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Le blues des ONG

Les ONG belges de développement sont de plus en plus disciplinées par une logique néolibérale empruntée au secteur privé. C’est le constat récemment établi par Justine Contor, chercheuse en sciences politiques et sociales à l’ULiège. Un coup dur pour le militantisme?

© Flickrcc Ana de la Cava

2005 est régulièrement associé à un véritable tournant dans le milieu de la coopération au développement. Officialisée en mars de cette année-là, la Déclaration de Paris entérine un accord entre États bailleurs et États receveurs pour une coopération efficace. La pensée du développement s’oriente dès lors vers une recherche de la performance et de l’impact. Depuis, cette logique très gestionnaire ne cesse de se renforcer. En Belgique, c’est la DGD (direction générale Coopération au développement et Aide humanitaire) qui reconnaît et cofinance (de 40 % à 90 %) les activités proposées par les acteurs de la coopération indirecte. Tous les dix ans, elle impose un «screening» pour déterminer ceux qui peuvent continuer à bénéficier des aides de l’État. Chercheuse en post-doctorat au centre de recherches Spiral (ULiège), Justine Contor a passé cinq années de sa vie à rencontrer différents acteurs de terrain pour, entre autres, mieux comprendre ce fameux concept du screening. Elle en est arrivée à un constat: l’État augmente le contrôle qu’il exerce sur les structures non gouvernementales qu’il finance.

Alter Échos: Que pouvez-vous nous dire sur l’évolution du screening?

Justine Contor: Dans les années 90, il y a eu un boom mondial des ONG quand on s’est rendu compte qu’elles faisaient un très bon travail avec des moyens limités. Il y a donc eu tout un travail de renforcement de ces acteurs. Mais, au tournant du siècle, on a basculé dans une vision beaucoup plus «managériale», professionnelle de la coopération. En 2005, l’administration belge a mis en place – via une boîte de consultance – un screening pour évaluer le travail des ONG. Cette évaluation s’est fort intéressée à ce que faisaient les ONG sur le terrain. Du coup, lorsque les résultats sont tombés, les ONG qui ont échoué sont montées au créneau, assurant qu’elles avaient été mal comprises, qu’elles n’avaient pas pu montrer tout ce qu’elles voulaient sur le terrain, etc. Cette contestation a frustré l’administration, qui avait initialement mis en place cet audit pour réduire le nombre d’ONG pour des questions financières et surtout un manque de ressources humaines. Du coup, elle a décidé d’adapter le screening suivant pour se préserver de toute discussion pendant et après le processus.

«Toutes ces structures ont subi cet effet de transformation néolibérale, mais s’y adaptent différemment.»

AÉ: Comment s’est déroulé ce deuxième screening?

JC: L’examen de 2015-16 a été mis en œuvre par Deloitte. Ça a donné lieu à beaucoup de manifestations au sein du secteur. C’était assez compliqué idéologiquement pour les ONG de se faire évaluer par une boîte de consultance qui fait partie de ce qu’elles essaient de combattre au quotidien. L’autre levier de contestation concernait les critères d’évaluation, considérés par beaucoup comme propres à ceux du secteur privé: gestion des ressources humaines, financière, des risques… La boîte de consultance devait vérifier si l’ONG possédait les documents qui attestaient de sa bonne gestion sans regarder ce qui se faisait sur le terrain. Beaucoup ont regretté d’être jugées «comme une usine de production de boîtes de petits pois». Environ un tiers des ONG ont échoué (36 sur 106, NDLR). Comme la méthodologie était très préservée, il a été pratiquement impossible de discuter les résultats, qui s’exprimaient sous la forme de calculs d’algorithmes et de moyennes difficiles à saisir. C’est là que l’on a vu apparaître différents types d’ONG.

AÉ: Vous en avez d’ailleurs isolé quatre.

JC: Si on se place sur un spectre de gauche à droite, il y a l’ONG «critique», «pragmatique», «néogestionnaire» et «modèle». Toutes ces structures ont subi cet effet de transformation néolibérale, mais s’y adaptent différemment. L’ONG critique est plutôt de petite taille, surtout francophone (les ONG néerlandophones sont historiquement moins nombreuses mais plus grosses grâce notamment à des fusions), assez connotée à gauche et avec des moyens peu importants (exemple, Gresea – qui n’est d’ailleurs plus reconnu comme ONG, NDLR). L’ONG pragmatique n’est pas favorable à cette vision du monde néolibérale, mais se rend compte qu’elle ne bénéficiera pas des avantages d’une reconnaissance de l’État si elle ne joue pas le jeu. L’ONG néogestionnaire (exemple, Autre Terre, NDLR) est la plus représentée et celle que j’ai le plus observée: c’est celle qui était déjà convaincue par ce processus et qui a dépensé beaucoup d’énergie pour se transformer, réussir le screening, avoir une logique de qualité, etc. C’est celle pour qui le coût organisationnel a été le plus important et qui a parfois pu souffrir de tensions entre les travailleurs divisés sur le processus. Enfin, l’ONG modèle (exemple, Oxfam, NDLR) est un peu l’idéal à atteindre. C’est une grosse structure qui a une vision beaucoup plus efficace de ce qu’elle doit mettre en œuvre et qui a essentiellement des projets au Sud. C’est aussi celle qui propose le moins de contre-discours, de positionnement politique ou de plaidoyer. À gauche de la typologie, on est plutôt engagé et critique et, à droite, le cœur de mission est moins la politique que la performance des projets. Cette ONG modèle est valorisée par cette transformation en cours depuis une vingtaine d’années. Ça ne veut pas dire qu’elle ne remet pas en cause la logique de marchandisation et de mise en concurrence, mais elle trempe dans tout ce discours international.

«Les outils néolibéraux standardisent le secteur et valorisent certaines ONG plus apolitiques qu’elles ne l’étaient avant.»

AÉ: Les ONG sont-elles irrévocablement cernées par cette logique managériale?

JC: Le screening est le point de départ, mais il y a eu d’autres dispositifs. C’est une espèce d’accumulation d’outils de gestion mis en place soit par l’administration soit par le secteur lui-même, ce qui montre que les ONG jouent aussi ce jeu: elles se rendent bien compte que, pour continuer d’exister, d’avoir des financements étatiques et privés, elles doivent montrer qu’elles sont des ONG efficaces, éthiques, performantes, qui gèrent bien leur argent et ne font pas de scandales à la Oxfam (en février 2018, la presse britannique avait révélé les abus sexuels commis par des membres d’une mission humanitaire en Haïti, NDLR). Le screening de 2015-16 n’est pas un coup de massue qui aurait anéanti le secteur: les acteurs étaient au courant que tout cela allait arriver… et les Fédérations d’ONG ont d’ailleurs participé à des discussions et négociations tout en renforçant le secteur au moyen de formations.

AÉ: Risque-t-on d’entrer dans une phase de concurrence rude entre ONG?

JC: Le libre marché des ONG est d’application dans des pays comme les Pays-Bas, l’Angleterre ou encore le Canada. L’État canadien a par exemple décidé de couper les lignes de financement de toutes les ONG qui font de l’éducation au développement au profit de celles qui s’impliquent dans des projets au Sud. Ce qui est rassurant en Belgique, c’est qu’il n’y a pas de mise en concurrence ouverte au sein du secteur et que les structures s’y opposent. L’espace de contre-discours est donc préservé puisque les ONG ne doivent pas à tout prix être dans la recherche de financement vu la sécurité de financement de l’État actuelle.

AÉ: En soumettant les structures non gouvernementales qu’il finance à ce genre de contrôle, l’État ne risque-t-il pas d’entraver la mission sociale de ces ONG?

JC: Le temps et les finances que les ONG consacrent à mettre en place des politiques gestionnaires ne sont pas utilisés pour ce que j’appelle «produire du sens», réfléchir, voir les choses de manière différente. Maintenant, les ONG se rassemblent, passent par les coupoles et les fédérations pour conserver des leviers politiques et ne laissent pas les choses se faire sans se positionner. Il ne faut pas considérer que c’est la fin des ONG, qu’elles ne vont plus jamais produire de discours critique. Mais leur marge de manœuvre tend à se fragiliser: chemin faisant, les outils néolibéraux standardisent le secteur et valorisent certaines ONG plus apolitiques qu’elles ne l’étaient avant. Le tout pose la question de la place du militantisme: va-t-il devoir évoluer?

AÉ: Comment le citoyen peut-il être sûr que ses donations sont utilisées à bon escient?

JC: Il existe plein de moyens pour le vérifier. Les ONG sont contrôlées par l’administration, par d’autres ONG et sont très transparentes sur leur site internet pour montrer où va l’argent, dans quel projet, en quelle année, etc. Le citoyen qui a une motivation plus militante et ne veut pas financer une banque doit prioritairement s’intéresser à ce que fait la structure plutôt que simplement soutenir le secteur dans l’absolu.

AÉ: Est-il envisageable pour une ONG de s’en sortir sans l’argent de l’État?

JC: Le financement peut se faire via l’Europe, mais elle ne sera certainement pas moins contraignante que l’État belge. Si elles n’ont plus l’argent de l’administration, elles perdent leur accréditation «ONG» et doivent donc aller chercher de l’argent ailleurs via d’autres bailleurs publics ou privés ou en organisant des activités, des soupers, des spectacles, etc. C’est ce qu’on appelle les IPSI, les Initiatives populaires de solidarité internationale, qui sont un peu des ONG avant l’heure, sans l’appellation. En Belgique, seul Médecins sans frontières a décidé de se détourner de l’État: l’ONG refusait de se faire contrôler et estimait déjà avoir des dispositifs de gestion et de contrôle en interne. Maintenant, ce n’est pas le même monde: les derniers chiffres auxquels j’ai eu accès annoncent que MSF dispose d’un budget de l’ordre de 350 millions d’euros annuels là où celui de la plus grosse structure belge doit tourner autour de 30 millions. Par ailleurs, c’est plus compliqué d’obtenir des informations claires sur MSF parce que c’est une grosse structure qui brasse beaucoup d’argent et de travailleurs. Dans le milieu, certains la classent dans la catégorie des «multinationales du cœur». Cela étant, MSF n’est pas la seule à faire un pas de côté, d’autres structures réfléchissent à sortir du modèle de financement de l’État belge depuis quelques années pour avoir plus d’autonomie politique et moins de pression bureaucratique, mais ce n’est pas un choix facile à faire…

Emilien Hofman

Emilien Hofman

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