Contre la maltraitance infantile : agir au plus tôt

Contre la maltraitance infantile : agir au plus tôt

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Contre la maltraitance infantile : agir au plus tôt

La maltraitance et les négligences abîment des enfants dès le plus jeune âge. Des services, à visée préventive, agissent au plus tôt pour travailler ce lien altéré entre mères, pères et nourrissons. Les Petites Bulles, à Charleroi, interviennent dès la grossesse pour aider ces parents qui traversent de graves difficultés – toxicomanie, alcoolisme, dépression. Aux Clairs Vallons, un hôpital wallon, l’unité «mère-bébé/parents-bébé» soigne les mamans, s’occupe des enfants et leur offre une parenthèse de plusieurs mois pour prendre soin de cette relation naissante et complexe.

Cédric Vallet Images : Théodora Jacobs 03-03-2021
Les Petites Bulles, dès avant la naissance, contre les maltraitances

La poupée lestée et l’enjeu du portage

Sur une chaise, au milieu d’une salle de réunion sans âme, est assis un drôle de poupon inanimé, à la tête penchée, dont le regard crée un trouble déconcertant. Quelques secondes, du moins, on aurait pu croire qu’il allait se mouvoir. Mais il ne s’agit que d’une poupée. Celle-ci est sérieusement lestée et dépasse les trois kilos. Un gros faux bébé bien joufflu.

La poupée, appelons-la Kevin – ou plutôt non, ne l’appelons pas –, aide de futurs parents à apprendre à porter en toute sécurité leur futur enfant. Ce geste d’apparence anodin, et pourtant si important. Le bras sûr et réconfortant. «Mais il permet aussi de voir comment un parent se connecte, si le bébé peut se lover», précise Stéphanie Garbar, psychologue aux Petites Bulles.

«À force d’être confrontés à des enfants abîmés, nous nous rendions compte que des signes avant-coureurs, dès la grossesse, indiquaient que ça serait compliqué. Nous nous sommes dit qu’il fallait intervenir le plus tôt possible pour éviter des dégâts» Virginie Plennevaux, coordinatrice de l’APEP et fondatrice des Petites Bulles.

Comme tous les lundis matin, l’équipe des Petites Bulles, service carolo né dans le giron d’Aide et Prévention Enfants-Parents (APEP), se réunit. Autour de la table, on évoque ces situations, souvent très difficiles, d’individus à peine parents ou en voie de l’être, dont le lien avec leur bébé, né ou à naître, est sérieusement troublé, ou inexistant, à tel point que des situations de maltraitance ou de négligence pourraient en découler. «À force d’être confrontés à des enfants abîmés, nous nous rendions compte que des signes avant-coureurs, dès la grossesse, indiquaient que ça serait compliqué. Nous nous sommes dit qu’il fallait intervenir le plus tôt possible pour éviter des dégâts», explique Virginie Plennevaux, coordinatrice de l’APEP et fondatrice des Petites Bulles.

«Les études montrent que l’anténatal a de l’importance lorsqu’on parle du développement de l’enfant, ajoute Nicolas Ryez, psychomotricien. Certaines mamans ont du mal à imaginer leur bébé, à se projeter. La capacité de rêverie maternelle est importante. Pour certaines, c’est comme si le bébé était absent.» Kevin, finalement, appelons-le Kevin, bien présent, permet d’entrer dans le vif du sujet avec de futurs parents désorientés.

On l’aura compris, l’équipe des Petites Bulles est pluridisciplinaire. Une assistante sociale, un psychomotricien, deux psychologues et une pédiatre tentent de créer cette bulle de protection autour de familles déjà très abîmées et de tisser un lien entre parents et enfants, en réseau avec plusieurs services sociaux.

«Notre patient, c’est le bébé»

Les Petites Bulles vont droit au but. On trie les bénéficiaires. Mais, contrairement à d’autres services, on va chercher les populations les plus en difficulté, là où le potentiel de maltraitance est le plus grand. Troubles psychiatriques, toxicomanie, antécédents de placements, maltraitances dans la fratrie, violences conjugales. Telles sont les priorités du service. Les critères d’entrée. Avec une condition: la prise en charge doit commencer alors que la future jeune mère est encore enceinte. Le travail, ici, commence en amont, avant la naissance, et se poursuit sur plusieurs mois. Parfois plusieurs années, jusqu’à trois ans au maximum. On veut anticiper. Mettre en actes concrets la fameuse «prévention» si souvent évoquée dans les politiques publiques.

«Notre patient, c’est le bébé», explique Valérie Mortier, elle aussi psychologue aux Petites Bulles. La priorité est donnée au nouveau-né, centre de toutes les attentions, mais l’accompagnement, intensif, se fait bien évidemment avec la maman, ou les deux parents lorsque le père fait encore partie du tableau, ce qui, paraît-il, arrive encore parfois (mais rarement).

Ce sont des services sociaux de la région qui orientent vers les Petites Bulles des travailleurs médico-sociaux, des médecins, des hôpitaux. Et s’il est clair que les parents doivent jouer le jeu pour créer ce lien, ils ne le font pas toujours de gaieté de cœur.

«Certaines mamans sont fonctionnelles, elles peuvent donner le sein, mais, au niveau du lien, c’est beaucoup plus pauvre» Nicolas Ryez, psychomotricien

Lors de la grossesse, l’équipe des Petites Bulles rencontre les parents qui recevront potentiellement de l’aide et tentent de déceler des indices quant au risque encouru par le bébé encore en gestation. «Cela permet de mettre en place un accompagnement dès la naissance», ponctue Stéphanie Garbar. «Le travail avant la naissance permet d’anticiper la question du soin, de la protection et de noter les signaux d’alerte», ajoute-t-elle.

Ces jeunes parents désorientés, parfois au bord de la crise de nerfs, apprennent avec l’équipe des Petites Bulles certains gestes simples comme le portage du bébé, de Kevin d’abord, puis du vrai bébé ensuite, l’accompagnement va bien sûr beaucoup plus loin. «Certaines mamans sont fonctionnelles, elles peuvent donner le sein, mais, au niveau du lien, c’est beaucoup plus pauvre», décrit Nicolas Ryez. C’est tout un univers affectif en friche qu’il s’agira d’explorer.

L’analyse vidéo au cœur de l’intervention

Lundi matin, toujours en réunion. Au grand désarroi de Kevin, l’attention se déplace vers le fond de la salle. Stéphanie Garbar ouvre son ordinateur et enclenche une vidéo. On y voit un enfant dans une pièce, sur une chaise à bascule. Il joue avec de petits bibelots qui pendent au-dessus de sa tête. Ce bébé-là est bien réel. On aperçoit une dame qui se penche vers lui et babille quelques «gouzi-gouzi». Elle capte le regard avec des étincelles et tente de jouer.

«Nous filmons le bébé toutes les six semaines pour observer comment il réagit face à un adulte qui n’est pas son parent», décrit Stéphanie Garbar. Un professionnel joue avec le bébé, le stimule, interagit. «Dans cette vidéo, nous voyons le manque d’interaction dans le regard du bébé, décrypte Nicolas Ryez. On voit qu’il va utiliser son jouet comme une barrière vis-à-vis de son père. Et pendant toute la durée de la vidéo, le bébé ne fait pas un son, il n’appelle pas.» Dans cette famille, la mère prodigue une attention «fonctionnelle» au bébé. Il est lavé et nourri. «Mais les parents ne lui parlent pas. Le couple vit dans la famille élargie. Le père consomme. Les tensions s’expriment. Il y a du bruit. Aucun adulte n’est vraiment disponible autour de ce bébé.»

Régulièrement, l’équipe au grand complet procède à un débriefing de la séquence filmée. Cela permet de développer des hypothèses sur l’état de souffrance du petit, de tenter de comprendre ce qui se joue derrière ces quelques scènes glanées dans la vie quotidienne de familles, souvent à la dérive. «Le retrait relationnel du bébé, c’est un signe de grave souffrance qui n’est pas toujours visible, même par des professionnels de l’enfance qui, parfois, s’arrêtent au constat que le bébé mange bien et grandit bien, décrypte Valérie Mortier. Mais un bébé qui va bien est assoiffé de contacts et il ne se fait pas oublier.» On y décortique les interactions, les sourires, la position et l’attitude du nourrisson en quête de traces de «retrait relationnel».

«Le sourire peut être un signe de mise à distance de la part du bébé. Une façon de ne pas fâcher ses parents.» Virginie Plennevaux

Un bébé silencieux, qui se fait tout discret, ce n’est pas bon signe. «Le bébé peut se protéger en se coupant du monde extérieur», analyse Nicolas Ryez. Souvent, la détection de signaux de souffrance est contre-intuitive pour les non-initiés. C’est ce que nous apprend Virginie Plennevaux: «Le sourire peut être un signe de mise à distance de la part du bébé. Une façon de ne pas fâcher ses parents.» Comme quoi l’être humain développe des méthodes de protection dès ses premiers instants sur terre.

Le travail vidéo complète l’observation habituelle des familles, que le service, après la naissance du bébé, rencontre deux fois par semaine, dont une à domicile. Deux membres de l’équipe pénètrent dans le foyer de la famille aidée. On y découvre parfois des situations étonnantes. «Dans certains cas, un bébé est très développé au niveau psychomoteur, car il est livré à lui-même. Il a dû apprendre à se débrouiller tout seul», raconte Valérie Mortier.

Ces nombreuses observations découlent sur une aide concrète, des conseils, un accompagnement adapté pour que le bébé se sente bien. Il s’agit en premier lieu de créer un contact authentique entre les parents et leur enfant. De bien porter le bébé, de le rassurer lors du bain, de lui parler, de jouer avec lui. Mais aussi, et peut-être surtout, de gérer les pleurs, de repérer ses propres colères de parent face aux cris, des colères qui montent parfois de manière inextinguible.

L’enfant, si jeune, a besoin d’un environnement libre… et sécurisé. Il faut le rappeler, régulièrement. «Je me souviens d’un bébé dans un salon entouré de trois chiens qui se battaient. Il est important d’insister sur la sécurité, sans cela le développement se fige», témoigne Nicolas Ryez.

Un voyage périlleux dont on ne sort pas indemne

Lorsque l’intervenant pénètre dans l’intimité de ces familles blessées, parfois sur leurs gardes, et centre son attention sur le bébé, c’est en quête d’une connexion émotionnelle profonde. Les bébés ne parlent pas encore. Les intervenants entrent en communication par d’autres chemins. «Nous cherchons à voir ce que l’on ressent au contact du bébé. Cela fait appel à des ressentis archaïques, développe Valérie Mortier. Parfois nous ressentons de la tristesse intense, parfois de la solitude. C’est quelque chose de très intime. On cherche à comprendre ensuite à quoi cela fait référence.» «C’est parfois très difficile de faire face à la détresse d’un bébé, abonde Nicolas Ryez. Nous devons travailler sans être dépassés par les émotions ou les angoisses.»

Dans le huis clos parfois sordide et brutal de certaines de ces entrevues, il faut avoir le cœur bien accroché pour faire face au dénuement d’êtres si fragiles, parfois livrés à eux-mêmes. «C’est quelque chose qui vous prend aux tripes», confirme Virginie Plennevaux. Pour y faire face, les travailleurs des Petites Bulles ont droit à six sessions de supervision par an. Car, bien souvent, la détresse des bébés trouve un écho très profond, à travers des ramifications inconscientes, dans la propre histoire de l’intervenant. Sous des couches superposées, on trouve un sentiment encore à vif.

Les parents sont invités à mettre des mots, à exprimer la difficulté du lien.

Le cœur de l’intervention, c’est, on l’a dit, le bébé. Paradoxalement, la création du lien passe souvent par l’extériorité. Faire sortir le bébé. Faire baisser la tension. Casser les cercles vicieux de l’enfermement et de la colère. L’inscrire en crèche ou, plus tard, à l’école maternelle. Encourager les parents à fréquenter un espace de rencontre «parents-enfants». «C’est parfois une démarche énorme pour eux, qui nécessite que l’assistante sociale les accompagne, estime Adèle Renard, assistante sociale. Pas mal de familles sont refermées sur elles-mêmes, ont peur de l’extérieur.» Les parents sont invités à mettre des mots, à exprimer la difficulté du lien. Ils ont souvent été eux-mêmes des victimes de graves maltraitances. Ils sont souvent empêtrés dans des traumatismes qui se transmettent parfois de génération en génération, comme des malédictions, et qui viennent polluer, voire heurter la relation qu’ils voudraient, peut-être, développer avec leur enfant.

«Les parents vont pouvoir développer des capacités, mais jusqu’à une certaine limite, car chacun a sa propre histoire» Virginie Plennevaux

Il n’est pas toujours facile de travailler avec les parents. Certains sont volontaires et appellent à l’aide. Ils ont peur d’eux-mêmes et de leurs réactions face à ce bébé qui bouscule tout. D’autres coopèrent, bon gré mal gré, pour empêcher un placement de leur enfant. «Il arrive qu’ils nous voient comme une menace, admet Stéphanie Garbar. Nous essayons de créer une alliance avec les parents, car un minimum de collaboration est nécessaire, mais nous leur disons clairement qu’en cas de problème, il faudra se tourner vers d’autres services.» «Nous devons nous centrer sur le bébé tout en ne nous laissant pas leurrer par ce que les parents veulent bien nous montrer, ajoute la psychologue. Nous travaillons avec les mamans pour qu’elles comprennent que construire quelque chose avec ce bébé est aussi dans leur intérêt.»

Mais, parfois, les progrès ne sont pas atteignables. Ou sont très circonscrits. «Les parents vont pouvoir développer des capacités, mais jusqu’à une certaine limite, car chacun a sa propre histoire», nuance Virginie Plennevaux.

À l’évocation de l’idée récente de deux députés fédéraux flamands, John Crombez (sp.a) et Valérie Van Peel (N-VA), d’enfermer les femmes enceintes toxicomanes ou alcooliques dans «l’intérêt supérieur de l’enfant», Virginie Plennevaux hausse les épaules. Il s’agirait «d’un stress en plus pour la mère qui risque de créer davantage de passages à l’acte». Les Petites Bulles se situent dans une tout autre démarche. Celle de l’accompagnement intensif des parents et de la protection du bébé. L’objectif n’est pas forcément de faire des miracles, mais «d’atténuer les troubles de la parentalité», nous rappelle-t-elle. Ces troubles se traduisent souvent en troubles du développement de l’enfant. «Bien sûr nous voulons changer les choses, admet Nicolas Ryez, mais parfois ce ne sont que de petites victoires auxquelles il faut s’accrocher, de petits changements qui font une différence.»

Les Petites Bulles ont au départ reçu une aide de Viva for Life. Le service s’en sort aujourd’hui sur les subsides que reçoit l’APEP de l’Office de la naissance et de l’enfance, car il s’agit d’une équipe SOS-enfants. Cette subvention globale pour toute l’APEP ne permet aux Petites Bulles de ne suivre que quatre situations en simultané. «Cela pose des questions éthiques, enchaîne Virginie Plennevaux. Car la société ajoute une maltraitance à celle des familles en ne prenant pas en charge ces situations, ou si peu. Cela revient à nier que les problèmes existent.» «Le travail en périnatal peut vraiment faire bouger les choses, même si ce sont de petites victoires, conclut Nicolas Ryez. Ces premières années sont déterminantes dans le développement des enfants. Agir est donc important pour les bébés eux-mêmes, mais aussi pour la société dans son ensemble.»

L’hôpital pour soigner le lien

Prévenir les négligences

Cela fait plus de quatre mois qu’Amel est hospitalisée à Clairs Vallons. Depuis la naissance de Franck, son bébé. Ni Amel ni son enfant ne souffrent d’une maladie. C’est leur relation qui était potentiellement atteinte d’un mal insidieux lié à la dépression, à la solitude. «Je suis arrivée ici quand mon bébé avait cinq jours, explique Amel. Je n’ai pas de famille pour m’aider et j’avais peur de ne pas y arriver toute seule», dit-elle.

Ce que l’on prend en charge dans cette unité «mère-bébé», c’est le lien entre le nouveau-né et sa mère. Lorsque les pères n’ont pas fui leurs responsabilités, ils sont invités à construire ce lien à travers des visites et, parfois, des nuitées, au sein de l’unité.

«J’ai un passé difficile, poursuit Amel. J’étais orpheline. Je suis passée de famille d’accueil en famille d’accueil. Et à 18 ans j’ai fait une grosse dépression alors…» Alors la suspension de ces trois points, lourde de potentiels inquiétants, suggère qu’Amel, âgée de 25 ans – «maman solo» comme elle le souligne – avait profondément besoin d’être accompagnée dans ses premiers pas de mère. «Leur aide m’est indispensable», confirme-t-elle, au sujet de l’équipe des Clairs Vallons. Pour Dominique Masy, l’assistante sociale de l’unité, c’est avant tout «un soin précoce qui permet de mobiliser rapidement les difficultés avant qu’elles ne se cristallisent».

L’unité des Clairs Vallons est l’une des rares dans le pays. Une dizaine de mamans y sont hospitalisées pendant quelques semaines, souvent plusieurs mois, parfois jusqu’à un an, le temps d’apprendre à créer le lien avec ces bébés qui viennent parfois bouleverser des vies fragiles, qui ne tiennent qu’à un fil.

Ici, on prévient la négligence à l’égard des enfants, plus que la maltraitance, même si les deux sont évidemment liés. L’unité est composée d’une psychiatre, de deux psychologues, d’infirmières, d’une assistance sociale, d’une pédiatre et d’une psychomotricienne. Aux Clairs Vallons, dans cette unité, on n’accueille pas de femmes toxicomanes ou alcooliques. Le plus souvent, les jeunes femmes ont affronté de lourds épisodes de dépression et ont perdu l’équilibre social, voire psychologique. «Il peut arriver par exemple qu’une mère oublie de donner à manger à son enfant, car elle est dans ses propres problèmes et ne pense pas forcément que le bébé a faim», décrit Martine Coleau, l’infirmière en chef. Certaines mères gèrent difficilement leurs émotions, leurs colères, elles peuvent en arriver à secouer le nouveau-né. «Elles sont souvent très fragiles et ne sont pas toujours capables de répondre de manière adéquate aux besoins de leur enfant», tempère l’infirmière.

«Nous accompagnons tous les moments de la vie» Martine Coleau, infirmière en chef

On travaille ici au tissage d’un lien entre deux individus, parfois trois, à la fois si proches et si lointains. Les troubles de l’attachement, les troubles relationnels, sont au cœur de l’intervention de l’unité «mère-bébé». Les familles qui font appel au service traversent des difficultés multiples. «Elles vivent parfois dans des situations de précarité matérielle, mais pas uniquement, explique Anita Mortelmans, une des psychiatres de l’équipe de la pédopsychiatre Pascale Tielemans. On constate souvent une précarité d’utilisation des ressources.» Ces familles ne se tourneront pas naturellement vers des services d’aide.

On prône ici une intervention précoce, quasi permanente. Le travail des infirmières est primordial. «Nous accompagnons tous les moments de la vie», témoigne Martine Coleau. Les repas, le bain, les mises au lit, les soins corporels. Tous ces petits gestes qui permettent de rassurer le bébé. On crée un lien, peu à peu, souvent tactile, avec l’enfant, mais aussi à travers la parole, le jeu, le regard. «Il s’agit aussi d’aider les parents à mieux comprendre leur bébé», enchaîne-t-elle, par exemple les raisons de leurs pleurs. L’équipe est aux petits soins pour le bébé, mais aussi pour ces jeunes mères, qui «ont vécu des histoires difficiles, des placements ou subi des négligences graves», rappelle Dominique Masy.

«Ça fait du bien d’avoir un relais»

Les journées à l’unité mère-enfant se remplissent vite, entre les rendez-vous avec l’assistante sociale, avec la psychologue ou la psychiatre, les moments de soin du bébé et d’accompagnement par les infirmières. «Il y a pas mal de rendez-vous, confirme Amel. Il y a une psychologue du lien pour voir comment ça va en tant que maman et une psychiatre pour voir comment ça va en tant que femme.» Le matin, les enfants sont pris en charge à la crèche, où l’on favorise le développement psychomoteur des enfants.

La psychologue de l’unité, Cindy Mottrie, travaille intensément avec les parents: «Il y a tout un travail de représentation à faire pour qu’ils acceptent le bébé tel qu’il est.» Dans des situations de dépression, ou de décompensation, «il arrive que cela mène à un défaut de préoccupation du bébé. Leurs difficultés prennent beaucoup de place dans les pensées des parents. L’enjeu, c’est que les adultes se mettent au niveau du bébé.» Les bébés sentent l’ambiance qui règne autour d’eux, ils l’absorbent et il leur arrive de «se mettre en retrait lorsqu’ils sentent que les parents ne sont pas disponibles. Un bébé en retrait va se faire un peu oublier, car il comprend que, s’il demande trop, cela peut représenter un risque», explique Cindy Mottrie.

«Les bébés ne peuvent pas attendre que leurs parents aillent mieux. Il faut des réponses rapides.» Cindy Mottrie, psychologue

L’équipe s’active donc pour travailler les «compétences relationnelles des parents, car les bébés réagissent beaucoup lors des séances», renchérit la psychologue. Mais le chemin est long et semé d’embûches. «Beaucoup de parents, qui ont traversé de nombreuses épreuves, mettent en place des stratégies pour qu’on s’occupe d’eux, dit la psychologue. C’est parfois le souci en périnatal, de se laisser prendre dans les problèmes des adultes.» Les problèmes des adultes… sont suivis de près par la psychiatre. Mais le rythme de travail est souvent découplé entre des bébés avec qui l’on peut vite avancer et des parents, au passé très lourd, qui progresseront à pas plus lents. «Nous allons surtout tenter de les stabiliser, dit Anita Mortelmans, mais ce n’est pas évident, car le bébé est parfois vu comme un concurrent qui attire toute l’attention.» «Les bébés ne peuvent pas attendre que leurs parents aillent mieux, ajoute la psychologue. Il faut des réponses rapides.»

L’objectif, pendant les quelques mois de passage au sein de l’unité mère-enfant, c’est «d’offrir un environnement serein à l’enfant, résume-t-on au sein de l’unité. Notre équipe prend soin du bébé pendant que l’on prend soin des parents et que l’on aide à créer du lien».

Les parents sont très sollicités. «Nous participons à des ateliers, explique Amel. Comme les ateliers d’art-thérapie. Peinture, sculpture ou dessin. J’arrive surtout à m’exprimer à travers le dessin. C’est très libre. On exprime ce qu’on ressent. Il y a aussi un atelier ‘carnet de vie’ où l’on s’adresse à l’enfant, où l’on écrit des textes, pour garder des traces de ce qu’on ressent. Parfois on ne se sent pas bien, et c’est difficile de mettre des mots.»

Une psychomotricienne est active auprès enfants et de leurs mères. «Ça permet de bien prendre le temps de voir le développement de l’enfant, ajoute Amel. Ça m’aide beaucoup, car j’ai souvent tendance à être dans mes pensées, à vivre peu l’instant présent. Là, je peux mieux me centrer.»

Au quotidien, les jeunes mères sont accompagnées par des puéricultrices, des sages-femmes, des infirmières. Le week-end, les résidentes de l’unité peuvent rentrer chez elles si elles le souhaitent. «Mais je suis contente quand je reste ici le week-end», lâche Amel qui n’a pas vraiment de chez elle pour l’instant, même si la perspective de trouver un appartement semble s’ouvrir. La jeune fille avait peur «de ne pas tenir le coup», avec son bébé. C’est pour ça que, dès la sortie de la maternité, elle est venue ici. «J’avais besoin de stabilité, de bien être encadrée, témoigne-t-elle. Il me fallait un cadre pour que je me lève, que je m’habille, que je sois en mouvement. Ici on m’apprend des gestes simples comme le bain. Il m’a fallu plus d’un mois et demi pour que je trouve le courage de faire le bain toute seule à mon bébé. On m’apprend à réagir quand le bébé pleure par exemple, pour savoir comment gérer. Et puis quand je suis épuisée, ça fait du bien d’avoir un relais.»

Des mois dans un cocon protecteur

L’unité «mère-enfants» est aussi un lieu de vie collective. Les dix mères, les quelques pères et les bébés participent à des activités communes. «Cela permet de me sentir moins seule, explique Amel. On s’écoute, on s’entraide. Je me suis fait des amies ici, on crée des liens, on voit les enfants grandir.»

«Nous participons aussi à l’activité ‘comptines en famille’, ajoute la pensionnaire de l’unité. On reprend les mêmes chansons toutes ensemble, c’est un chouette moment. On a aussi un atelier de lecture aux enfants.» L’unité mère-enfants, c’est un peu un cocon, hors du temps, un lieu de protection passagère, où l’on réapprend à aimer, où l’on soigne les vieilles blessures du cœur et de l’âme.

Régulièrement, les mamans et leurs bébés se réunissent dans la «Maison verte», du nom de ces lieux centrés sur la parole et le jeu, imaginés par Françoise Dolto. Amel donne le détail: «Il y a une psychologue du lien. On s’y rend une fois par semaine et nous discutons entre nous, avec les enfants au centre. On parle des questions que l’on se pose. En regardant les bébés, les sujets viennent tout seuls. Ce passage ici, cela m’aide à prendre confiance en moi.» Le soir, les jeunes mères jouent aux jeux de société. Elles mettent parfois un peu de musique et discutent tranquillement dans l’espace commun de la cuisine.

Pas facile, après avoir passé des mois entre parenthèses, de sortir de ce lieu protégé. Des services ambulatoires prennent le relais. «Ces jeunes filles reprennent parfois une vie ordinaire. Mais c’est souvent plus facile quand il y a un compagnon.» Mais, pour Amel, le futur, «c’est encore difficile à imaginer. Ici on prend le temps de faire à notre rythme. Dans quelques mois j’aurai un nouveau logement, adapté au bébé. Je vais regarder pour une crèche. J’ai encore du mal à imaginer tout ça».

 

 

 

 

Cédric Vallet

Cédric Vallet