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L’avenir fauché

Pour être riche, mieux vaut hériter que travailler. Même pas besoin d’attendre l’étape «décès et testament». Les jeunes adultes/futurs héritiers bénéficient déjà de manière indirecte: vacances tous frais payés dans la résidence familiale, kot financé par les parents, donation pour acheter un bien immobilier… C’est certain, l’argent de famille aide pour l’indépendance financière. Qu’en est-il des autres jeunes adultes? Comment assurent-ils leur avenir sans patrimoine familial? 

© Charlotte Pollet

Salomé, 28 ans, se souvient. Dans le tiroir de sa table de nuit, dans un petit portefeuille rose, elle gardait au chaud ses étrennes de Noël. Elle avait 6 ans et elle était la banque de la famille. Quand elle ouvrait son tiroir, elle lisait des petites notes: «Ma chérie, je t’ai emprunté 50 euros.» Salomé ne voulait même pas les dépenser, elle s’assurait juste d’avoir assez, au cas où, pour voir venir.

Aujourd’hui, elle compatit avec ses angoisses enfantines: «Ce rapport anxiogène vient des soucis d’argent de ma mère. Dans ma tête, ne pas avoir de thunes, ça voulait dire être à la rue. Mes parents ont eu un divorce très conflictuel, mon père a fait faillite alors que tout roulait pour lui… Il avait honte d’être dans la dèche, il y avait beaucoup de non-dits, alors j’anticipais des besoins, parfois inexistants.»

Gaëlle, 26 ans, se souvient de ses 8 ans. Les chevaux devenaient sa passion. Elle a supplié pour rejoindre un manège tout en sachant que ce loisir pèserait dans le budget familial. Quinze euros pour une leçon par semaine. Sa mère a accepté, à condition qu’elle l’aide dans les tâches ménagères. Du lundi au vendredi, elle devait gagner l’équivalent de 3 euros par jour pour accumuler le pactole final. Pendant des années, 15 euros est resté son point de comparaison pour toutes autres dépenses. Un dürüm à 5 euros? Un tiers de cheval.

Sa mère l’a élevée seule. Son père, criblé de dettes, s’est enfui avec son compte épargne alors qu’elle avait 3 ans. Il a laissé une famille monoparentale, sans jamais payer de pension alimentaire. Sa mère assurait les dépenses familiales avec son salaire d’institutrice, allongé par des heures supplémentaires (école, études, cours particuliers).

Gaëlle avait une calculatrice réglée dans sa tête et Salomé était une enfant fourmi. Les relations à l’argent se forgent dès le plus jeune âge. Alexandra Balikdjian, psychologue de la consommation à l’ULB, explique que «très tôt, les enfants sont exposés à des transactions monétaires. Leur relation à l’argent dépend de l’éducation familiale. Est-ce une notion fluide ou non? Ce n’est pas parce que la famille est riche qu’on en parle sereinement. Et à l’inverse avec une famille plus précaire. Ce n’est pas corrélé. Par contre, avoir un rapport sain à l’argent, c’est compliqué dans notre société».

«Très tôt, les enfants sont exposés à des transactions monétaires. Leur relation à l’argent dépend de l’éducation familiale. Est-ce une notion fluide ou non ? Ce n’est pas parce que la famille est riche, qu’on en parle sereinement. Et à l’inverse avec une famille plus précaire. Ce n’est pas corrélé. Par contre, avoir un rapport sain à l’argent, c’est compliqué dans notre société.» Alexandra Balikdjian,  psychologue de la consommation à l’ULB

Regarder en famille une scène torride de Game of Thrones serait moins gênant que de demander le salaire de son père. Pour Alexandra Balikdjian, «l’argent, c’est plus tabou que le sexe. Dans les couples, 20% ne connaissent pas les revenus de leur partenaire».

Si l’héritage illustre bien le lien entre l’argent et l’affectif, l’héritage n’est pas qu’amour… Hélène1 (28 ans) connaît la chanson. Elle a perdu sa maman à 18 ans dans un accident. Leur grand-mère est décédée quelques années plus tard. Leur père a investi l’assurance-vie de leur mère, et leur oncle, notaire, a volé l’héritage de leur «bonne maman». Il leur reste leur maison familiale. Hélène, aînée de la famille, s’est retrouvée à se défendre ainsi que ses frères et sœurs dans d’interminables procédures judiciaires.

Son oncle a été condamné pour détournement de fonds privés et étouffe sous les dettes. «Je suis horrifiée que l’argent aille à une personne aussi malhonnête, je défends la mémoire de ma famille Il a subtilisé à ses neveux et nièces au moins 100.000 €. Une somme dont elle n’a toujours pas vu la couleur, si elle la voit un jour.

«Notre vie est entre parenthèses. Cet héritage est chargé émotionnellement. Aujourd’hui, je vis dans une dualité parce que j’aurais pu toucher tout cet héritage, mais je vis avec 600 € par mois et j’hésite à m’acheter une bonne veste d’hiver.»

D’un autre côté, il y a également les héritages refusés. À 27 ans, Cassandre a coupé les ponts avec ses grands-parents. Pourtant, elle aurait pu assurer sa sécurité financière avec leur aide. Le chantage affectif était trop fort, elle ne savait jamais ce qu’ils avaient derrière la tête en lui glissant quelques billets.

Comme le souligne André Masson, «les choses ne sont pas si univoques. En dette de vie par rapport à ses géniteurs, l’enfant se demande ce que l’on attend de lui, ‘de quoi est-il l’objet?’. L’héritage matériel concrétise en dernier ressort les projets de ses parents pour lui, les vues qu’ils ont sur lui. Est-il une contrainte ou un conditionnement?»2 Depuis le refus, Cassandre respire.

Les clés de la sécurité

Salomé ponce le parquet dans son nouvel appartement. Elle ne paiera pas de main-d’œuvre, elle se débrouille seule. Elle a investi dans cette mansarde de 40 mètres carrés achetée 120.000 € à Bruxelles. Une pépite. Elle n’est pas sûre qu’une banque lui aurait octroyé un prêt sans un apport personnel élevé. Une somme économisée depuis son adolescence. Salomé avait anticipé, comédienne n’est pas le meilleur profil pour obtenir un crédit.

«Depuis mes 14 ans, mon objectif est de devenir propriétaire. J’avais trop peur qu’on soit mis dehors, qu’on perde tout. Je suis la première de ma famille à avoir un acte de propriété. Je n’en vois pas encore les bénéfices parce que j’ai un prêt à rembourser, mais la projection me rassure.»

«Mais comment t’as fait pour t’acheter un appartement à 25 ans?» La réponse est généralement: le coup de pouce familial.

«Depuis mes 14 ans, mon objectif est de devenir propriétaire. J’avais trop peur qu’on soit mis dehors, qu’on perde tout. Je suis la première de ma famille à avoir un acte de propriété. Je n’en vois pas encore les bénéfices parce que j’ai un prêt à rembourser mais la projection me rassure.» Salomé

En Belgique, les donations (les fameux «coups de pouce») sont moins taxées que les successions. Selon Philippe Van Parijs, philosophe et économiste belge, le don serait plus moteur d’injustice sociale parce qu’il arrive «au bon moment». C’est-à-dire qu’il aide le bénéficiaire à un moment charnière, comme l’achat d’un logement, et ça fait donc la différence.

En 2019, Axa Banque a réalisé une étude auprès de 600 Belges et les résultats montrent que six jeunes sur 10 (de 18 à 34 ans) reçoivent de l’aide de leurs parents pour l’achat d’un premier logement. En 2000, ils n’étaient que 22% à compter sur l’aide financière des parents lors de l’achat d’un logement.

Cassandre ne compte pas devenir propriétaire. Elle se réjouit en promenant son chien: «Je me sens libre et indépendante. Je sais que ça va me poser problème dans l’accès au logement, mais mes amis sont tellement dans le système D, je ne suis pas effrayée. De toute façon, on va tous crever sans aller au bout de notre vie. Je n’ai pas le temps de bousiller ma vie par le taf pour acheter un bien.»

Gaëlle, d’humeur moins dystopique, est certaine qu’acheter un bien à Bruxelles est judicieux, mais le franc tombe difficilement. Elle serait la première personne de sa famille à devenir propriétaire. «C’est irréel. J’ai mis de l’argent de côté toute ma vie. Je me souviens avoir été à la banque à 18 ans avec mon enveloppe pleine de petites coupures et ouvrir mon compte épargne. J’ai du mal à me projeter. Ma maman pourra un peu m’aider, ça m’émeut de me dire qu’à deux, on va investir dans quelque chose. Pour se mettre à l’abri, pas pour kiffer.»

Le coût de l’échec

«On peut t’aider si t’as un problème»… qu’est-ce que cette attention est rassurante. Et, dans des temps vertigineux comme l’entrée dans la vie active, elle est plus que bienvenue. Certains s’accordent une pause, lancent leur start-up ou se donnent deux ans pour que leur carrière de maraîcher démarre. Ce sont des prises de risques. Sans risques. «L’héritage entretient les inégalités, mais pas que de revenus, explique l’économiste Étienne de Callataÿ. Les personnes qui ont reçu un soutien n’ont pas peur de la fin du mois, du toit qui peut percer. L’argent propose une paix de l’esprit. Ce matelas permet d’être zen et d’être acteur de changement.»

Salomé n’avait pas ce matelas. Elle a donc pris un «vrai» risque à 18 ans en s’inscrivant au Conservatoire de Mons en théâtre. La vie d’artiste est réputée pour ses galères. «J’ai mis de côté, j’ai beaucoup travaillé. En secondaire, je pouvais me priver du sandwich à midi pour épargner. Et pendant les études supérieures, c’était hors de question de dépenser plus que le budget fixé pour manger.»

Se planter, recommencer, se réorienter, serait-ce un privilège de classe? En tout cas, la Silicon Valley martèle son mantra «Fail fast, fail often». «Échouez vite, échouez souvent.» Dans la famille de Gaëlle, le discours était différent.

«Ma mère a décidé de ne faire qu’un seul enfant. Elle s’est dit qu’elle allait faire les choses différemment. Elle a toujours laissé les portes ouvertes, mais l’échec n’était pas une option. Par exemple, à l’école, je devais obtenir 70% dans toutes les matières. D’abord, faire ce qui doit être fait et ensuite, on s’amuse. Le problème, c’est que c’est trop facile de ne jamais s’amuser. Elle m’a encouragée à aller vers ce que j’aime, à aller vers l’autre, mais pas à rater.»

En 2019, Axa Banque a réalisé une étude auprès de 600 Belges et les résultats montrent que six jeunes sur 10 (de 18 à 34 ans) reçoivent de l’aide de leurs parents pour l’achat d’un premier logement. En 2000, ils n’étaient que 22% à compter sur l’aide financière des parents lors de l’achat d’un logement.

À peine ses études de communication terminées, Gaëlle a trouvé un emploi. «Je suis dure avec moi-même parce que je n’ai pas eu la place à l’erreur ou au repos. Je me donne à fond pour me donner les moyens de bosser dans le domaine qui me plaît, en accord avec mes valeurs. Le problème, c’est la santé mentale. À la fin de mon master, j’ai traversé une période difficile. J’ai effacé tout plaisir, je me suis imposé beaucoup de rigueur pour améliorer mes compétences professionnelles.»

Sans prôner un système méritocratique, Salomé et Gaëlle constatent qu’elles montent dans l’échelle sociale. Pour Alexandra Balikdjian, «l’argent n’a pas la même valeur s’il a été gagné au loto, hérité de sa famille ou mérité par le travail. La symbolique est différente. Et quand on expérimente un transfuge de classe, des sentiments forts peuvent s’y mêler. Certains se sentent redevables envers leurs parents».

Salomé ne connaît que trop bien ces émotions: «Si mon statut augmente significativement, je veux que celui de ma famille aussi. C’est une priorité. J’ai déjà prêté de l’argent à mon père. Je m’inquiète constamment pour mes parents.»

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Camille Crucifix

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