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"Décompter les immigrés sur le marché de l'emploi : le (bon ?) exemple flamand"

10-09-2001 Alter Échos n° 104

En 1997, à l’initiative du Bureau international du travail (BIT), une étude de l’ULB établissait pour la Belgique des taux de discrimination ethnique àl’embauche : de l’ordre de 25 à 35% selon les sexes et les régions. Outre des plans d’actions positives, cette prise de conscience a amené un cortèged’études qui tentent de cerner la position des personnes étrangères par rapport à l’emploi. Et les statistiques défilent.
Le ministère de la Communauté flamande vient ainsi pour la troisième année consécutive de publier des statistiques sur l’emploi des “allochtones”.La Région bruxelloise n’y est pas décrite, contrairement à l’étude d’Albert Martens sur la discrimination salariale publiée à la mi-mars.Il n’en reste pas moins que ce type de comptage pose des questions éthiques et politiques, déjà abordées à Bruxelles.
Ces questions se posent aussi sur le terrain : qui n’a jamais essayé d’appréhender une action d’insertion en fonction de son impact sur les publics d’origineétrangère?
1. La création des « allochtones » et leur comptage
Depuis l’étude du BIT, on a tenté d’améliorer la connaissance statistique de la population (d’origine) étrangère. C’est la Flandre qui estallée le plus loin dans ce sens. Mais d’où vient-on?
Depuis longtemps les statistiques sur les travailleurs de nationalité étrangère sont monnaie courante : elles sont en effet faciles à rassembler. On y introduit le plussouvent la différence entre les ressortissants de l’UE et les autres nationalités.
Les naturalisations peuvent aussi être prises en compte. Mais pour arriver à des statistiques fiables, il faut considérer tous les moyens légaux d’adopter lanationalité belge, ce qui nécessite un travail énorme et délicat (v. plus bas l’étude de Martens) : croiser une série de banques de données, leregistre national de la population, la banque carrefour de la Sécurité sociale, celles de l’ONSS et de l’Onem. On passe ainsi, comme on le dit maintenant en Flandre, de lanotion d’étranger hors UE à la notion d' »allochtone ».
Mais ce faisant, on ne tient toujours pas compte des Belges d’origine étrangère immigrés à travers le regroupement familial, ni des mariages mixtes et de leursenfants, ni des options de patrie, etc.
Le VDAB a donc développé en 97-98 un programme qui opère sur la base de la reconnaissance du nom et du prénom des Turcs et des Maghrébins. Il est appliquéà 12 communes et les résultats sont extrapolés à toute la Flandre (y compris Bruxelles).
1.1. Les Turcs et les Maghrébins dans les chiffres du VDAB
Sur la base de son échantillon, concernant les personnes qui portent un nom ou/et un prénom à consonance turque ou maghrébine, le VDAB1 établit p. ex. :
> que le nombre de personnes immigrées primo-arrivantes reste important, les hommes arrivant principalement au chômage (47% pour les hommes de 28-29 ans), et les femmes ne seprésentant que peu sur le marché de l’emploi;
> le chômage des 18-49 ans est très élevé : 27,4% pour les hommes, contre 5% pour les “Belges ethniques”.
Il faut noter que ces travaux n’avaient pas fait l’unanimité en Flandre au moment de leur lancement au milieu des années 90.
1.2. Le rapport 2000 de l’Icem : la statistique ethnique est consacrée en Flandre
À la suite des chiffres publiés dans le cadre de l’étude du BIT et au décret sur les minorités ethno-culturelles de 98, le ministère de laCommunauté flamande s’est doté de nouveaux outils statistiques2. Il publie depuis 1999 un “Rapport annuel de la politique flamande vis-à-vis des minoritésethniques et culturelles”3. Ce rapport examine la situation des personnes d’origine étrangère – “les allochtones” – en Région flamande (doncen excluant Bruxelles) sur des matières comme la santé, l’enseignement, la culture, le sport et nombre de matières dites “personnalisables”.
En matière d’emploi, ce rapport utilise une manière de dénombrer les “allochtones” qui tient compte des chiffres produits par le VDAB. Il entend donc rendrecompte de la façon la plus exhaustive possible de la situation des personnes d’origine étrangère.
Voici quelques éléments qu’il laisse apparaître cette année.
> 15% des demandeurs d’emploi inoccupés étaient des allochtones en 2000 contre 7% en 1995. L’augmentation est essentiellement due aux primo-arrivants hors Turquie etMaghreb.
> Ce taux tombe à 10,6% si on en retire les demandeurs d’emploi librement inscrits et les personnes inscrites au CPAS4, qui sont presque exclusivement des primo-arrivants hors Turquieet Maghreb.
> La bonne conjoncture cumulée au faible taux de chômage des ressortissants de l’UE a en fait permis que s’entame un mouvement de résorption du chômage desTurcs et Maghrébins. Pour la première fois en 2000, la baisse de leur chômage a été plus forte que celle des “autochtones”. Cela ne touche toutefois niles femmes, ni les primo-arrivants, ni les personnes originaires des autres régions. Avec les nouvelles vagues d’immigration, prédit le rapport, un retournement de conjonctureaurait donc un effet négatif plus que proportionnel sur le chômage des allochtones.
> Le rapport essaie d’anticiper l’effet sur le marché de l’emploi de la campagne de régularisation toujours en cours. Les demandeurs de régularisation ont lapossibilité de s’inscrire auprès du VDAB : ces inscriptions représentent pour les hommes seulement 57% de l’augmentation de la part d’allochtones dans lesdemandeurs d’emploi inoccupés de 1999 à 2000.
> Pour les demandeurs d’emploi indemnisés, les durées de chômage moyenne sont nettement plus longues chez les personnes d’origine étrangère si ellesn’ont pas la nationalité belge. Et ce différentiel se creuse encore en fonction du sexe et de la scolarité. Les cohabitantes avec enfants sont le plus longtemps auchômage.
> Les allochtones sont nettement sous-représentés dans les formations du VDAB, même si cet écart se réduit de quelques pour-cent par an.
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L’ethno-stratification de l’emploi
L’équipe du sociologue Albert Martens (Steunpunt WAV, KUL)8 a publié à la mi-mars les résultats d’une étude où elle essaie de décrire lechômage des personnes d’origine étrangère en Flandre et à Bruxelles, mais aussi leur position quand elles sont actives.
La recherche considère ici comme “allochtones” non seulement les personnes de nationalité étrangère, mais aussi les Belges qui avaient une autrenationalité au moment de leur naissance. Elle conclut à une &#8220
;stratification ethnique” du marché de l’emploi en recourant à cinq approches, dont :
> la concentration des personnes d’origine étrangère, et de certaines origines, dans certains secteurs : le nettoyage industriel, l’agriculture, l’intérim,l’horeca, la collecte des déchets et le nettoyage de rue;
> leur sous-représentation dans certains secteurs : avec de loin les services publics et non marchands (enseignement, santé, etc.);
> les différentiels moyens de salaires (qui s’accroissent avec l’âge et en fonction du genre – c’est ce volet qui est le plus instructif dansl’étude);
> la surproportion de personnes d’origine étrangère actives sous statut d’ouvrier et à temps partiel.
Les trois strates qui se dégagent de l’analyse sont constituées, en partant du bas, par :
> les “Turcs” et “Marocains”,
> les Européens du sud et les personnes originaires des autres pays hors UE,
> les “autochtones” et les personnes originaires des pays voisins.
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2. Compter ou ne pas compter?
“Alors qu’il n’existe pas au niveau régional wallon de recueil de statistiques sur l’origine ethnique, les chiffres sur les demandeurs d’emploi allochtones, si onne tient pas compte des naturalisés (les Belges d’origine étrangère – NDLR), peuvent donner l’illusion que les choses évoluent bien”, expliquel’Icem : en chiffres absolus, pour les Turcs et Maghrébins, on est passé de 1995 à 2000 de 11.982 demandeurs d’emploi inoccupés à 9.339, du moins en ne tenantcompte que de la nationalité. Or la “situation réelle” indique qu’on passe en fait de 15.778 à 15.741, donc pratiquement un statu quo. En proportions, ladifférence entre les modes de comptage se marque encore plus puisqu’on retire les allochtones du total des personnes de nationalité belge. Se souvenant sans doute des critiquesémises à l’encontre du VDAB, l’Icem présente donc ses travaux comme une condition nécessaire à des politiques efficaces.
2.1. La statistique ethnique pour tenir compte des évolutions démographiques
On doit sans doute acter que le critère de nationalité devient inefficace, a fortiori pour cerner l’ampleur de phénomènes de discrimination. Face à cela, lasolution de la statistique ethnique est surtout utilisée dans le monde anglo-saxon. Un mouvement que la Flandre est en train de suivre.
ýn Belgique francophone, ce débat a lieu occasionnellement : on se souvient des remous autour de l’étude commandée il y a deux ans par le ministre de la Justice surla criminalité des jeunes immigrés; ou de ceux, en 96, sur la promotion de l’inscription de familles immigrées dans les logements sociaux bruxellois. Ce débats’était véritablement déchaîné en France en 99.
Spontanément, à la lecture du rapport flamand, le lecteur francophone sera ainsi frappé par le fait que les auteurs se félicitent non seulement des performances de leurméthodologie, mais aussi, dans le même élan, de la frontière qu’ils tracent de facto entre les allochtones et les autres5. Le revers de la médaille?
2.2. … mais avec quels risques?
Une justification par l’efficacité des instruments mis au service des politiques ne peut faire l’économie, voire l’impasse sur un certain nombre de questions portant sur lesens et la portée politique d’une éventuelle institutionnalisation de catégories comme l’origine ethnique, affirme l’Observatoire de l’emploi et desqualifications de l’Orbem6 à la suite de l’étude “Populations issues de l’immigration, marché de l’emploi et discrimination : situation enRégion de Bruxelles-Capitale” qu’il a lui aussi clôturée fin 99 suite aux résultats du BIT. L’Observatoire tire ce faisant les enseignements de lapolémique française qui a bien réactualisé les enjeux7.
La production de données à caractère ethnique est d’abord sensible au sens éthique : ces données sont susceptibles de nourrir des entreprises dediscrimination ou de ségrégation, voire même de persécution. Les données relatives à la « race » sont aussi délicates à traiter que cellesrelatives au patrimoine génétique, aux opinions politiques et philosophiques, à la religion ou aux orientations sexuelles. Leur usage administratif ou économique peutfacilement relever des infractions à la protection de la vie privée.
Ce type de données est aussi sensible d’un point de vue politique. Catégoriser c’est fixer des choses qui évoluent, et adopter une vision réductionniste deslogiques de construction des identités.
On peut toujours arguer de la “neutralité axiologique” du chercheur qui doit s’astreindre à une distance par rapport à son objet. Mais cet argument ne vaut pasdans la recherche appliquée dont il est ici question. D’autant que les constructions statistiqües et les catégories politiques entretiennent ensemble d’étroitesinteractions, qui peuvent ici se traduire facilement en un renforcement de “l’ethnicisation des rapports sociaux”. Différencier les “Belges ethniques” des“allochtones”, cela peut parfaitement nourrir la notion de “Belge de souche” chère à l’extrême droite.
ýes auteurs du rapport de l’Orbem semblent face à ces arguments prôner une approche empirique du type de celle de l’étude de BIT (tests de situation, etc.) quileur paraît tout aussi instructive pour la préparation de plans d’action positive que l’utilisation de statistiques ethniques. Ils en appellent d’ailleurs à desformes de contrôle démocratique de leur utilisation.
2.3. Et les institutions européennes?
Les perspectives dominantes en faveur de la statistique ethnique en Angleterre ou aux Pays-Bas n’y font certainement pas l’objet de consensus entre chercheurs ou entre politiques.L’approche européenne quant à elle, qui a dû intégrer la problématique des travailleurs d’origine étrangère, laisse les questions ouvertes.Les lignes directrices pour l’emploi parlent des groupes ou des personnes susceptibles d’être défavorisés sur le marché de l’emploi, comme les personneshandicapées ou les minorités ethniques. Le débat se reporte donc sur la définition de ce dernier terme, mais en attendant, Eurostat ne récolte pas actuellement dedonnées à caractère ethnique.
1 Voir sur Internet : http://vdab.be/trends/topic9911.shtml
2 Interdepartementale Commissie Ethnisch-culturele Minderheden (ICEM), Ministerie van de Vlaamse Gemeenschap, Markiesstraat 1 bureau 342 à 1000 Bruxelles, tél. : 02 553 32 53, e-mail :annemie.degroote@wvc.vlaanderen.be; site Web : http://www.wvc.vlaanderen.be/minderheden/ICEM/index.htm
3 “Non belges” est-on tenté d’a
jouter par égard pour José Happart et Olivier Maingain…
4 On se rapproche ce faisant de la catégorie des demandeurs d’emploi bénéficiant d’une allocation de chômage.
5 On pourrait ici faire le lien entre les développements sur l’identité flamande et la construction en miroir de la vision en Flandre de l’étranger et de lamanière de l’intégrer, mais cela dépasse largement notre propos.
6 On trouvera le rapport sur http://www.orbem.be dans la rubrique Observatoire de l’emploi / Publications.
7 Il faut à cet égard lire le très bon chapitre “Éléments en vue d’un débat sur les statistiques à caractère ethnique” del’étude de l’Orbem (p. 4 à 11), ainsi que l’article “Quelques problèmes épistémologiques liés aux définitions des populationsimmigrantes et de leur descendance” de Véronique De Rudder (CNRS, France) dans Jeunes issus de l’immigration. De l’école à l’emploi, dir. France Aubert etal., L’Harmattan, Paris, 1997, p. 17 à 44.
8 E. Van Evenstraat 2C à 3000 Leuven, tél. : 016 32 32 39, fax : 016 32 32 40, e-mail : steunpunt@wav.kuleuven.ac.be, site Web : http://www.kuleuven.ac.be/stwav/

Thomas Lemaigre

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