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Regard critique · Justice sociale

Social Bistrot

Gare fantôme, gare déshumanisée

Feu le social bistrot* se recycle en inventaire des lieux publics où le passage et le rassemblement contrôlés des individus sont encore possibles. Où de surprenantes interactions peuvent voir le jour. Où le mélange de genres opère encore. Première halte: les gares.

© Flickrcc Benoît

En février dernier, la SNCB actait la fermeture progressive de 44 guichets d’ici à la fin 2021. Moins de personnel dans les gares, place aux automates… Assisterait-on à une radicalisation du côté purement utilitaire de ces espaces de transit, mais pas que?

«Spoor drie, de bestemming van de trein naar… deze trein stopt in….»

La seule voix qui résonne dans la salle d’attente classée du bâtiment la gare de Jette est celle des haut-parleurs en ce lundi sur la terre. À l’exception d’une jeune fille qui mange placidement son sandwich et d’un homme à sac à dos, c’est morne plaine. Comme une impression d’apnée hors du temps, dans un sas où résonnent sifflets et rumeurs dans le lointain, entouré d’affiches signalant tous les moyens modernes pour acheter son billet. La guichetière à l’accueil attend désespérément de la visite. Ici, on ouvre dorénavant trois jours par semaine, de 6 h 45 à 14 h. Du dehors, on peut contempler la façade surmontée d’un aplat de pierre stipulant: «Chemin de fer de l’État». Jusqu’à quand?

C’est surtout à l’extérieur de la gare que la vie s’ébroue. Notamment près du fritkot «Big Moustache». Un groupe de dames squatte ainsi un long banc surmonté d’une table. La conversation est politique. «Jean-Marc Nollet, il a reçu chez lui un groupe d’amis. Moi j’en vois deux.» Pas juste, pas bien. Des politiques qui leur sortent par les trous de nez. «Surtout cet homme-là, il n’est pas Premier ministre, il est ministre de je ne sais quoi.» La conclusion de leurs échanges gicle comme du gel hydroalcoolique: «Ce sont tous des mafieux.»

L’une d’elles disparaît à l’intérieur de la gare et revient tout sourire: «Si tu as froid, tu peux aller te réchauffer aux toilettes, il fait bien chaud là et la dame est très gentille.» La dame en question n’est pas madame pipi. «Elle m’a montré les toilettes, mais elle est là pour les tickets.» Oui, c’est vrai ça, allons à la source nous informer.

Je demande à la guichetière, si avenante derrière sa vitre dans son petit bureau à l’ancienne, si elle peut me parler de son rôle et des changements à venir.

Elle me répond que non, que quelqu’un, là au-dessus d’elle – elle pointe le doigt pour me montrer cette force invisible –, ne veut pas qu’on en parle: «Les guichets vont disparaître, vous savez?»

Dernier rempart contre la solitude

Autre gare, autres dimensions: la gare du Midi. Entre chien et loup. Un homme prend les escalators en panne à contresens. Un homme l’avertit quand même, on ne sait jamais. En haut, dans le vaste hall des pas perdus, j’assiste au bal masqué des navetteurs, au pas, au trot, au galop, qui traversent l’espace ouvert aux quatre vents.

«Voie 19, suite à un problème technique, le train pour Malines ne circulera pas entre…»

Les conversations sont rares en dehors des duos Securail, des duos de contrôleurs, des trios de policiers qui ne font que passer. Le bruit est assourdissant et les masques étouffent encore davantage les voix. Des sacs, du fast-food partout dans les mains. Un couple se chamaille en face de moi.

«Suite à un affaissement de terrain, la circulation des trains entre Bruxelles-Midi et Braine-le-Comte est interrompue.»

Les annonces, plutôt négatives, s’égrènent d’une voix de robot femme bilingue.

Les seules personnes qui cherchent à lier conversation sont en demande d’aide: une pièce, quelque chose à manger. Ou quelque chose à vendre, à l’instar d’un petit monsieur coiffé d’un bob qui propose dans son sac à malice: marijuana, cocaïne, méta,…

«On lui dit non, c’est quoi son problème?», s’exclame la dame derrière moi.

«Je parle toute seule, ne vous inquiétez pas», me dit ma voisine, que je n’avais pas entendue.

Elle se lève et un homme prend sa place. Il me dit: «Vous êtes médecin? Vous avez un visage de médecin. J’ai mal au corps, j’ai mal au cœur.»

Il cherche une femme. Comme on a fermé tous les bars, tous les cafés, la piscine, il vient à la gare, chaque soir parce que c’est là qu’on peut rencontrer des gens, éventuellement lier conversation. Il y boit des bières, ou du thé.

«Mon cœur est malade, j’ai besoin d’amour. Je cherche une femme comme vous, mais je n’ai pas de chance avec les femmes.» SOS d’un Terrien en détresse sentimentale.

Je m’enfuis gentiment en quête d’autres pistes. Je repense alors à ces fameux guichets. Sont-ils ouverts? Combien de personnes à l’intérieur?

La première chose qui me frappe à l’arrivée, c’est le relooking total des lieux. Un hall high-tech peuplé d’automates et d’écrans, dans le fond, des guichets planqués et un monsieur qui fait le guet à l’extérieur dans un costume bien coupé. Il me demande s’il peut m’aider, je lui explique que je m’intéresse à l’avenir des guichets, de la présence humaine dans les gares. Il me dit: «On survit.» Accepte de m’expliquer, tout en me demandant de protéger son identité. Le hall s’appelle à présent la «discovery zone», le «flux», avec point infos, écran Instagram et tablettes. Son rôle est de dispatcher les clients vers les terminaux. Il m’explique qu’il y a une volonté de garder quelques guichets dans les grosses gares, mais que son rôle consiste à aider les gens à utiliser les machines, à les écoler, pour qu’à terme, il n’y ait plus besoin d’humains. Il me parle des applis qui ont le vent en poupe, le prix à l’achat de certains billets est trois euros moins élevé en utilisant ce moyen. Pour un petit budget type étudiant, trois euros ça pèse lourd. Si on achète par Internet, cela facilite aussi la tâche aux accompagnateurs pour les contrôles à bord, car impossible de filouter, toutes les données sont reprises sur le billet.

«On est en train d’habiller la mariée. Vous voyez ce qui s’est passé pour la Sabena? La libéralisation est là.»

Il est contractuel depuis deux ans. La SNCB n’engage plus de statutaires. Il parle de la polyvalence de son poste: steward, guichet de jour, guichet de nuit… Observateur et sociologue de la gare également. La privatisation est partout, jusque dans les consignes automatiques qui appartenaient autrefois à la SNCB. Les sans-abri pouvaient y stocker leurs affaires à prix modique. À présent, c’est hors de portée. Il parle aussi des femmes sans abri, dont la population a selon lui triplé, voire quadruplé ces deux dernières années. Des personnes qui fréquentent la gare et ne savent ni lire ni écrire. Comment feraient-ils s’il n’était pas là pour les orienter?

Son cadre de travail est agréable, mais plus stressant paradoxalement. Dans une ancienne vie professionnelle, il a vécu la digitalisation des banques et, selon lui, sa position actuelle est schizophrénique. Il explique à la clientèle que les cinq guichets restants ne sont là que pour les histoires compliquées. Les pousse uniquement vers les machines.

«C’est un peu comme scier la branche sur laquelle on est assis.»

Il nous semble bien, oui.

 

* Relisez les archives de notre chronique «Social Bistrot» – une immersion, en mots et en images dans les ambiances bistrotières d’antan.

Marie-Eve Merckx

Marie-Eve Merckx

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