement des victimes de loverboys par les services de l’aide à la jeunesse. «On mène ce travail dans le cadre de nos formations ‘traite des êtres humains’ en collaboration avec le SPF Justice. La conscientisation est bien là», précise Sarah D’hondt, conseillère-experte au sein de l’administration pour l’aide à la jeunesse. «Côté francophone, le problème se situe surtout au niveau de jeunes filles provenant de l’étranger, mais avec peu de cas rencontrés par la justice», poursuit-elle. Interrogé sur le sujet, Rachid Madrane (PS), alors ministre de l’Aide à la jeunesse, indiquait d’ailleurs qu’aucune situation n’avait été relayée par ses services4. Depuis peu, la base de données de l’aide à la jeunesse (IMAJ) permet de relayer plus facilement des situations de jeunes confrontées à ce type de faits. «Jusqu’à l’année dernière, on ne pouvait pas – sans consulter le dossier concret – dire avec certitude qu’il s’agissait d’un cas de loverboy parce que les qualifications reprises dans cette base étaient celles de ‘prostitution’ et d’‘exploitation sexuelle’, en lien ou pas avec la traite des êtres humains. C’est pour cette raison que le motif de ‘loverboy’ a été intégré», poursuit Sarah D’hondt. Cette modification permettra aux services concernés de voir plus facilement où et quand le phénomène se présente. «Cela dit, il ne faut pas créer un sentiment d’insécurité. La priorité doit rester avant tout la prévention», conclut Sarah D’hondt.

1. Het Laatste Nieuws, 9/1/2019.
2. Myria, Rapport annuel 2015, Traite et trafic des êtres humains : resserrer les maillons, Bruxelles, 2015, p. 37.
3. https://childfocus.be/sites/default/files/rapport_tienerpooiers_en_hun_slachtoffers_1.pdf
4. Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 13/11/2018, http://www.pfwb.be/le-travail-du-parlement/doc-et-pub/documents-parlementaires-et-decrets/questions/001615741.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste (social, justice)

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