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Libéralisation de l’éducation : la Communauté française lance une réflexion sur le rôle des États

Les négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont, comme on le sait, enlisées depuis de nombreux mois dans des conflits entre États du Sud et du Nord dela planète, notamment à propos de l’agriculture. Mais on aurait tort de croire que la libéralisation du « marché » des services d’éducationet de formation s’en trouve pour autant au point mort. En dehors du cadre multilatéral de l’OMC, des accords bilatéraux entre États ont pris le relais dans ce domainecomme dans bien d’autres secteurs. Interpellée par ces évolutions, tout comme par les débats qui se sont déroulés autour de la directive européenne« Services », la Communauté française (CFWB) a décidé de prendre l’initiative en lançant une réflexion sur le rôle des Étatsen matière d’éducation. Un comité, animé par Roger Dehaybe, a déjà communiqué une première note au gouvernement, le 30 mars dernier.Objectif : tenter de dégager un « nouveau consensus » international.

04-05-2007 Alter Échos n° 228

Les négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont, comme on le sait, enlisées depuis de nombreux mois dans des conflits entre États du Sud et du Nord dela planète, notamment à propos de l’agriculture. Mais on aurait tort de croire que la libéralisation du « marché » des services d’éducationet de formation s’en trouve pour autant au point mort. En dehors du cadre multilatéral de l’OMC, des accords bilatéraux entre États ont pris le relais dans ce domainecomme dans bien d’autres secteurs. Interpellée par ces évolutions, tout comme par les débats qui se sont déroulés autour de la directive européenne« Services », la Communauté française (CFWB) a décidé de prendre l’initiative en lançant une réflexion sur le rôle des Étatsen matière d’éducation. Un comité, animé par Roger Dehaybe, a déjà communiqué une première note au gouvernement, le 30 mars dernier.Objectif : tenter de dégager un « nouveau consensus » international.

Ancien administrateur général de l’Agence intergouvernementale de la francophonie (1998-2005), Roger Dehaybe1 s’est vu confier par le gouvernement de la CFWB lamission « d’explorer les possibilités de consacrer internationalement le rôle des États dans la régulation et l’organisation de l’enseignement». Il a réuni pour ce faire une série de personnalités des mondes politique, social et académique au sein d’un « comité de suivi » dont lacomposition a été validée par les cabinets des ministres Marie Arena et Marie-Dominique Simonet. En font partie : Philippe Maystadt, Philippe Busquin, Arthur Bodson, AndréMordant, François Martou, Françoise Thys-Clément et Josly Piette.

Une stratégie réaliste et offensive

Dans le cadre multilatéral de l’AGCS (Accord général sur le commerce des services), près d’un tiers des membres de l’OMC (soit 48 pays) « ontd’ores et déjà pris des engagements dans au moins un des cinq sous-secteurs éducatifs (enseignement primaire, secondaire, supérieur, enseignement pour adultes et »autre services éducatifs ») », constate la note du comité.

De plus, toute une série de pays qui pourtant n’ont pas pris d’engagements (ou très peu) dans les différents secteurs éducatifs au niveaumultilatéral ont signé des accords « préférentiels bilatéraux ». Des accords qui vont très loin, particulièrement dans lesnégociations avec les États-Unis. Certains, comme le Salvador, le Guatemala et le sultanat d’Oman par exemple, ont même « pris des engagements préférentielsdans les cinq sous-secteurs des services éducatifs et ce, sans limitation », c’est-à-dire sans aucune restriction protégeant l’enseignement public.

« La libéralisation est donc bien en marche, souligne Roger Dehaybe. Le secteur privé se positionne. Dont acte. (…) Notre démarche ne s’oppose pas à lalibre circulation des services éducatifs, pas plus qu’elle ne remet en cause le rôle des acteurs privés dans le secteur de l’éducation ». Mais ils’agit de réfléchir à la manière dont « le service public s’inscrit dans ce contexte ».

La question qu’il faut mettre en avant, estime le cabinet Arena2, n’est en effet « pas celle du commerce de l’éducation, mais celle de la vision àlong terme du rôle de l’État dans ce secteur ». Pour le cabinet , il « est normal qu’il y ait des intérêts privés offensifs dans ce domaine». Il serait d’ailleurs aberrant de dire qu’il faut empêcher des entreprises de produire des manuels scolaires ou des services en ligne, mais l’État ne peutêtre bridé dans son rôle de contrôle des normes et dans la possibilité d’organiser de l’enseignement ».

Quels risques ?

« Il ne s’agit donc pas d’opposer le public et le privé, mais d’analyser les effets de la libéralisation afin d’en conjurer les possibles dérives», résume Roger Dehaybe. « Une libéralisation non maîtrisée et poussée à l’extrême » peut en effet « mettre les Étatsdans l’impossibilité potentielle de continuer à réguler le secteur de l’éducation en fonction des priorités locales, régionales ou nationales »,explique-t-il dans la note. La diffusion de cours via internet et la vente de diplômes en réseau pourraient par exemple « mener au dessaisissement des États de leursprérogatives en matière de programmes et de diplômes ».

Autre risque : voir s’appliquer les clauses de non-concurrence prévues par l’OMC selon lesquelles « tout avantage octroyé au système éducatif »officiel » doit s’appliquer aux autres systèmes qui s’implantent, y compris ce qui a trait à leur financement ». Notons aussi que l’OMC n’exclut explicitement de sonchamp d’application que les « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental ». Or ceux-ci sont définis comme ceux qui ne sont « fournis ni sur une basecommerciale ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». On peut donc se demander quelle garantie on a de ne pas voir notre système éducatif assimiléà un marché, puisque l’enseignement organisé par les pouvoirs publics y est de fait en concurrence avec des écoles subventionnées organisées par desasbl ainsi que des écoles privées. Il y a cinq ans déjà le CEF demandait une clarification.

Mais la crainte la plus immédiate de Roger Dehaybe consiste à voir « le secteur privé s’approprier les segments plus générateurs de profits »(formation des adultes, supérieur, enseignement en ligne, enseignement des langues, informatique, etc.) tandis que les autres (l’enseignement obligatoire particulièrement dans lesmilieux les plus défavorisés) seraient « laissés à la charge des États ».

Des principes de base

Actuellement, une série de traités internationaux garantissent le « droit à l’éducation », c’est-à-dire un accès universel,gratuit, de qualité à tous les niveaux d’enseignement. Ces normes peuvent très vite entrer en contradiction avec la marchandisation de l’éducation quifavoriserait les seules populations aisées. Mais pratiquement le problème n’est pas là : « Force est de constater que dans un certain nombre de pays endéveloppement, l’éducation des plus défavorisés doit beaucoup à la présence d’un secteur privé », peut-on lire dans la note. Nombred’États du Sud ont d’ailleurs assorti leurs engagements en matière de droit à l’éducation de clauses de réalisation progressive en fonction deleur situation économique.

« Si Bill Gates veut construire des écoles partout en Afrique, ça ne pose pas de problème, mais à condition de respecter un certain nombre de principes »,explique Roger Dehaybe. La note liste trois principes « prioritaires » qui doivent garantir aux États – quels que soient les moyens qu’ils utilisent concrètement- de « pouvoir :
• fixer les normes pédagogiques ;
• définir les objectifs et les compétences à acquérir et ce, pour chaque niveau d’enseignement ;
• s’assurer par toutes les voies appropriées que les institutions d’enseignement et de formation respectent les priorités nationales, régionales et locales découlantou non d’engagements pédagogiques pris à l’échelon international ».

Mais « ceci suppose un nouveau consensus à l’échelon international », poursuit la note. Ce consensus « conférerait aux services éducatifs un statutparticulier garantissant l’épanouissement et le développement de l’apprenant qu’il s’agisse de jeunes en formation initiale ou d’adultes ». Ilreconnaîtrait également « la capacité des États à développer et réguler leurs propres politiques de formation et d’éducation ».

Un consensus atteignable ?

Un tel consensus demande que les États prennent la problématique à bras-le-corps. Mais une telle réaction est déjà venue, explique Roger Dehaybe. Il a eneffet été une des chevilles ouvrières, au sein de la Francophonie, des travaux sur la diversité culturelle qui ont débouché sur une Convention internationale(à laquelle deux seuls pays se sont opposés : les États-Unis et Israël). « On n’empêche pas la concurrence des industries culturelles mais on laréglemente et on permet aux États d’agir. J’avais essayé d’étendre la réflexion à l’enseignement. Mais je n’avais pasété compris. Certains croyaient que cela revenait à supprimer l’enseignement privé et peu de monde avait travaillé sur cette question… »

Des premiers débats sur la base de cette note ont eu lieu le 27 avril au CEF et des contacts sont pris sur le plan international. Un symposium se tiendra fin décembre àBruxelles où seront invités des personnalités politiques et scientifiques, des ministres, des représentants d’organisations internationales, des enseignants, desreprésentants de la société civile… Il s’agira d’« adopter une « déclaration » qui, par sa clarté et la qualité des « déclarants »pourrait devenir un texte de référence pour les négociations ultérieures et, notamment pour la Conférence internationale de l’éducation organisée parle Bureau international de l’éducation de l’Unesco en novembre 2008, à Genève ». À suivre donc…

1. Contact : roger.dehaybe@yahoo.fr
2. Cabinet Arena, place Surlet de Chokier, 15-17 à 1000 Bruxelles –
tél. : 02 227 32 11.
3. Conseil de l’éducation et de la formation.

Donat Carlier

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