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Courir plusieurs lièvres à la fois : la GRH en économie sociale

Parmi les éléments définitoires de l’économie sociale figure la priorité des personnes sur le capital. Comment comprendre alors que dans ce secteur qui, enBelgique, occupe près de 10 % des travailleurs, le terme de « gestion des ressources humaines » (GRH) soit fréquemment considéré comme tabou ? Commentcomprendre que des structures dont la richesse quasi exclusive réside dans les compétences de leurs employés et bénévoles, et non dans leurs capitaux, laréflexion sur la GRH n’en soit qu’à ses balbutiements?

02-06-2006 Alter Échos n° 209

Parmi les éléments définitoires de l’économie sociale figure la priorité des personnes sur le capital. Comment comprendre alors que dans ce secteur qui, enBelgique, occupe près de 10 % des travailleurs, le terme de « gestion des ressources humaines » (GRH) soit fréquemment considéré comme tabou ? Commentcomprendre que des structures dont la richesse quasi exclusive réside dans les compétences de leurs employés et bénévoles, et non dans leurs capitaux, laréflexion sur la GRH n’en soit qu’à ses balbutiements?

C’est pour répondre à ces questions et, surtout, tenter de transformer les balbutiements en discours articulés, que la Chaire Cera a réuni sociologues,économistes et professeurs de gestion à l’occasion d’un colloque consacré aux enjeux de la GRH en économie sociale. Au-delà de son aspect à la fois techniqueet central, le sujet a également fourni une occasion d’aborder très concrètement des questions qui traversent l’ensemble du champ de l’économie sociale : laprofessionnalisation, le rapport aux entreprises traditionnelles et à la puissance publique, la mise en œuvre quotidienne de valeurs inscrites dans les textes, etc.

Un champ hétérogène

C’est pour répondre à ces questions et, surtout, tenter de transformer les balbutiements en discours articulés, que la Chaire Cera a réuni sociologues,économistes et professeurs de gestion à l’occasion d’un colloque consacré aux enjeux de la GRH en économie sociale. Au-delà de son aspect à la fois techniqueet central, le sujet a également fourni une occasion d’aborder très concrètement des questions qui traversent l’ensemble du champ de l’économie sociale : laprofessionnalisation, le rapport aux entreprises traditionnelles et à la puissance publique, la mise en œuvre quotidienne de valeurs inscrites dans les textes, etc.

Le constat sans doute le plus unanimement partagé par les différents intervenants est celui du manque d’outils spécifiques à l’économie sociale en matièrede gestion des ressources humaines (GRH1), et même du manque de littérature scientifique – fût-elle seulement descriptive – qui puisse rendre compte despratiques en la matière. En gros, les cadres sont largement dépourvus d’outils propres et les scientifiques ne connaissent que très peu le fonctionnement concret etquotidien de la GRH en économie sociale. Une carence qui n’est d’ailleurs pas limitée à la Belgique puisque les participants français et canadiens au colloque ontégalement eu à la déplorer dans leurs pays respectifs.

C’est donc avec d’autant plus d’intérêt que la soixantaine de personnes présentes a accueilli l’intervention inaugurale de Catherine Davister. Sociologue, chargée derecherches au centre d’Économie sociale de l’ULg2, elle a présenté les principaux résultats d’un travail pionnier sur la GRH en économiesociale3. Une des premières difficultés qu’elle a dû surmonter, avant même d’entamer ses recherches, est celle del’hétérogénéité de l’objet d’études. Au-delà des difficultés notoires à circonscrire précisément le champ del’économie sociale, se pose en effet la question de la variété des structures qui la constituent : coopératives, associations, mutuelles, de tailles et d’objetssociaux éminemment divers, reposant principalement sur le militantisme bénévole, ou au contraire sur une professionnalisation complète, s’appuyant exclusivement sur desressources marchandes ou uniquement sur des subventions, opérant dans un vide législatif ou, au contraire, dans un trop-plein… Chacun de ces critères a évidemment unpoids au moment de définir les modalités de GRH mises en œuvre… Pour réduire la diversité de l’objet, Catherine Davister a donc décidéd’exclure de son champ d’investigations, les mutuelles (dont la tutelle est publique) et les « services publics fonctionnels » que constituent les asbl de l’enseignementlibre et du secteur hospitalier.

Les valeurs comme contraintes

Reste qu’au-delà de la variété, une bonne partie des structures partage des caractéristiques – qui sont d’ailleurs souvent des contraintes, internes ou externes.La première, interne, a trait à la prise en compte de valeurs dans l’objet social, mais aussi, théoriquement au moins, dans le fonctionnement quotidien. Ainsi, PatrickValeau, professeur à l’Université de l’Ile de la Réunion – présent par vidéoconférence –, s’est intéressé aux pratiquesréelles de GRH dans les entreprises d’économie sociale, au-delà des proclamations et de l’affirmation vocale des valeurs… Et force est, selon lui, de constater que du papierà la pratique journalière, le passage est souvent complexe.

Et pour cause, là où les entreprises privées (à but de lucre) n’ont qu’une seule variable à maximiser, celles qui entendent respecter les critères del’économie sociale doivent en optimiser plusieurs. Autrement dit, elles ont un arbitrage permanent à effectuer entre valeurs et efficacité. Arbitrage qui s’apparentesouvent à un dilemme cornélien à tous les niveaux de la gestion : politique de communication, d’embauche (et de licenciement), recherche de fonds, etc. Et Patrick Valeau deconclure en s’adressant aux entrepreneurs sociaux : « C’est parce que vous avez introduit des valeurs que vous avez des problèmes de gestion. » Une adresse qui n’estévidemment pas un appel à se débarrasser de ces valeurs mais à prendre conscience des conséquences que leur introduction entraîne dans la gestionquotidienne.

Des parties prenantes aux portillons

Autre contrainte interne : la multiplication des parties prenantes – pour reprendre et franciser le « stakeholder » omniprésent dans les théories de laresponsabilité sociale des entreprises (RSE). Là où les firmes privées se doivent in fine de rendre des comptes à leurs actionnaires, les entreprisesd’économie sociale se compliquent encore une fois la tâche en essayant de concilier les intérêts et valeurs des usagers, des clients, des associés, dessociétaires, des travailleurs, des membres, des militants, etc. C’est notamment cet aspect « multistakeholder » qui est ressorti de l’exposé de Patrick Develtere professeurà l’Hiva (Hoger instituut voor de Aarbeid) de la KUL. D’une comparaison systématique entre la RSE et la pratique coopérative4, il ressort avec la conviction que cettedernière a de beaux jours devant elle… pour autant que le sociétaire y retrouve une place centrale. En effet, constate Patrick Develtere, trop souvent, les coopératives neconnaissent pas leurs sociétaires. Trop fréquemment, ceux-ci ne sont même pas conscients d’être sociétaires… Conséquence : les organes de participation sontsous-investis. Moyennant la remédiation à ces carences, la forme « coopérative » pourrait, selon lui, retrouver de la vigueur, notamment auprès desassociations souhaitant retrouver une plus grande marge d’autonomie à l’égard du politique.

En outre, les exposés ont insisté sur une partie prenante propre à beaucoup de structures d’économie sociale : le bénévole. Désormaisrebaptisé « volontaire » dans les textes légaux, il constitue une ressource souvent indispensable… qu’il s’agit de « gérer » en tenant compte de ladiversité des motivations et des investissements. Selon Anne-Marie Dieu, chercheuse en sociologie à l’ULg, et auteure d’une thèse portant sur le changement dans les organisationsmilitantes, « les militants ne sont plus disposés à attendre le grand soir : il leur faut des actions concrètes à court terme, dont le résultat est visible,ou, à défaut, une stratégie clairement expliquée et balisée ». Sans compter que les conditions temporelles de l’engagement ont elles-mêmes fortementévolué dans un contexte où les femmes prennent une place plus importante sur le marché du travail, où les formes familiales évoluent, le troisièmeâge actif se développe et la composition culturelle de nos sociétés se diversifie5.

De plus, la dichotomie permanents-militants se redouble fréquemment d’une autre ligne de fracture parmi les militants eux-mêmes : celle qui sépare les « volontaires debase », actifs dans des groupes locaux, imprégnés d’une « logique domestique » et les « volontaires professionnels » mieux nantis en capital militant, etplus au fait des réalités institutionnelles et politiques. Et, bien entendu, pour ce type de conflits, la question de la transférabilité des outils élaborésdans l’économie traditionnelle ne se pose pas, ou en tout cas pas dans les mêmes termes : de tels outils n’existent pas puisque ces problèmes n’y existent pas non plus !Anne-Marie Dieu signale néanmoins que certains dispositifs, habituellement réservés aux seuls salariés gagneraient à être mis au service desmilitants-bénévoles : le bilan des attentes et des compétences, les plans de formation, les groupes thématiques, les bulletins internes,… Par ailleurs des documents deréférence, tels que des chartes organisationnelles, pourraient également être mieux mis en évidence, et, ainsi, mieux servir de cadre de référence.

La diversité : par principe ou par efficacité ?

C’est également en matière de gestion de la diversité que se pose la question des ressources humaines en économie sociale. Dans ce domaine, l’avant-garde du discoursmanagérial a souvent mis en avant la richesse cachée que peut mettre au jour un management multiculturel : en s’assurant que la diversité de la cité soitcorrectement représentée dans une entreprise, cette entreprise accède du même coup à des « marchés » qui lui seraient restés inconnus etinaccessibles si elle était restée « homogène ». Mais, tempère Annie Cornet, professeure à l’Egid (Études sur le genre et ladiversité en gestion – HEC-ULg6), « De la sorte, on définit – parfois implicitement – les sphères de compétence et d’incompétencede chacun des travailleurs. Autrement dit, si la logique d’efficacité ouvre des portes, elle peut également en fermer. » Ainsi, en engageant une personne issue d’un groupeethnique donné pour travailler dans un quartier où ce groupe est fortement représenté, on présume que ce travailleur serait moins apte à entrer en relationavec des personnes appartenant à d’autres groupes ethniques que le sien. On entérine en quelque sorte un principe de segmentation. Selon Annie Cornet, la réflexion en lamatière avance tant dans l’emploi public que dans le privé lucratif. En revanche, la question reste taboue dans le non-marchand. Peut-être s’empêche-t-on de trouver dessolutions, en refusant d’admettre que le problème ait à se poser…

Donner les moyens de prévoir

Au rang des contraintes externes, la plus souvent citée est liée aux rapports avec les pouvoirs publics. Même si toutes les structures ne sont pas concernées – lescoopératives à ressources exclusivement marchandes y échappent, par exemple –, la plupart des « entreprises » d’économie sociale sont en effetconfrontées à la recherche de subsides et y consacrent fréquemment une énergie, ainsi perdue pour la poursuite directe de leur objet social. Avec une logique qui n’a pasgrand-chose à envier à celle du Baron de Munchausen, les autorités politiques demandent d’une part une professionnalisation accrue des intervenants de l’économiesociale, sans, d’autre part, leur donner les moyens d’une gestion prévisionnelle. L’incertitude financière liée au caractère hasardeux et tardif de l’octroi dessubventions ne peut en effet mener qu’à une gestion dans l’urgence – d’autant plus inévitable que la structure dépend fortement de ressources non marchandes et donc durenouvellement des subsides7.

Au-delà de ces particularités, la question centrale est celle de la transférabilité vers l’économie sociale des outils développés par le secteurprivé traditionnel. Les spécificités des structures d’économie sociale s’y opposent-elles fondamentalement ou bien, s’agit-il seulement de vaincre des réticences deprincipe, non fondées, et d’adapter à la marge des outils qui auraient fait leurs preuves (description de profils, évaluation de la performance, gestion des compétences,etc.) ? Les réponses à cette question paraissaient contrastées à l’issue du colloque mais ce qui, en revanche, est apparu beaucoup plus nettement, c’estl’urgence de produire des outils pratiques et appropriables.

1. Pour des raisons souvent idéologiques, nombre de responsables de structures d’économie sociale rejettent à la fois l’emploi du terme GRH et la pratique de la chose. Nousl’utilisons ici pour les commodités de l’exposé.
2. Centre d’Économie sociale, Université de Liège, dd. du rectorat, 7 – Bâtiment B33 – bte4 à 4000 Liège – tél. : 04 366 27 51 – fax : 04 366 28 51 – economiesociale@ulg.ac.be
3. La recherche fait l’objet d’une publication dans les tout nouveaux « Cahiers de la Chaire Cera » : La gestion des ressources humaines en économie sociale, in «Cahiers de la Chaire Cera », vol. n°1, mai 2006.
4. L’étude de Patrick Develtere, Katrien Meirman et Peter Raymaekers, Entreprendre demanière coopérative et sociétalement responsable. La place unique du sociétaire au sein de la coopérative a été publiée par l’Hiva.
5. Pour plus de détails, voir Anne-Marie Dieu, Valeurs et associations – Entre changement et continuité, L’Harmattan, 1999. Sur la question du bénévolat, signalonségalement la dernière livraison de la Revue Nouvelle de mai 2006 sous le titre : Bénévoles, volontaires, militants, et les autres.
6. Egid, bd du rectorat, 7 B31, Bte 48, Sart Tilman à 4000 Liège – tél. : 04 366 27 95 –egid@ulg.ac.be
7. À cet égard, bon nombre d’acteurs sont évidemment attentifs aux résultats que pourrait fournir l’actuel processus de consultations autour de la rédaction d’unPacte associatif. Celui-ci devrait en effet avoir comme effet, en clarifiant les relations entre politique, administration et monde associatif, de limiter les risques financiers liés auxincertitudes en matière de subvention, et par là même, de favoriser une gestion prévisionnelle – et donc professionnelle – dans le pan associatif del’économie sociale.

Edgar Szoc

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