L’économie sociale aurait-elle du souci à se faire concernant sa place dans les politiques menées par l’Union européenne? L’annonce de la suppression, début mai, de l’unité dédiée à ce secteur au sein de la DG Grow (Direction générale du marché́ intérieur, de l’industrie, de l’entrepreneuriat et des PME), dépendante du commissaire Stéphane Séjourné, fait en tout cas craindre le pire à un secteur qui pèse tout de même 11,5 millions d’emplois au sein de l’UE et dont le chiffre d’affaires est estimé à 912,9 milliards d’euros, d’après un rapport mené par Euricse, le Ciriec et Spatial Foresight, publié en 2024.
Tout avait pourtant bien commencé. En décembre 2024, la nouvelle Commission européenne avait effectivement pris ses quartiers au Berlaymont, à Bruxelles. Parmi les commissaires désignés, on retrouvait notamment la Roumaine Roxana Mînzatu. Si l’intitulé de son poste mentionnait principalement les droits sociaux, les compétences, l’emploi de qualité et la formation, on notait aussi dans son portefeuille de compétences le développement de l’économie sociale. Une victoire pour le secteur, comme l’explique Sarah de Heusch, directrice de Social Economy Europe, qui regroupe notamment les organisations nationales d’économie sociale. «Nous avions spécifiquement demandé à avoir un ou une commissaire chargé de l’économie sociale», rappelle-t-elle.
Pourtant, tout n’avait pas été facile. Dans la première lettre de mission de Roxana Mînzatu, reçue de la part d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, l’économie sociale n’était pas mentionnée. Il avait fallu la mobilisation de tout le secteur pour que celle-ci le fût finalement un peu plus tard. Un secteur qui aura finalement eu peu de temps pour se réjouir puisque, quelques mois plus tard, il apprenait donc la suppression de l’unité Économie sociale au sein de la DG Grow.
La fin d’un cercle vertueux?
Mais pourquoi donc la suppression d’une unité située au sein d’une DG dépendant d’un autre commissaire que celui chargé de l’économie sociale pourrait-elle venir fragiliser la place de celle-ci au sein des politiques menées par l’Europe? Pour répondre à cette question, il faut revenir quelques années en arrière, lors de la mise en place de la précédente Commission. À cette époque, c’est le Luxembourgeois Nicolas Schmit, chargé de l’Emploi et des Droits sociaux, qui porte l’économie sociale. «Nicolas Schmit était un gros défenseur de l’économie sociale. En 2015, sous la présidence luxembourgeoise, il avait déjà organisé une conférence dédiée au secteur, afin de progresser sur les modes de financement. Et il avait fini par embarquer Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur», se souvient Sarah de Heusch. Un Thierry Breton dont la DG Grow dépendait…
Dans cette configuration, l’économie sociale se trouvait donc de facto représentée par deux commissaires, «portant» en quelque sorte ses deux pans: le social/emploi et le marché/l’industriel. Une configuration qui a permis de belles avancées. Fin 2021, la Commission européenne a ainsi lancé un plan ambitieux pour l’économie sociale proposant des mesures visant à contribuer à l’élaboration de réglementations et de politiques mieux adaptées à l’économie sociale, créant ainsi un cadre propice à son essor. Il entendait également faciliter l’accès au financement, aux services de soutien aux entreprises et aux réseaux.
« Nous avons essayé d’entrer en contact avec le cabinet de Stéphane Séjourné, mais nous ne l’avons pas encore vu. L’écosystème de l’économie sociale ne semble pas digne d’une discussion alors que le commissaire a rencontré Renault. »
SARA DE HEUSCH, SOCIAL ECONOMY EUROPE
En novembre 2023, c’était au tour du Conseil d’adresser des recommandations sur l’élaboration de conditions-cadres pour l’économie sociale aux États membres, sorte de copier-coller du plan de 2021. Enfin, en 2024, lors de la présidence belge de l’UE, une rencontre des ministres européens chargés de l’économie sociale organisée à Liège accouchait d’une feuille de route pour l’économie sociale signée par 21 États membres et qui portait 25 recommandations adressées au Conseil et à la Commission européenne. «On se situait dans un cercle vertueux, une spirale positive, retrace Pascale Zoetaert, conseillère politique ‘Affaires européennes et internationales’ à ConcertES, la plate-forme de concertation des organisations représentatives de l’économie sociale en Belgique francophone. En 2020, l’économie sociale avait aussi été reconnue comme un des 14 écosystèmes de l’UE (par le commissaire Thierry Breton, NLDR). Or, aujourd’hui, on peut se demander ce que va devenir toute cette belle dynamique.»
La suppression de l’unité économie sociale au sein de la DG Grow risque-t-elle d’en signer l’arrêt de mort? C’est ce que tout le monde craint tant elle pouvait servir d’outil «pour une vision cohérente, transsectorielle, multidimensionnelle de l’économie sociale» dans son pan industriel au milieu de la myriade de politiques et d’initiatives produites par un mastodonte comme l’Union européenne. Si on considère que la DG Emploi, sous la responsabilité de Roxana Mînzatu et aussi responsable de l’économie sociale, n’a pas été renforcée, le risque de la voir fragilisée au sein de l’Union européenne est d’autant plus réel. «Le problème de l’économie sociale, c’est qu’elle est transversale, elle concerne l’emploi, le handicap, l’énergie, la mobilité, on ne peut pas la mettre dans une petite boîte, détaille encore Pascale Zoetaert. Si nous voyons que l’ES est encore prise en compte malgré la disparition de vision transversale que permettait l’unité économie sociale, nous serons plutôt rassurés. Dans le cas contraire, nous serons alors assez inquiets.»
Compétitivité et défense
Comment expliquer un tel revirement? Au sein du secteur de l’économie sociale, tous les doigts pointent en direction de Stéphane Séjourné, le commissaire qui a la charge de la Prospérité et de la Stratégie industrielle de l’Europe. «Nous avons essayé d’entrer en contact avec son cabinet, mais nous ne l’avons pas encore vu. L’écosystème de l’économie sociale ne semble pas digne d’une discussion alors que le commissaire a rencontré Renault», peste Sara de Heusch.
Du côté du cabinet de Stéphane Séjourné, justement, on se défausse du problème en soulignant ne pas avoir «d’éléments concrets à notre disposition sur ce choix, qui […] s’est fait dans les lettres de mission à un moment où M. Séjourné n’était que commissaire désigné». Son porte-parole renvoie ainsi vers les négociations entre groupes politiques au moment des négociations sur les portefeuilles attribués aux commissaires, voire vers le secrétariat général de la Commission (chargé notamment de l’administration), à la tête duquel on trouve la Lettonne Ilze Juhansone. La porte-parole de la Commission, contactée par Alter Échos, n’a pas donné suite à ces sollicitations. Pas plus que le cabinet de Roxana Mînzatu.
« Depuis quelque temps, les politiques vertes et sociales sont négligées par rapport à un agenda géopolitique rythmé par Trump et Poutine. »
SASKIA BRICMONT, EURODÉPUTÉE VERTE MEMBRE DE L’INTERGROUPE ÉCONOMIE SOCIALE DU PARLEMENT EUROPÉEN
Face à ce silence assourdissant, Social Economy Europe est réduit à des spéculations. «On nous a dit que l’économie sociale avait été dépriorisée par le collège des commissaires», souffle Sarah de Heusch. Faut-il voir dans les déclarations du porte-parole de Stéphane Séjourné une confirmation de cette rumeur? Dans la réponse écrite adressée à Alter Échos, il invite en tout cas à prendre en considération que «si l’économie sociale et solidaire est très importante en termes d’emploi et de PIB pour l’Europe, je vous invite à ne pas surestimer sa part dans l’industrie européenne. Par exemple, seul 0,8% des entreprises industrielles françaises relèvent de l’économie sociale et solidaire».
Reste que cette décision s’inscrit dans un cadre plus global qui voit les politiques sociales au niveau de l’Union européenne, déjà compliquées à mettre en place tant l’UE dispose de peu de compétences à ce niveau – le social étant resté aux mains des États membres –, mises à mal par un nouveau paradigme rythmé par la recherche de compétitivité et la défense à la suite de l’agression russe de l’Ukraine. «Depuis quelque temps, les politiques vertes et sociales sont négligées par rapport à un agenda géopolitique rythmé par Trump et Poutine», confirme Saskia Bricmont, eurodéputée verte membre de l’intergroupe Économie sociale du Parlement européen, qui regroupe 109 élus sur cette matière. La recomposition politique opérée à la suite des dernières élections, qui a vu une percée de la droite et de l’extrême droite au niveau tant national qu’européen, joue également un rôle si l’on en croit l’élue. «Lors de la législature précédente, la droite jouait l’opposition constante sur ce genre de politiques. Maintenant qu’elle est plus forte, le soutien est encore moins important.»
Pour tenter d’infléchir cette tendance, un plaidoyer a été mis en circulation par Social Economy Europe. Il a déjà recueilli plus de 200 signatures. «Nous savons bien que l’unité économie sociale ne sera pas remise sur pied. Nous voulons qu’il y ait au moins une personne en charge de l’économie sociale au sein de la DG Grow», conclut, réaliste, Sarah de Heusch.