Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Rond-point Schuman

Bruxelles use de toutes ses ressources pour résoudre la crise de l’énergie

La Commission européenne a dévoilé un ensemble de «mesures d’urgence» pour tenter d’enrayer l’envolée des prix du gaz et de l’électricité provoquée par l’offensive russe en Ukraine. Mais, malgré la crise, les 27 États membres de l’Union européenne peinent à accorder leurs violons.

«En ce moment, il n’est pas juste de réaliser des bénéfices extraordinaires grâce à la guerre et sur le dos des consommateurs. En ce moment, les bénéfices doivent être partagés et redirigés vers ceux qui en ont le plus besoin.» Dans son discours sur l’État de l’Union, prononcé devant le Parlement européen à Strasbourg le mercredi 14 septembre, la présidente de la Commission européenne a donné le ton: les «superprofits», c’est fini.

Depuis des mois, elle et ses équipes, de même que toutes les autres institutions européennes, tentent tant bien que mal d’enrayer la hausse des prix de l’énergie, afin de protéger autant que possible les ménages et les entreprises. Réunion d’urgence après réunion d’urgence, à tous les niveaux de pouvoir, les Européens tentent de trouver une parade face à cette crise qui menace de bouleverser la (supposée) stabilité du Vieux Continent.

Virage à 180 degrés

La Commission européenne – qui trône fièrement sur le rond-point Schuman à Bruxelles – est à la manœuvre pour essayer de faire émerger un consensus européen. Rien de surprenant à cela: c’est bien elle qui dispose du pouvoir de proposer les législations de demain. Tout l’enjeu, dans cette crise, est donc de mettre sur la table des idées qui fonctionnent et qui pourront être acceptées par l’ensemble des 27 États membres de l’Union européenne (UE). Or cela est loin d’être une mince affaire, tant les intérêts tendent à diverger – notamment entre ceux qui dépendent fortement du gaz russe et ceux qui militent pour fermer durablement les robinets de gaz en provenance de Russie.

Tout l’enjeu, dans cette crise, est donc de mettre sur la table des idées qui fonctionnent et qui pourront être acceptées par l’ensemble des 27 États membres de l’Union européenne. Or cela est loin d’être une mince affaire, tant les intérêts tendent à diverger – notamment entre ceux qui dépendent fortement du gaz russe et ceux qui militent pour fermer durablement les robinets de gaz en provenance de Russie.

D’autant plus que dans cette crise, certaines capitales n’hésitent pas à faire des volte-face notables. «On est dans un moment politique où les choses évoluent très vite, où il y a énormément de changements de position», constate Raphaël Hanoteaux, expert en politiques énergétiques au sein du think tank E3G à Bruxelles. Le «premier mouvement fort», relate-t-il, remonte à la fin août, quand le chancelier allemand Olaf Scholz a opéré un virage à 180 degrés en ouvrant la porte à une éventuelle réforme du marché de l’électricité européen. Jusqu’alors, Berlin s’y opposait farouchement.

Objectif: «Passer l’hiver»

À long terme, la Commission européenne envisage en effet de découpler le prix du gaz et de l’électricité, et ainsi réformer le marché européen dans son intégralité. Mais face à l’envolée actuelle des prix, l’exécutif a des projets plus urgents. Ursula von der Leyen a levé le voile sur un projet de règlement très attendu, mi-septembre, qui vise à réduire la demande en électricité en Europe, à créer une «contribution de solidarité» appliquée aux groupes gaziers et pétroliers et à limiter les revenus des producteurs d’électricité à base de nucléaire et de renouvelables. Plus précisément, l’institution propose de fixer le plafond des recettes inframarginales de ces derniers à 180 euros/MWh. «Cela permettra aux producteurs de couvrir leurs investissements et leurs coûts d’exploitation sans compromettre les investissements dans de nouvelles capacités», détaille la Commission. Les recettes supérieures au plafond seraient perçues par les gouvernements des États membres et devraient être utilisées pour aider les consommateurs d’énergie à faire baisser le montant de leurs factures.

L’idée de réduire la demande en électricité (notamment pendant les pics de consommation) est l’une des plus consensuelles en Europe: les États membres sont en effet en faveur de celle-ci. En revanche, bon nombre d’entre eux doivent composer avec les industriels qui ne veulent pas avoir à se serrer la ceinture afin de maintenir leurs niveaux de production (et donc l’emploi et le produit intérieur brut du pays). Ainsi, depuis le début de l’été, le «lobby des patrons» Business Europe explique sans fard que la «préparation à l’hiver» de l’Europe doit être «orientée vers les marchés», l’idée d’un plafonnement des prix du gaz russe acheminé par gazoduc vers l’Europe étant aussi, un temps, sur la table. Mais elle a été abandonnée par l’exécutif européen, car jugée trop peu consensuelle. Et pour cause, dès le vendredi 9 septembre, la présidence tchèque du Conseil de l’UE (aux manettes jusqu’à la fin de l’année) avait convoqué en urgence les ministres de l’Énergie européens à Bruxelles pour discuter de la marche à suivre pour «passer l’hiver». C’est sur la base de ces pourparlers ministériels que la Commission européenne s’est appuyée pour élaborer ses propositions législatives. Or d’emblée, Prague avait laissé entendre que cette idée d’un plafonnement des prix n’était «pas constructive». La Hongrie avait pour sa part dit «ne pas comprendre» cette mesure risquant, selon elle, de «provoquer une pénurie».

«Tous les États membres essaient de s’engouffrer dans cet espace politique qui s’est énormément ouvert au cours des dernières semaines et dans lequel tout semble possible.» Raphaël Hanoteaux, expert en politiques énergétiques au sein du think tank E3G à Bruxelles

Répondre aux interrogations de chacun

Maintenant que les propositions formelles de la Commission européenne sont sur la table, il faut qu’elles fassent l’objet d’un accord entre les États membres, ce qui s’annonce difficile. «Voir Ursula von der Leyen et la Commission européenne soutenir la taxation des superprofits, c’est un changement de pied historique de l’institution en matière de fiscalité, note l’eurodéputé écologiste Yannick Jadot. Mais, maintenant, il sera intéressant de voir comment Ursula von der Leyen va jouer ses cartes pour qu’il n’y ait aucune opposition au Conseil. À ce stade, aucun État membre n’a contesté cette mesure.» Sa collègue Michèle Rivasi tique. «Ce n’est pas la Commission européenne qui devient extraordinaire, non! Ce qu’il y a derrière, c’est la crainte de connaître une crise des Gilets jaunes partout en Europe, si l’augmentation du prix de l’énergie devient totalement ingérable. Les États membres et la Commission sont tétanisés à cette idée», constate l’élue qui a intégré l’hémicycle européen dès 2009.

Pour l’heure, la Commission européenne avance sur des œufs, car même (et surtout?) en période de crise, les 27 États de l’Union ont tendance à vouloir tirer la couverture à eux, guidés par leurs propres intérêts. «Tous les États membres essaient de s’engouffrer dans cet espace politique qui s’est énormément ouvert au cours des dernières semaines et dans lequel tout semble possible», résume l’expert Raphaël Hanoteaux.

«Pour éviter les divergences entre États, avant de faire des propositions, la Commission européenne s’est engagée dans des consultations très larges. La direction générale de l’Énergie de l’institution [la «DG Ener», qui est responsable de mener à bien ces épineux travaux, NDLR] travaille toujours en collaboration avec les États membres, mais, cette fois, la coopération a été renforcée pour mettre sur la table les dispositifs les plus appropriés pour prendre en compte toutes les différences nationales», témoigne une source au sein de l’exécutif européen. Objectif affiché: «Assurer un consensus aussi fort que possible pour répondre aux interrogations de chacun.»

Vers un vote à l’unanimité sur la nouvelle contribution de solidarité?

«Le principe de base, c’est la solidarité. Tout le monde doit y trouver son compte. Il faut par exemple que ceux qui ont des stocks de gaz très bas, voire inexistants, comme l’Irlande, la Finlande, la Grèce, la Slovénie, le Luxembourg ou Chypre, soient sûrs de pouvoir compter sur les autres pays européens», explique l’eurodéputé Christophe Grudler, qui siège au sein de la commission de l’Industrie, de la recherche et de l’énergie (ITRE) au Parlement européen. Il rappelle que grâce au mécanisme pour l’interconnexion en Europe (MIE), un instrument financier qui vise à compléter les chaînons manquants des réseaux européens de l’énergie notamment, les pays sont tous interconnectés et ils peuvent envoyer de l’énergie plus loin que chez leurs seuls voisins.

Du reste, l’eurodéputé en est persuadé: «Avec l’épisode des vaccins – et l’expérience du ‘chacun pour soi’ poussée à l’extrême –, les États membres ont vu qu’il fallait appliquer ce principe de solidarité. Si des disparités existent aujourd’hui, la volonté est plutôt de les gommer et ne pas aller au front. À part peut-être pour la Hongrie, qui joue un sale jeu en passant des contrats directement avec Gazprom dans le dos des Européens.» Or pour mettre en place la nouvelle contribution de solidarité notamment, il faudra certainement passer par un vote à l’unanimité.

«Le principe de base, c’est la solidarité. Tout le monde doit y trouver son compte. Il faut par exemple que ceux qui ont des stocks de gaz très bas, voire inexistants, comme l’Irlande, la Finlande, la Grèce, la Slovénie, le Luxembourg ou Chypre, soient sûrs de pouvoir compter sur les autres pays européens.» Christophe Grudler, eurodéputé

Pour l’heure, les Européens dessinent encore les contours de ce nouvel instrument, qu’ils évitent de qualifier de «taxe». «Cette contribution limitée dans le temps maintiendrait les incitations à l’investissement en faveur de la transition écologique. Elle serait perçue par les États membres sur les bénéfices de 2022 excédant de plus de 20% les bénéfices moyens des trois années précédentes, à un taux d’au moins 33%», explique la Commission.

Les recettes seraient perçues par les autorités publiques et réorientées vers les consommateurs d’énergie, «notamment les ménages vulnérables, les entreprises durement touchées et les industries à forte intensité énergétique», précise encore la Commission. Mais ce taux de 33% a fait l’objet de longues négociations au sein de l’institution dans la dernière ligne droite avant la présentation de ces mesures d’urgence. Et rien ne dit que les capitales européennes ne vont pas vouloir y mettre leur grain de sel. Maintenant, la balle est dans leur camp.

Les ministres de l’Énergie pourront discuter de cette proposition de «règlement du Conseil relatif à un instrument d’urgence en matière d’électricité et à une contribution de solidarité du secteur des combustibles fossiles» (c’est le nom exact de la proposition sur la table) durant une nouvelle réunion exceptionnelle des ministres de l’Énergie, le vendredi 30 septembre à Bruxelles.

En savoir plus

«Le fonds social pour le climat, un projet mort-né?»,  Alter Échos n° 503, mai 2022, Céline Schoen.

«Énergie : chauffe qui peut» (dossier), Alter Échos n°502, avril 2022.

«Bientôt un nouveau fonds européen pour ‘s’adapter’ au changement climatique?», Alter Échos n° 502, avril 2022, Céline Schoen.

Céline Schoen

Céline Schoen

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)