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Regard critique · Justice sociale

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La folie, résolument sociale

Loin de l’imaginaire d’altérité qu’on lui associe souvent, la maladie mentale est au contraire installée au cœur de nos sociétés. C’est l’histoire de ces rapports, souvent conflictuels, la plupart du temps silencieux, que nos sociétés contemporaines entretiennent avec les maladies mentales que Nicolas Henckes (sociologue et chercheur au CNRS) et Benoît Majerus (historien, enseignant-chercheur à l’Université du Luxembourg) synthétisent dans le récent ouvrage «Maladies mentales et société» (La Découverte, mai 2022).

© Wikimedia - art brut fait par un schizophrène paranoïde - 2014 - Thomas Zapata

Problème de pauvres. Affaire de femmes. Expérience mystique. Tare familiale. Pathologie du cerveau. Les représentations liées à la maladie mentale, tout comme les traitements qu’on lui réserve, fluctuent au gré des transformations sociales de nos sociétés et de l’évolution des savoirs. Et si la maladie mentale est une expérience personnelle, souvent secrète ou honteuse, elle se révèle aussi résolument sociale. Profondément ancrée dans les familles – premier lieu où, «entre espoirs et fardeau», se négocient les notions de normalité et d’anormalité –, la maladie mentale se retrouve aussi au centre de nombreux rapports de force entre acteurs médicaux, religieux, policiers, politiques ou encore administratifs.

Des espaces pour la folie

Le traitement de la folie, au XIXe siècle, prend appui sur la théorie de l’isolement et du classement des malades. Au départ tentative de mise à l’écart et de contrôle des individus «déviants», l’institution asilaire devient un lieu de soin. Ses espaces, où résident patients et professionnels – ils ont pour fonctions de «travailler, classer, héberger» –, sont organisés par des acteurs publics et privés, caritatifs ou à caractère commercial. (Très vite dès la fin du XIXe siècle, des contrats lient le public et le privé pour la prise en charge des «aliénés».) Sans cesse impactés par l’évolution de la science médicale, ils varient dans leur taille comme dans leur forme (hôpital-village, maisons de santé, sanatorium avec jardins ou, plus tard, petites communautés thérapeutiques disséminées sur le territoire) et sont équipés de ces objets «qui organisent l’expérience de la folie» (lits chargés d’immobiliser les malades agités, pics à glace pour les lobotomies, camisoles…). Leur agencement tend à refléter les divisions sociales et genrées autant que les catégorisations médicales.

Le dispositif asilaire fera l’objet de nombreuses contestations et des utopies germeront çà et là au cours du temps. Dès le XIXe siècle, les voix de patients puis de journalistes s’élèvent pour dénoncer les conditions de traitements indécents; au XIXe siècle également, un «autre» accueil thérapeutique se déploie dans les «colonies familiales» ou à la ferme; en 1950, des psychiatres anglais suggèrent la survenue de «névroses institutionnelles» comme conséquences de l’internement; l’après-Seconde Guerre mondiale est alors marquée par le mouvement de l’antipsychiatrie et de la «désinstitutionnalisation» qui fera naître la psychiatrie communautaire. De l’internement «à vie» à une hospitalisation «à un moment dans des vies faites de hauts et de bas mais qui se déroulent essentiellement hors de l’institution psychiatrique», la psychiatrie n’a cessé d’évoluer, et avec elle sa géographie et ses espaces, s’implantant dans un ensemble de plus en plus large et dispersé d’institutions.

Profondément ancrée dans les familles – premier lieu où se négocient les notions de normalité et d’anormalité –, la maladie mentale se retrouve aussi au centre de nombreux rapports de force entre acteurs médicaux, religieux, policiers, politiques ou encore administratifs.

Savoirs et pratiques: le dialogue entre sciences et société

À partir du XIXe siècle, la maladie mentale – jusque-là associée à une cause morale – devient la matière d’une vaste quête d’objectivité. C’est l’heure de la classification, de la catégorisation, que celle-ci soit d’inspiration botanique ou empreinte de stéréotypes. Exemples? La cause de «l’hystérie féminine» est recherchée dans un dysfonctionnement de l’utérus avant de devenir «une maladie des nerfs»; le diagnostic de schizophrènes paranoïdes est davantage attribué aux patients noirs qu’aux blancs dans le contexte de la lutte pour les droits civiques. Pour résumer en quelques mots le chemin de la science, ce sont d’abord les liens organiques avec la maladie mentale qui sont examinés (la syphilis reste cantonnée dans le champ de la psychiatrie jusqu’à la découverte des traitements antibiotiques), avant de laisser une place à la subjectivité et à l’observation des émotions, pour revenir, fin du XXe siècle, au grand retour des mécanismes biologiques, sous l’influence des neurosciences. (En 1989, le Congrès américain consacre 1990-2000 «décennie du cerveau»; en 2006, un «Plan cerveau» est adopté en France.)

Soyons clairs: la connaissance autour des maladies mentales a principalement été écrite par le corps médical. Mais toute une série d’interactions se sont nouées provoquant, dans la négociation ou dans la tension, un dialogue avec d’autres types de savoirs. Évoquons les apports des sciences sociales (philosophie, sociologie, histoire urbaine, gender studies, histoire de l’art), des arts et de la littérature, mais aussi les mobilisations des usagers (le retrait de l’homosexualité du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux [DSM] se fera, en 1970, sous la pression du mouvement gay; à l’inverse, le stress post-traumatique y sera intégré suite aux demandes appuyées des vétérans de la guerre du Viet Nam) ainsi que les récits des familles, qui ont tous contribué à la diversification de ces savoirs et à d’autres lectures de la maladie mentale.

De la contention aux médicaments, en passant par les bains froids et la mise au travail, les pratiques de traitement sont elles aussi mouvantes dans le temps et en constante discussion avec les pratiques religieuses, judiciaires, pénales, voire artistiques, mais aussi avec les défenseurs des droits humains ou le secteur pharmaceutique. Et, avec elles, c’est le sens même du mot «guérison» – du soulagement des symptômes à la réhabilitation en passant par la réinsertion sociale – qui change de peau.

«L’incapacité à normaliser la maladie mentale paraît profondément marquer notre société.»

Conflictualité et silences

«Comment caractériser la santé mentale?», s’interrogent Nicolas Henckes et Benoît Majerus en guise de conclusion. «Comme un enfant turbulent et terrible», suggèrent-ils, de par «le caractère conflictuel des relations entretenues depuis deux siècles par nos sociétés avec tout ce qui touche à la folie.» Et de préciser: «L’incapacité à normaliser la maladie mentale paraît profondément marquer notre société.» Prégnance des mesures de contrainte légale, contestation de l’ordre établi de la part des patients, défiance à l’égard des traitements, vulnérabilité des connaissances psychiatriques au regard d’autres disciplines médicales sont autant de signes de cette conflictualité.

Mais les maladies mentales sont aussi «une affaire de silences, de répressions intimes et d’expressions feutrées», poursuivent les deux auteurs. «Un grain dans les rouages des relations sociales ordinaires.» D’où le grand défi des sciences sociales aujourd’hui: accéder aux sources qui documentent les vies vécues – celles des patients, des familles ou des professionnels – et les décrypter pour parvenir à interpréter «cette part intime des maladies mentales».

 

 

En savoir plus

«Nellie Bly: ‘10 jours dans un asile’», Alter Échos n° 418, 7 mars 2016, Marinette Mormont.

«Internement: soigner au lieu d’enfermer», Alter Échos n° 418, mars 2016, Marinette Mormont.

«Fermer des lits, ouvrir des portes», Focales, juin 2016, Martine Vandemeulebroucke.

«Les soins de santé mentale sortent-ils vraiment de l’hôpital?», Alter Échos n°395, janvier 2015, Marinette Mormont.

«Internés sous les verrous: punis ou soignés?», Alter Échos n°366, septembre 2013, Marinette Mormont.

 

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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