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Regard critique · Justice sociale

Petite enfance / Jeunesse

Hafid Jouhri, l’éducateur de rue devenu apiculteur

«Avec les abeilles, j’arrive à toucher des publics qu’on ne réussit normalement pas à intéresser. Et c’est pas moi, c’est les abeilles. Elles suscitent énormément de fascination. C’est du pain bénit pour le travailleur social.» Éducateur de rue, Hafid a été «piqué par le virus des abeilles» il y a dix ans. Depuis, l’apiculture est devenue son «outil d’accroche» des jeunes. Rencontre.

Lucie Tesnière

Dimanche 28 mars 2021, 11 heures. Derrière le centre d’art contemporain de Forest, quelques personnes se réunissent près de cinq ruches. Hafid Jouhri arrive portant dans une caisse un enfumoir, un chapeau couvert d’un voile protecteur, un lève-cadres. Hafid a découvert l’apiculture il y a dix ans. Depuis, il la partage aux curieux du quartier. Une belle histoire qui avait pourtant mal commencé…

«Il y a dix ans, je travaillais comme éducateur. J’organisais des activités pour les jeunes au potager. Un particulier avait déposé une ruche dans un coin. Un matin, je le vois avec son scaphandre. Je m’approche. Le monsieur râle: ‘Regardez ce qu’ils ont fait!’ Sa ruche a été vandalisée.
Je sais que ce sont les jeunes qui squattent le jardin.
Dans le travail social, on catégorise les gamins. Il y a ceux qui adhèrent aux projets qu’on organise, d’autres qui viennent parce que leurs potes participent, et d’autres encore à qui on peut proposer n’importe quoi, ils accrochent pas. C’étaient ceux-là qui avaient vandalisé les ruches. C’était signé.
À ce moment-là, j’ai pensé: ‘C’est pas possible qu’on s’attaque à des abeilles.’ Alors, je vais les rencontrer.
Ils me disent:
‘T’inquiète Hafid, on a réglé le problème.’
‘Vous avez réglé quoi?’
‘Il y a un fou là-bas, il a mis des guêpes.’
‘Les gars, c’étaient des abeilles.’
Pour les jeunes, ce sont des animaux hostiles au même titre que les rats, les serpents.
Alors, je leur explique ce que je connais: dans toutes les civilisations, les abeilles sont placées sur un piédestal. Dans la religion musulmane, une sourate leur est dédiée. Dieu a interpellé l’abeille, comme il s’est adressé à Moïse.
Ces gamins-là, ils ont le cul entre deux chaises, entre deux cultures. Du coup, ça leur parle.
‘Dans le Coran, allez?’
‘Oui! Elles pollinisent les fleurs. Même le sceau du Vatican, c’est des abeilles. Cet insecte, il inspire la bonté, la prospérité.’
Je vois qu’ils m’écoutent. Alors, je lâche pas.»

Hafid demande alors à l’apiculteur d’organiser une visite pour les gamins.

«En fait, je m’engage sans savoir si l’apiculteur va accepter. Surtout que les gamins viennent quand même de saccager sa ruche!
Je retourne le voir. Et je raconte des craques: ‘J’ai investigué. Je vais vous dire: vous avez de la chance. Votre matériel serait déjà dans le lac si ces gosses n’étaient pas intervenus. D’ailleurs ils sont curieux. Est-ce que vous seriez d’accord pour leur faire visiter?’

Coup de chance. L’apiculteur n’est pas rancunier.

«On emprunte des vareuses. On les enfile. Et il commence à expliquer: ‘Ça, c’est la reine, la maman de toutes les abeilles. Les abeilles travaillent du début à la fin de leur vie.’
‘Les abeilles ont une reine?’ ‘Pourquoi? Qu’est-ce qu’elle fait, la reine?’»
J’avais jamais senti cet intérêt chez ces jeunes.
Les gamins continuent de le bombarder de questions. Et moi aussi en fait.
L’apiculteur me dit: ‘Toi, je vois que t’es piqué! Mais, je ne sais pas répondre à toutes tes demandes. Va faire une formation.’
‘Ça existe? Ça se transmet pas de père en fils comme chez les notaires?’»

Quelques jours plus tard, Hafid s’inscrit à la formation. En parallèle, il introduit un projet à la commune pour installer des ruches au potager du Wiels.

La commune accroche. Les gamins aussi.

Du ballon rond au miel

Changement de cap pour cet éducateur, qui a déjà près de 20 années d’expérience au compteur.

«À l’origine, quand j’ai commencé comme éducateur de rue en 1997-98, j’étais pas chaud pour travailler dans le milieu associatif. Ce qu’on proposait aux jeunes à ce moment-là, c’était de la consommation: des Walibi, des ping-pongs et des kickers. Certains se plaignaient: ‘Tu vois, leur seul objectif, c’est de nous abrutir.’
J’avais un ami qui bossait pour une association avec des éducateurs de rue. Je lui disais: ‘T’es instrumentalisé. C’est pas avec ça qu’on va avancer.’
Lui essayait de me convaincre de le rejoindre. ‘Viens! On va travailler de l’intérieur à changer les choses.’
Il lui a fallu un an pour me persuader.
Quand je suis entré dans cette association, j’avais le sentiment d’avoir trahi mes convictions», se rappelle-t-il.

«Dans la ruche, c’est l’intérêt collectif qui prime. Au final, c’est toute une réflexion sur notre modèle de vie sociale.»

Petit à petit, Hafid trouve du sens. «Le responsable faisait confiance aux éducateurs, les aidait à soutenir les jeunes, aller vers ce qui fait sens pour eux. ‘J’ai commencé par l’accompagnement individuel. On prépare le jeune, par exemple, à son entretien d’embauche. Je me souviens d’un gars qui savait tout faire avec ses mains, mais n’arrivait pas à se vendre. Au final, ça a bien marché.’»

Hafid travaille ensuite pour un centre sportif destiné aux jeunes du quartier.
«Lorsque j’ai été engagé, on m’a demandé: ‘Comment tu conçois la gestion de la salle?’ J’étais venu avec un projet solide. On me répond: ‘Écoute, on travaille pour le contrat de sécurité. Ces jeunes, ils font rien de mal, mais ils font peur aux gens. Donc, toi, ton rôle, c’est de les ramener dans la salle, faire des activités avec eux. Donne-leur un ballon.’
Là, je me suis dit: ‘Purée, c’est quoi, ça? Je reviens à la case départ?’

Alors, j’ai proposé un projet: le foot, pour les accrocher. J’ai organisé un championnat local avec les jeunes des quartiers sensibles sur une année.

Le premier jour, on s’est réuni dans une belle salle mise à disposition pour le championnat. Il fallait mettre quelque chose en place pour que cette salle dure dans le temps. Parce que les jeunes cassaient facilement tout ce qui était identifié à l’État. Je savais déjà que si j’imposais mes règles, ça ne marcherait pas.

Alors on a établi une charte, ensemble. En cas de problème, on discutait entre animateurs et la décision était collégiale. Ce qui était innovant, c’est qu’il n’y a jamais eu d’exclusion définitive. C’est facile d’exclure. La sanction, c’était deux semaines sans jouer. Et ça a fonctionné: c’était des mordus du football.

À la fin, le prix, c’était un voyage. Et la meilleure équipe n’était pas celle qui marquait le plus de buts, c’était celle qui, pendant le championnat, avait montré un comportement fair-play exemplaire.»

La ruche comme «outil d’accroche»

Désormais, c’est par les abeilles qu’il rassemble les jeunes.

«Être éducateur de rue, c’est toucher les jeunes sur leur territoire. C’est nous qui nous déplaçons vers eux. Les gars répondent uniquement s’ils le souhaitent. On doit faire preuve de souplesse. Surtout qu’en tant qu’éducateur, on est souvent identifié à la commune: ‘Ah vous êtes des délateurs.’ C’est pas parce qu’on est issus de la même communauté et du même quartier que c’est plus facile. On doit avoir des outils d’accroche. Moi, c’est l’apiculture, explique l’éducateur. Avec les abeilles, j’arrive à toucher des publics qu’on ne réussit normalement pas à intéresser. Et c’est pas moi, c’est les abeilles. Elles suscitent énormément de fascination. C’est du pain bénit pour le travailleur social.»

Les jeunes participent à tout le processus: de la fabrication de la ruche à la mise en pot du miel. Hafid lance un partenariat avec l’asbl Convivial, qui organise une initiation à la menuiserie pour un public sans qualification.

«Je leur ai proposé: ‘Vous construisez les ruches. En échange, je mets du bois à disposition et je présente à vos jeunes le fonctionnement de la colonie, la vie des abeilles et son rôle dans la biodiversité.’
C’est ce qu’on a fait. Quelques semaines après, ils ont construit la ruche. Quand je retourne à l’atelier, j’entends: ‘Hé m’sieur! C’est moi qui l’ai faite, la ruche!’
Le responsable de Konvivial m’a dit: ‘Non seulement on continue avec toi, mais on va inscrire chaque année dans le module de formation fabrication d’une ruche.
Ça fait maintenant neuf ans que je travaille avec eux.»

Le soleil a tourné et éclaire désormais les ruches. Hafid propose au groupe de se rapprocher. On se dirige vers les structures en bois. L’éducateur prend son rôle de formateur à cœur: «Vous voyez les abeilles à l’extérieur? Elles représentent environ 20 % de la colonie. Elles sont peut-être 10.000 à l’air libre et 40.000 à l’intérieur. On ouvre une ruche quand il fait minimum 18 degrés, 16 degrés lorsque le soleil tape dessus.
Il ouvre alors la porte de l’enclos où se trouvent les ruches: ‘N’aie pas peur. Tu peux te placer derrière. L’essentiel, c’est de ne pas aller devant et gêner leur piste d’envol’.»

Les abeilles pour réfléchir à notre vie sociale

«Aujourd’hui, le truc que j’essaye de partager avec les gamins, c’est l’esprit collectif des abeilles. Elles nous enseignent le vivre-ensemble, la solidarité. Une abeille est successivement nettoyeuse, nourricière, bâtisseuse, magasinière, ventileuse. L’abeille à l’extérieur, c’est une butineuse. Elle est en fin de vie. Elle va, au péril de sa vie, ramener du pollen qu’elle ne mangera jamais: une abeille vit six semaines. Lorsqu’elle stocke du nectar, c’est pas pour elle. Dans la ruche, c’est l’intérêt collectif qui prime. Au final, c’est toute une réflexion sur notre modèle de vie sociale.»

Hafid reste auprès des ruches. Alors que je quitte le lieu, j’entends derrière moi un jeune lui crier: «Hafid ! On a fait des merguez. Sauce samouraï. T’en veux?»

Lucie Tesnière

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