Le Petit Vélo jaune : la bonne voisine du bon parent

Le Petit Vélo jaune : la bonne voisine du bon parent

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Le Petit Vélo jaune : la bonne voisine du bon parent

 

Un lien régulier, qui dure. Une bonne voisine qui sonne à la porte chaque semaine pour savoir comment vont les enfants, donner un conseil ou simplement prendre un café. Une bonne fée qui se penche sur les berceaux et met la main sur l’épaule des parents qui perdent pied. Tel est le modèle du Petit Vélo jaune, une association qui propose un accompagnement solidaire des familles pour éviter que les difficultés du quotidien ne viennent entacher ou rompre le lien parental. Une main tendue sur le guidon d’une machine en perte d’équilibre ou de vitesse, qui fait le pari d’une arrivée à bon port.

Julie Luong Images : Illustration : Kathleen De Meeûs 29-01-2020

L’association le Petit Vélo jaune a été fondée en 2013. Actif sur Bruxelles et dans le Brabant wallon, ce service gratuit et non obligatoire propose à des parents en difficulté un accompagnement régulier par un bénévole. En instaurant un lien de confiance, ce fonctionnement en binôme permet aux parents d’accéder à leurs ressources intérieures mises à mal par des situations de précarité, d’isolement, de détresse. Une relation «miroir» où les bénévoles apprennent aussi beaucoup de ces mères et de ces pères cabossés, qui mettent en lumière les failles de toute parentalité, les accidents de tout parcours.

On ne naît pas mauvais parent: on le devient. Vinciane Gautier, longtemps assistante sociale dans le secteur de l’aide à la jeunesse, n’a que trop observé ces moments où la machine se grippe et où, de parents fragiles, on devient parents négligents, voire maltraitants. «La plupart des parents ont des capacités mobilisables. Mais certains, à un moment, cumulent les problématiques, et la situation dérape», raconte la fondatrice et coordinatrice générale du Petit Vélo jaune. En Fédération Wallonie-Bruxelles, les équipes des services d’aide à la jeunesse (SAJ) et celles de protection de la jeunesse (SPJ) ont réalisé, en 2017, plus de 7.500 prises en charge d’enfants en raison d’une suspicion de maltraitance ou d’une maltraitance avérée: 64% étaient victimes de négligence; 27% de maltraitance physique (ou de suspicions de maltraitance physique); 20% de maltraitance psychologique (en ce compris les mineurs confrontés à la violence conjugale); 10% de maltraitance sexuelle.

«La plupart des parents ont des capacités mobilisables. Mais certains, à un moment, cumulent les problématiques, et la situation dérape»

Si on accepte de regarder avec compassion ces enfants victimes, on refuse souvent de s’interroger sur les origines du mal. Ces parents qui dérapent sont-ils intrinsèquement pires que les autres? Auraient-ils pu, dans d’autres circonstances, être des parents adéquats? Ne devient-il pas impossible, quand on n’arrive plus à s’occuper de soi, de s’occuper de ses enfants? L’isolement, la précarité, les situations d’exil et de violence conjugale sont autant de facteurs qui, lorsqu’ils se cumulent, dessinent presque tragiquement les mêmes complications, les mêmes hantises: ne plus parvenir à faire face, se voir retirer la garde de ses enfants, devenir irrémédiablement un mauvais parent.

L’huile dans les rouages

«Nous avons fondé le Petit Vélo jaune dans une optique de prévention: pour ne pas en arriver à des placements d’enfant qui auraient pu être évités», poursuit Vinciane Gautier. Mise sur pied en 2013, l’association s’est d’abord définie comme un «service de prévention et de soutien à la parentalité». Elle a aujourd’hui redéfini son action en tant qu’«accompagnement solidaire des familles». «Cette dénomination est moins stigmatisante. ‘Service’ est associé à quelque chose de très institutionnel. Or ce dont les parents ont souvent besoin, c’est un accompagnement plus souple, plus informel.» Cet accompagnement se fait sous forme de binômes «parent-coéquipier», sur une période d’environ un an. En 2019, le Petit Vélo jaune a accompagné 80 familles à Bruxelles et dans le Brabant wallon. Cinquante binômes tournent actuellement.

Les mamans solos représentent environ 70% des personnes aidées. Les papas solos sont l’exception. L’association intervient aussi auprès de parents en couple, mais dans lesquels le père est souvent peu présent. De nombreuses mamans sont issues de l’immigration récente, avec un passage dans des centres pour demandeurs d’asile. Elles ont parfois quatre ou cinq enfants. «Après le centre, ces femmes s’installent dans un quartier qu’elles ne connaissent pas et ont souvent peur de sortir, explique Pascale Staquet, psychologue et coordinatrice au Petit Vélo jaune. Les enfants s’ennuient à la maison, il y a peu de jouets, peu de stimulation, peu de contacts avec l’extérieur. En revanche, ce sont des femmes qui impressionnent souvent par la qualité des soins qu’elles donnent. Même quand elles n’arrivent pas à prendre soin d’elles-mêmes, ces mères parviennent à s’occuper de leurs enfants de manière totalement adéquate.» Pour Pascale Staquet, ces cas créent un contraste saisissant avec les situations de parents belges ou européens, parfois très qualifiés, souvent plus âgés, mais qui se retrouvent totalement démunis face à un jeune enfant, avec le sentiment qu’ils ne possèdent pas les ressources nécessaires, et que cette fois la réponse n’est pas dans les livres. Bien plus rares au Petit Vélo jaune, qui n’intervient en principe que dans les familles qui ne peuvent se payer une aide extérieure, ces profils d’«intellos paumés» n’en rappellent pas moins que les situations de détresse parentale et de négligence sont loin d’être réservées aux pauvres et aux étrangers. «Enfin, il y a les parents issus de la classe moyenne à qui il est arrivé une tuile, poursuit Pascale Staquet. Une séparation pendant ou juste après la grossesse, un déni de grossesse, un handicap chez le bébé.» Quel que soit leur profil sociologique, tous ces parents expérimentent en tout cas une situation d’isolement importante. On est loin du village qu’on dit nécessaire pour élever un enfant… «Le constat de base, c’est que le système solidaire naturel n’est plus là, commente Vinciane Gautier. Certes, il existe de nombreux services d’aide sociale, mais tout est très segmenté, saucissonné. Il manque l’huile pour faire fonctionner les rouages: cette huile, c’est ce que le bénévole peut apporter.»

Même quand elles n’arrivent pas à prendre soin d’elles-mêmes, ces mères parviennent à s’occuper de leurs enfants de manière totalement adéquate.

Les bénévoles sont elles aussi des femmes, dans leur grande majorité. Des assistantes sociales tout juste diplômées, des psys qui débutent et veulent se faire une petite expérience. Et puis des retraitées, des femmes au foyer, des femmes qui travaillent. «Il n’y a pas vraiment de critères pour devenir bénévole. On fonctionne au feeling. Ce sont des personnes qui viennent avec leur histoire et qu’on ne veut surtout pas formater, car la richesse est là», souligne Vinciane Gautier. En revanche, ces bénévoles sont encadrés, façon «poupées russes». Chaque binôme se voit attribuer un «référent-duo», un bénévole qui a une expérience spécifique dans le social et qui l’accompagne lors de la première rencontre. Chaque référent-duo est lui-même chapeauté par l’un des sept coordinateurs du Petit Vélo jaune. Des réunions de «partage de vécu» sont organisées chaque mois: les coéquipiers peuvent y partager leurs réflexions, leurs interrogations. Des séances d’information leur sont également proposées: sur le devoir de confidentialité, les besoins physiologiques primaires de l’enfant, etc. «C’est important pour nous de pouvoir rassurer les autres services, les professionnels – CPAS, ONE, maisons médicales… – qui nous envoient ces parents. Il y a souvent la crainte que le bénévole fasse pire que mieux… C’est pourquoi nous prenons le temps d’expliquer ce que nous faisons, que nos bénévoles sont encadrés, formés et suivis», précise Vinciane Gautier.

Hôpital et pouponnière

Après avoir longtemps vécu dans un centre pour demandeurs d’asile puis dans un studio exigu, Fatoumata vient d’emménager dans un appartement du côté d’Anderlecht. Le bâtiment est neuf, enchaînement blanc de blocs numérotés et de passerelles. Trois volées d’escaliers extérieurs à grimper avec le bébé, les courses, les sacs de retour du lavoir, tout en espérant que la poussette qu’on a laissée en bas ne disparaîtra pas, ou qu’on ne fera pas de mauvaise rencontre dans la cave où il est possible de la planquer.

Aujourd’hui, c’est un jeudi d’après Nouvel An et Myriam, retraitée bruxelloise, est là, fidèle au poste. C’est le troisième accompagnement qu’elle réalise au sein du Petit Vélo jaune. Sur les genoux de Fatoumata, Aicha, craquante poupée frisée de 2 ans, tient de sa mère le calme et la beauté. Arrivée en Belgique fin 2013 depuis la Guinée, Fatoumata a eu le temps d’expérimenter la violence de l’administration et ce qu’il faut bien appeler la «peur des Noirs» qui semble encore atteindre certains de nos concitoyens. «Avant de rencontrer Myriam, je croyais que tous les Belges étaient méchants… Il y a tellement de fois où on n’a pas voulu me répondre dans les administrations ou même dans la rue, quand je veux simplement demander un renseignement.» Aujourd’hui, quand il s’agit de téléphoner quelque part, Fatoumata sollicite souvent Myriam, à qui on raccroche moins rapidement au nez. Question d’accent.

Certains coéquipiers se contentent de jouer avec les enfants, d’aider pour la vaisselle en papotant. Si le temps le permet, on s’accorde un tour au parc. Des activités quotidiennes, des banalités qui ouvrent la porte à l’intimité.

À voir Aicha confortablement installée dans le giron de sa mère, il est difficile d’imaginer qu’il y a peu de temps encore Fatoumata était sur le point de la confier à une pouponnière. «J’ai été hospitalisée dans une unité mère-enfant, des 5 mois à 1 an d’Aicha. Aicha pleurait tout le temps, elle ne dormait pas et moi non plus… À la clinique, les choses se sont améliorées, même si j’avais beaucoup de mal à faire confiance au personnel. Je me méfiais de tout le monde. Et dès que je suis sortie, tout a de nouveau empiré. Tous les jours, je me rendais à l’hôpital pour demander de l’aide. Je n’y arrivais pas.» C’est alors que la médecin généraliste de Fatoumata lui parle du Petit Vélo jaune. Quelques semaines plus tard, la jeune maman entre en contact avec Myriam. «La première fois que je suis venue, nous sommes allées échanger des vêtements que Fatoumata avait achetés pour Aicha et qui n’étaient pas à la bonne taille.» Nul besoin de programmer des activités: le plus souvent, la visite du bénévole est l’occasion de faire ce qui doit être fait. Si beaucoup comme Myriam donnent un coup de main pour l’administratif, il n’existe pas de règle. Certains coéquipiers se contentent de jouer avec les enfants, d’aider pour la vaisselle en papotant. Si le temps le permet, on s’accorde un tour au parc. Des activités quotidiennes, des banalités qui ouvrent la porte à l’intimité. «Il faut laisser avancer la relation et y aller petit à petit. On ne se raconte pas tout tout de suite, surtout pas les choses difficiles», commente Myriam. Ici pas de speed dating ni de grand déballage: on croit encore que la profondeur des êtres n’est pas à vendre.

Depuis qu’elle fréquente Myriam, Fatoumata n’a plus peur de l’extérieur. «Avant, si j’avais à manger, je pouvais rester enfermée deux semaines, trois semaines, un mois… Aujourd’hui, je peux sortir seule avec Aicha. J’ai aussi repris contact avec des amies rencontrées au centre, mais à qui je ne répondais jamais avant puisque je ne voulais voir personne.» Entre deux rencontres, Fatoumata et Myriam échangent souvent par textos. WhatsApp est bien pratique pour photographier les documents auxquels on ne comprend rien, les formulaires sibyllins. «Maintenant, je dors bien, je mange bien», résume Fatoumata. Signes de bonne santé physique pour un mental qui a remonté la pente.

«J’aimerais faire une formation pour m’occuper des personnes âgées ou travailler en cuisine», ajoute la jeune femme. Myriam, elle, anticipe les difficultés. «Travailler avec les personnes âgées, c’est souvent faire les pauses, et comment faire quand on est seule avec un jeune enfant? Les horaires ne correspondent pas.» L’idéal, ce serait que le rêve de Fatoumata se réalise: que sa mère la rejoigne en Belgique. L’avenir s’annoncerait plus radieux si on n’était pas tout le temps toute seule et si, en même temps, on pouvait en avoir, des moments seule. Des moments autres qu’en tête-à-tête avec un poupon adorable. Des moments d’adulte. «En tout cas, je ne peux pas rester ici tout le temps. C’est pire qu’une maladie d’être isolée.»

Ce père, ce héros

Silhouette émaciée et politesse nerveuse, Jean-Pierre, 50 ans, vit avec ses quatre fils âgés de 5 à 11 ans dans un petit appartement d’Etterbeek. Tous sont à l’école en ce matin de janvier. Lui a laissé tomber Bruxelles-Propreté: impossible à concilier avec la vie de papa solo. Le téléshopping marche en sourdine dans un espace où rien ne traîne. Seule une tasse au logo de l’Église évangélique est restée sur la table de la cuisine: une lubie que Jean-Pierre attribue à l’une de ses filles – il en a trois issues d’une première union: ce qui est toujours mieux que de fréquenter de petits dealers. Roulée sur le micro-ondes, Luna, la féline aux poils volants, ronronne à nos caresses. Jean-Pierre énumère les noms de ses petits gars à partir des pêle-mêle dûment punaisés de clichés tout sourire. Leur mère est partie il y a quatre ans, sans crier gare comme on dit. Elle ne les voit plus qu’un week-end par mois. De vingt ans la cadette de Jean-Pierre, elle s’est emballée «pour un jeune de son âge, un Liégeois». «Faut pas faire des gosses, alors», assène Jean-Pierre.

«C’est sûr qu’aux yeux de la société, un papa solo est plus facilement perçu comme un superhéros qu’une maman solo… Moi-même, je vois Jean-Pierre comme un superhéros, admet Samit, son coéquipier du Petit Vélo jaune. Mais les services liés à l’enfance, eux, ont au contraire tendance à être plus jugeants avec les papas seuls, plus méfiants.» Les enfants de Jean-Pierre sont suivis par un service d’aide à la jeunesse (SAJ), une situation souvent perçue comme une épée de Damoclès. Après le SAJ viennent le SPJ (service de protection de la jeunesse) et le spectre de la perte de la garde. «Nous n’allons pas fouiller dans le passé des gens, précise à ce sujet Vinciane Gautier. Par contre, nous mettons un point d’attention sur le bien-être des enfants: si le bénévole est inquiet, il doit en parler avec le parent pour essayer de trouver une solution. Lui dire: ‘Je vois que ça ne va pas, que tu n’arrives plus à réagir correctement.’ Le référent-duo et le coordinateur peuvent aussi intervenir et orienter vers un SAJ, mais toujours en collaboration avec le parent, en l’aidant pas exemple à préparer ces rendez-vous. Nous sommes parfois en contact avec d’autres services, mais nous ne sommes pas là pour rendre des comptes, sans quoi le lien de confiance avec les parents serait rompu.»

Jean-Pierre a beau répéter que «maintenant ça va, ça roule, tranquille», on sent que la rage le reprend dès qu’il évoque la justice, les comptes qu’il doit rendre. Lui-même a un passé d’enfant placé et met un point d’honneur à faire mieux que ses parents alcooliques. Il se veut un père irréprochable qui s’assurera que ses enfants «ne redescendent pas dans la société: qu’ils aient une maison, une belle voiture». Pour le moment, il faut se contenter d’une mobylette. Alors parfois, on remplit le coffre de Samit. Quatre gamins en pleine croissance, ce n’est pas rien quand il s’agit de renflouer un frigo.

«Je sais que je fais aussi du bien à Samit»

Samit, lui, a trois grands enfants. Il s’est engagé dans l’aventure du Petit Vélo jaune «pour rendre la monnaie» de ce qu’il avait reçu. Aujourd’hui chef d’entreprise, c’est un homme chaleureux et sûr de lui. Avec Jean-Pierre, qu’il accompagne depuis deux ans, il a construit une amitié solide: de celles où l’on refait le monde autour d’une bière. «C’est important de pouvoir se confier entre hommes», affirme Jean-Pierre sans sourciller. «Moi, raconte Samit, je suis arrivé en voulant faire une bonne action, mais c’est Jean-Pierre qui m’a remis les pieds sur terre. Dans cette famille, on s’aime et on se le dit. Et puis ici, on est heureux, on passe du temps ensemble. Est-ce que je suis heureux, moi qui passe mes journées à travailler?» À froid, ces considérations pourraient passer pour de la naïveté: la fameuse misère prétendument moins pénible au soleil, la richesse de ce qui n’a pas de prix. Mais l’interrogation de Samit est sincère, profonde. «Je sais que je fais aussi du bien à Samit», rebondit d’ailleurs Jean-Pierre.

Lorsque Samit a traversé une mauvaise passe l’année dernière, c’est Jean-Pierre qui l’appelait pour lui remonter le moral. C’est le monde à l’envers et c’est peut-être tout l’intérêt. La logique charitable s’efface pour laisser place à une relation d’alter ego. La force intérieure change de camp. Ici des lacunes, en face des renoncements; ici des enfants qui aiment un peu trop leur maman ou leur papa, en face des enfants blasés d’une famille qui semble l’évidence; ici un peu plus de temps, en face un peu plus d’argent. Idéalement, on mettrait le tout dans une grande marmite et on aurait peut-être le parent idéal, la vie enviable.

Une marraine et un guide

Cet effet «miroir», où la paille dans l’œil de l’autre nous fait explorer les poutres dans le nôtre, s’observe aussi entre Laura et Délia. Laura, 32 ans, vit dans un tout petit deux-pièces au rez-de-chaussée d’une maison du centre de Gembloux. Elle nous reçoit avec sa coéquipière, Délia, 64 ans, assistante sociale à la retraite. C’est son premier accompagnement au Petit Vélo jaune. «Quand j’ai cessé de travailler, je me disais: plus jamais de social! Je voulais passer à autre chose. Puis j’ai entendu parler du Petit Vélo jaune… Il faut croire qu’il y a quand même quelque chose qui me porte vers ça.» Télé sans le son, pêle-mêle encore: des photos en pagaille de Lucas, 14 mois désormais, des photos de Laura enceinte et dénudée, réalisées en studio comme c’est la mode aujourd’hui. Sur un bras d’homme, le nouveau-né recroquevillé comme un koala autour de sa branche. «J’ai vécu une rupture avec le papa de Lucas quand il avait 9 mois, raconte Laura. J’ai aussi été victime de violences.» Aujourd’hui, le père de Lucas réclame la garde exclusive. Laura doit bientôt se présenter au tribunal. Elle compte sur Délia pour être présente ce jour-là, simplement pour sentir sa présence bienveillante, ne pas se décomposer dès que son ex apparaîtra.

Au CPAS de Gembloux, on lui parle du Petit Vélo jaune. Délia débarque en juillet, en bonne fée.

Laura est française. Elle est arrivée en Belgique «par amour» il y a des années, mais a enchaîné les relations toxiques, les déménagements à répétition, «jusqu’à quinze fois». Après la rupture d’avec le père de Lucas, elle trouve refuge chez sa meilleure amie. Ce sera Gembloux désormais. Éducatrice spécialisée, Laura a été écartée pendant sa grossesse. Au congé d’allaitement a succédé une grave dépression. Post-partum si on veut, mais nul n’ignore que les hormones ne sont pas seules responsables. Au CPAS de Gembloux, on lui parle du Petit Vélo jaune. Délia débarque en juillet, en bonne fée. «J’ai trois enfants de l’âge de Laura, raconte Délia. J’apporte un peu de mon expérience, mais j’apprends aussi beaucoup d’elle. Nous nous sommes découvert des intérêts communs comme la marche, la danse, l’aquarelle.» Laura, qui a perdu sa mère il y a plus de dix ans, voit en Délia une marraine bienveillante «un peu comme dans les contes». Une présence qui veille et qui guide. Quand Lucas pleure à cause de ses dents, Délia est à l’autre bout du fil. Quand Laura rencontre un homme aussi, croit-on comprendre. «J’aimerais bien ne plus retomber sur des pervers narcissiques, ne plus refaire les mêmes erreurs, raconte la jeune femme. Délia, pour moi, c’est un modèle, déjà parce qu’elle est toujours bien apprêtée.» Une femme soignée et pour sa part sensible à la fibre créatrice de la jeune maman. «Laura, par son côté artiste, me renvoie à ce que je n’ai pas eu l’occasion d’explorer dans ma vie, comme l’art, l’écriture.» Le regard de Laura indique la table basse sur laquelle est posé un tapuscrit, Mon Everest. «Je fais un livre, un livre qui raconte mon histoire, en lien avec la montagne.» Une montagne qu’on gravit en espérant ne pas devenir Sisyphe. «Avant de rencontrer Délia, je n’étais pas maman, tout simplement parce que j’étais en survie. Aujourd’hui, j’apprends à vivre. J’essaie d’avancer petit à petit et de positiver.»

Vinciane Gautier le sait: si le Petit Vélo jaune enthousiasme le grand public – et reçoit notamment des dons de Viva for Life –, on lui renvoie aussi souvent le message que dans un monde idéal, son association ne devrait pas exister. Les pouvoirs publics devraient prendre en charge ces situations. L’associatif ne serait qu’un emplâtre sur une jambe de bois. «Moi, je pense au contraire que dans un monde idéal, nous devrions exister. Même si les autres leviers sont opérants, la solidarité citoyenne est importante. Elle apporte quelque chose que les dispositifs institutionnels ne peuvent pas apporter.»

En 2017, le Petit Vélo jaune a obtenu le prix fédéral de la lutte contre la pauvreté pour Bruxelles, mais les bénéfices de ses actions restent difficiles à lister, chiffrer, résumer. Du trop long terme. Du trop humain. «On a beau dire que c’est du bon sens, que prévenir des cas de négligence parentale, c’est éviter à un enfant de nombreux problèmes plus tard, des prises en charge psychologiques, médicales ou sociales coûteuses à la collectivité, les effets de la prévention restent difficiles à prouver», observe encore Vinciane Gautier. La seule chose palpable, ce sont des dizaines de gens qui vont mieux, au moins aujourd’hui, au moins jusqu’à demain, parce qu’ils sont aidés et parce qu’ils aident, parce qu’ils ont trouvé une bonne voisine qui les aide à être un bon parent.

Julie Luong

Julie Luong