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Regard critique · Justice sociale
© Billy Miquel

Pour les usagers de drogues les plus précaires, les mesures de confinement sont loin d’être une sinécure: elle les prive de leur espace de vie – l’espace public –, de leurs revenus et de certains services sociaux et de santé. Au risque de les fragiliser davantage qu’ils ne l’étaient déjà.

«Confinement: le marché de la drogue est en ‘pénurie’, les prix bondissent»; «Coronavirus: des grossistes aux clients, le trafic de drogue mis à l’arrêt par les mesures de confinement.» En France, les médias font état des mutations du marché des drogues illégales suite à la fermeture des frontières et aux mesures de confinement. Ici, pas de consensus sur le sujet chez les acteurs de terrain: certains relèvent une raréfaction de produits, une baisse de qualité, voire une hausse des prix; pour d’autres, le marché n’a pas – encore? – été affecté par la crise. Les mesures prises pour éviter la diffusion du virus ne sont en tout cas pas sans conséquence sur la vie des usagers précarisés. Rues désertes, passants pressés, et souvent sans liquidités: le confinement prive ces consommateurs de leurs sources de revenus – la manche, le vol, la débrouille.

À Liège, la salle de consommation à moindre risque Saf’ti a connu, entre le 12 et le 31 mars, une baisse de moitié de sa fréquentation habituelle. Comment l’expliquer? Faute d’argent, une partie du public subit sans doute un sevrage forcé quelque part dans la nature. «Ils vivotent et attendent, mais recommenceront probablement, avec des risques d’overdoses au moment du déconfinement», craint Dominique Delhauteur, coordinateur de la salle. Une autre partie se serait dirigée vers la maison d’accueil sociosanitaire (START-MASS), où le nombre de demandes de traitements de substitution serait à la hausse. Une augmentation qui n’est pas encore en cours partout, comme l’explique Jérôme Boonen, du dispositif APPUIS du CPAS de Charleroi: Diapason, la maison d’accueil sociosanitaire de Charleroi, a bien renoué avec d’anciens patients pour des traitements, mais sans accuser, jusqu’ici, le choc du raz-de-marée pressenti.

«Ils vivotent et attendent, mais recommenceront probablement, avec des risques d’overdoses au moment du déconfinement.» Dominique Delhauteur, coordinateur de la SCMR à Liège.

Les consommateurs poireautent, donc. Et se dissimulent du regard des passants. Car, en rue, «quoi qu’ils fassent, ils sont en tort, note Kris Meurant, de l’asbl Transit à Bruxelles (lire leur carte blanche «Le dilemme d’une tension permanente entre laissés pour compte et volonté de bien faire»). Certains groupes ont été interpellés avec véhémence par la police. Du coup ils se cachent encore plus qu’auparavant». Les dynamiques urbaines se sont reconfigurées et les habitudes d’errance – entre lieux de deal, de consommation et services sociaux – s’en trouvent bouleversées. «Ils n’ont plus accès à ce qui les fait tenir: une douche, un centre de jour, un resto social, poursuit le directeur du pôle psychosocial de Transit. Pour eux c’est un peu la guerre…» Avec le confinement, les modalités des consultations médicales ont été modifiées et plusieurs services à bas seuil ont réduit leurs activités faute de pouvoir accueillir le public dans de bonnes conditions. «Certains usagers sont en détresse ou pètent les plombs. Leur vie est organisée autour de ces points d’appui institutionnels, et, quand ces derniers disparaissent, ils vacillent», renchérit Éric Husson, coordinateur de l’antenne d’Anderlecht du Projet Lama.

François Lavis, assistant social au comptoir L’Échange, service namurois d’aide et de soins spécialisé en assuétudes, explique les craintes que suscite la fermeture du centre d’accueil de l’association: «Avant les usagers pouvaient venir ici pour se poser, boire un café. Aujourd’hui on redoute de perdre peu à peu contact avec ce public déjà difficile à accrocher.» Même inquiétude à l’asbl Transit, qui s’est vue contrainte de fermer son centre de jour, où 40 à 50 personnes passaient quotidiennement pour un repas, une douche, une permanence sociale. «Certains continuent à passer à notre porte, d’autres ont disparu des radars.» Dans les deux structures, les services d’échanges de matériel stérile et le travail de rue ont été maintenus. Des deux côtés, on se préoccupe des effets du confinement sur un public déjà très fragile. «Chez certains la dégradation est alarmante, le confinement les exclut encore davantage», constate François Lavis. «Certains sont complètement déconnectés de cette question du Covid parce qu’ils consomment massivement. D’autres ont peur ou sont en colère. Je ne sais pas comment on pourra rattraper certaines situations par après», rapporte Kris Meurant.

Un confinement détonant?

Les problématiques d’assuétudes peuvent, d’ordinaire, se révéler un frein à l’hébergement dans le secteur de l’aide aux sans-abri. Le confinement de ce public 24 h/24 pourrait virer au cauchemar. À Charleroi, des chambres ont été aménagées pour les personnes sans toit ayant des symptômes du Covid-19 et «jusqu’ici, la maladie a ‘bien choisi’ les profil qu’elle a touchés, si je puis parler ainsi», commente Jérôme Boonen. Et de s’expliquer: «Ce sont des personnes très ‘disciplinées’, et l’encadrement se limite à plusieurs visites par jour. Mais on redoute le moment où elle touchera des profils plus compliqués comme des usagers de drogues ou d’alcool.» Même topo quand on évoque les lieux de confinement collectifs – comme des hôtels – où peuvent cohabiter, 24 h/24, des personnes avec des problématiques d’assuétudes et/ou de santé mentale. «Si un tel projet est mal accompagné, cela peut vite être explosif», glisse Ariane Dierickx, directrice de l’asbl L’Îlot à Bruxelles.

«Chez certains la dégradation est alarmante, le confinement les exclut encore davantage» François Lavis, L’Echange, Namur.

D’où l’idée de décentraliser les services spécialisés «assuétudes» et d’aller à la rencontre des usagers, notamment dans les lieux d’hébergement. Des consultations se déplacent désormais jusqu’au centre du Samusocial ouvert il y a peu à Evere et un comptoir d’échange de seringues devrait s’ouvrir dans locaux de Modus Fiesta dans le centre de Bruxelles, explique Éric Husson, qui suggère aussi la mise sur pied d’une consultation au centre de confinement «MSF» à Tour et Taxis. Objectif: proposer des conseils de réduction des risques et déployer une offre de substitution in situ. Et le coordinateur du Projet Lama, s’appuyant sur des travaux français et européens, d’interroger aussi les normes en vigueur dans tous ces espaces de confinement.

En France, une note commune de la Fédération addiction, de la Fédération des acteurs de solidarité et de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL)1 identifie ainsi les risques liés au confinement au sein des établissements d’hébergement: violence, décompensations, situations de manque, syndromes de sevrage, etc. Parmi ses recommandations figure la permissivité en matière de consommation d’alcool. Des centres d’hébergement lyonnais ont d’ailleurs opté pour la délivrance d’alcool à leurs résidents dépendants afin d’éviter les crises de manque, mentionne une étude récente de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) 2. Cette même étude qui conclut que, si le confinement est «une situation déstabilisante et particulièrement anxiogène qui accroît les risques de troubles psychiques» chez les usagers dépendants, pour les usagers sans domicile et marginalisés, «l’enjeu est avant tout celui de la survie, en raison des difficultés accrues pour accéder à de la nourriture, des services d’hygiène et pour s’approvisionner en produits».

  1. https://www.federationaddiction.fr/app/uploads/2020/04/FICHE-RECOMMANDATIONS-ADDICTIONS-SANTE- MENTALE_Covid-19-080420201.pdf.
  2. «Usages, offre de drogues et pratiques professionnelles au temps du Covid19: les observations  croisées du dispositif Trend», Bulletin Trend-Covid N°1 / mars-avril 2020, par Clément Gérome, Michel Gandilhon.

 

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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