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Sécurité

La manifestation cogérée, une histoire belge

À Bruxelles, il s’organise chaque année près de 900 manifestations. Des toutes petites avec une dizaine de personnes aux toutes grosses avec plus de cent mille participants. Des bien encadrées et des non autorisées. Comment se gère une manif? Comme tout le reste, en Belgique, en cultivant l’art du compromis. 

À Bruxelles, il s’organise chaque année près de 900 manifestations. Des toutes petites avec une dizaine de personnes aux toutes grosses avec plus de cent mille participants. Des bien encadrées et des non autorisées. Comment se gère une manif? Comme tout le reste, en Belgique, en cultivant l’art du compromis.

Décembre 2018. Le bourgmestre de Bruxelles interdit l’organisation par des groupes d’extrême droite d’une manifestation contre le pacte migratoire. Le Conseil d’État lui donne tort estimant que l’arrêté régional ne motivait pas assez les raisons pour lesquelles on mettait à mal le droit constitutionnel de manifester. La manifestation dégénère. Il y aura 70 arrestations. Le même mois, plusieurs rassemblements de gilets jaunes à Bruxelles se soldent par des affrontements entre policiers et manifestants, avec des blessés, du matériel urbain détruit.

Les manifestations sont-elles devenues plus violentes? Pourquoi interdire certaines et autoriser d’autres? La gestion des manifestations a profondément évolué au cours de ces trente dernières années. Aujourd’hui, en général, l’appareil policier reste calme. Cela n’a pas toujours été le cas.

«Dans les années 80, en tant que policier, on gérait les manifestations par la matraque.» Fabien Houlmont, policier et délégué CGSP.

L’auteure de ces lignes a «couvert» sa toute première manifestation le 16 mars 1982. Les syndicats avaient rassemblé 13.000 sidérurgistes venus de Liège et de Charleroi pour dénoncer les pertes d’emploi chez Cockerill Sambre et les mesures antisociales du gouvernement de l’époque. Les forces de l’ordre avaient mobilisé de leur côté 1.500 policiers, une vingtaine d’autopompes, 60 chevaux, des véhicules blindés et un hélicoptère qui ne cessera de tournoyer à basse altitude au-dessus des manifestants. Ce jour-là, les journalistes assisteront à des scènes de violence policière inouïes. Il y aura plus de 300 blessés, dont 14 graves, essentiellement chez les manifestants, et le centre de Bruxelles sera saccagé. Deux, trois ans plus tard, les manifestations des jeunes pour l’emploi sont brutalement réprimées et font plusieurs dizaines de blessés.

Fabien Houlmont, policier et délégué syndical CGSP, se souvient: «Dans les années 80, en tant que policier, on gérait les manifestations par la matraque. On formait les policiers à courir vite et à frapper. Beaucoup de collègues étaient dans cette ‘envie d’en découdre’. Force devait rester à la loi. Résultat? Il y avait chaque fois beaucoup de blessés de part et d’autre. On avait acheté des chars d’intervention urbains que les Français utilisent toujours d’ailleurs. Certains policiers et gendarmes, poursuit Fabien Houlmont, ont compris qu’il fallait évaluer notre attitude en matière de maintien dans l’ordre.» Pour le délégué CGSP, la réforme des polices et l’approche «éthique» de l’ex-commissaire de la zone de police de Bruxelles-Nord David Yansenne ont joué un rôle essentiel pour faire évoluer les esprits. C’est grâce à David Yansenne, alors officier de gendarmerie, que s’est mis en place dès le début des années 90 le dispositif de «gestion négociée de l’espace public» pour garantir à la fois le droit de manifester et les besoins de sécurité publique. Cette «gestion négociée» est au départ une «recette» exclusivement belge. Les ingrédients de base? La négociation, la discrétion. «La plupart des gens veulent manifester pacifiquement, explique Fabien Houlmont. On demande aux manifestants où ils veulent aller et les policiers se rendent invisibles pour ne pas provoquer les plus excités. Ils n’interviennent que lorsqu’il y a des débordements. On reste jusqu’au bout dans une logique de concertation avec les organisateurs de la manifestation.»

C’est la règle que nous dit suivre Daniel Van Calck, gestionnaire des manifestations dans la zone de Bruxelles-Capitale–Ixelles. Le «boss des manifs» nous reçoit dans le QG du service «interventions». Dans la grande salle où se négocient les grosses manifestations, il y a, curieusement partout sur les murs des photos pas très pacifiques de policiers en action.

«Quand nous apprenons qu’il va y avoir une manifestation, nous contactons les personnes pour connaître leurs intentions», explique Daniel Van Calck. Comment sont-elles identifiées? «La plupart sont repérées par les Renseignements généraux, via Facebook notamment.» À la police de Bruxelles, il existe plusieurs négociateurs qui ont chacun «leurs» manifestants. L’un gère les syndicats, un autre les actions contre les ambassades, un troisième celles des Kurdes… Les organisateurs contactent souvent spontanément «leur» policier de référence. Amnesty Belgique nous dit avoir toujours le même contact au sein de la police de Bruxelles. «Pour les grosses manifestations, celles qui vont rassembler des dizaines de milliers de personnes, on organise une réunion de concertation, poursuit Daniel Van Calck. Cela se fait avec les autres zones de police, les pompiers, la STIB, la police des chemins de fer, les taxis… Et on discute du parcours.» Pour les «habitués», on ne discute pas grand-chose en réalité. Il y a des «routes» pour les syndicats (avant le piétonnier, la célèbre promenade Bruxelles-Nord/Bruxelles-Midi), une route pour les Congolais (!!!), une autre pour les manifs contre l’Union européenne. «Pour les jeunes qui manifestent le jeudi pour le climat, nous avons appris via Facebook l’organisation de la première action et le fait qu’il s’agissait d’écoliers. Ils sont venus marcher, sans concertation, sans autorisation. On a géré ce mouvement spontané, mais je leur ai dit: ‘La prochaine fois, venez nous voir avant’.»

«En Allemagneles policiers escortent les manifestants d’un bout à l’autre du cortège. Chez nous, c’est inimaginable!» Daniel Van Calck, gestionnaire des manifestations dans la zone de Bruxelles-Capitale–Ixelles.

Cachez ces policiers…

«Il faut que les gens puissent s’exprimer, poursuit le policier. Nous devons faire baisser le seuil de frustration qui motive la manifestation en permettant d’aller le plus près possible de l’endroit qui cristallise la colère. Mais nous ne devons pas nous montrer et nous demandons donc toujours aux organisateurs qu’ils aient des ‘stewards’, des responsables du service d’ordre.» Patricia Biard, responsable des manifs pour la CSC, détaille: «Nous discutons des endroits où nous allons passer et, si nous ciblons un parti, une organisation, nous demandons à pouvoir ‘passer devant’. Les stewards reçoivent par écrit tous les détails de l’itinéraire. Ce sont souvent les mêmes qui font ça depuis des années. Tout est très balisé, très détaillé. Parfois à l’excès. À Namur, j’ai coorganisé une manifestation sur les APE. Il y avait six ou sept policiers autour de la table. À Bruxelles, ça prend parfois des proportions déraisonnables avec 25 personnes pour en discuter. Et pour les itinéraires, il y a finalement peu de marge de manœuvre.» Patricia Biard dénonce les exigences (surtout à Namur) en matière de stewards: «C’est lié au nombre de participants estimés. On nous a déjà demandé plus de 200 personnes pour faire le service d’ordre.»

«Tout est très balisé, très détaillé. Parfois à l’excès.»  Patricia Biard, CSC.

Daniel Van Calck insiste sur le rôle essentiel de ces stewards pour détecter les «problèmes» dans le cortège. Et si la manifestation est improvisée? «Quand les ‘gamins’ ont manifesté le premier jeudi, j’ai trouvé douze policiers pour faire les stewards. Bien sûr, on n’a pas envoyé des gars en tenue ‘robocop’. En Allemagne, ajoute-t-il, les policiers escortent les manifestants d’un bout à l’autre du cortège. Chez nous, c’est inimaginable!»

La gestion négociée de l’espace public est donc très formalisée. Trop? Fabien Houlmont le pense et il n’est pas le seul. Les exigences en matière d’autorisation préalable freineraient les rassemblements spontanés. «On ne dispose que de quelques jours pour demander l’autorisation, explique Alexis Desweef, ex-président de la Ligue des droits humains. Et pas question de manifester un samedi ni à certaines heures pendant la semaine. À Bruxelles, c’est le dimanche, point barre. On ne peut pas déranger les commerçants.»

«C’est vrai que nous privilégions le dimanche, répond Philippe Close, bourgmestre de Bruxelles-Ville. Tout peut paraître très formalisé, mais comment faire autrement? Nous avons 900 manifestations par an dont la majorité ne concernent pas la Belgique. Je dois pouvoir trouver un équilibre entre le droit de manifester et la nécessité de préserver une vie de qualité pour ses habitants. Les manifestations représentent un coût énorme. C’est près de 2.650 policiers qui sont employés par la Ville.»

Jamais de manif le samedi dans le pentagone ni à Ixelles, jour de marché, confirme Daniel Van Calck. Cela n’empêche pas de se montrer parfois accommodant. «Les Congolais veulent toujours manifester le samedi. On leur a trouvé un parcours qui longe le pentagone vers le quartier européen.» «J’ai l’impression qu’il y a toujours moyen de s’arranger, reconnaît Stéphanie Biard. J’ai déjà pu organiser une action contre la violence faite aux femmes un samedi, place de la Monnaie.»

L’arrestation administrative, autre spécificité belge

Quels sont les critères pour interdire une manifestation? «Cela n’arrive au maximum que quatre ou cinq fois par an et presque chaque fois le Conseil d’État nous donne tort, explique Philippe Close. J’interdis quand je suis convaincu que la manifestation va dégénérer d’office.» Les manifestations de gilets jaunes qui refusent de négocier quoi que ce soit ont suscité une crispation des autorités publiques. Pour Fabien Houlmont, interdire une manifestation est a priori «contre-productif». «On peut comprendre que les autorités aient besoin d’être ‘rassurées’, mais, si une trentaine de personnes débarquent sans rien casser comme ça s’est passé avec les gilets jaunes à Namur, pourquoi ne pas les laisser faire, sans intervenir?»

«C’est une expertise difficile, convient Philippe Close. La police dispose d’un pouvoir énorme, celui de procéder à des arrestations administratives, avec l’autorisation du bourgmestre. Avec la gestion négociée de l’espace public, c’est aussi une particularité belge en Europe. Il faut l’utiliser avec parcimonie, car c’est tout de même l’arrestation d’une personne avant qu’elle ne commette un délit. C’est un pouvoir qui peut très vite devenir arbitraire. La police doit toujours faire une mise en garde préalable: ‘Si vous continuez, vous serez arrêté.’ La question est de savoir si et quand la manif va dégénérer. Je considère que, dès qu’on s’en prend aux forces de l’ordre, on doit procéder à des arrestations administratives.»

«J’interdis quand je suis convaincu que la manifestation va dégénérer d’office.» Philippe Close, bourgmestre de Bruxelles-Ville.

Daniel Van Calck fait la différence entre les manifestations non autorisées, mais «tolérées» et celles qui sont interdites où l’intervention policière est alors immédiate. Le tabou, c’est la zone neutre. «On peut laisser faire des actions ‘médiatiques’, comme lors de la manifestation pour le climat du 27 janvier. On savait que ce n’étaient pas des ‘méchants’ et on n’allait donc pas les chasser d’emblée à coups de matraque. Mais après, il fallait partir…»

Pour certains manifestants cependant, la patience policière a tendance à devenir limitée et les brutalités commises lors des arrestations sont plus nombreuses. «On perçoit une plus grande tension. Est-ce sous l’effet des mesures d’économies qui touchent les policiers (sous-effectifs, matériel vieillissant), la conséquence de l’augmentation – aussi – des violences commises à leur égard?», s’interroge un syndicaliste. On sent en tout cas le commissaire déconcerté par son expérience avec les gilets jaunes qui met à mal le modèle de «gestion négociée de l’espace public». «J’ai rarement ressenti une telle hostilité à notre égard. Et le plus gros problème, c’est que nous ne savions pas avec qui parler.»

 

 

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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