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Regard critique · Justice sociale

Christian Maurel : « Imaginer d'autres façons d'agir »

Face aux risques d’instrumentalisation, l’éducation permanente doit exploiter les failles, les espaces d’innovation disponibles, en ce compris le conflit et l’émancipation destravailleurs.

17-02-2012 Alter Échos n° 332

Christian Maurel est sociologue. Co-fondateur et co-animateur du collectif national « Education Populaire et Transformation Sociale » en France, il intervientégalement à l’Université populaire d’Aix-en-Provence et est invité régulièrement en Belgique à mettre en perspective les évolutions del’éducation permanente (« populaire » en France).

Alter Echos – Vous mettez au centre de votre réflexion sur l’éducation permanente la notion de « puissance d’agir »1. Que signifie-t-elle ?
Christian Maurel – Je distingue deux formes de pouvoir: le pouvoir « sur » – celui des hommes sur d’autres hommes, le pouvoir que l’on subit ou que l’on impose – et lepouvoir « de ». La puissance d’agir relève de la deuxième catégorie. Il résume, à mes yeux, l’enjeu actuel de l’éducation populaire : commentfaciliter les démarches qui permettent à des individus assujettis de retrouver une puissance d’agir individuelle et collective. Cette dimension collective est essentielle dansl’éducation populaire.

AE – L’éducation permanente aujourd’hui est tiraillée entre une priorité à donner à des publics précarisés et la nécessitéde toucher « tout le monde »…
CM – La situation est contradictoire. Il s’agit de faire de l’éducation populaire et en même temps, il y a une instrumentalisation des pouvoirs publics poursuivant des objectifs decohésion sociale. C’est un vrai problème. Néanmoins, des initiatives intéressantes existent. Je cite souvent cet exemple de la Maison des jeunes et de la culture deRis-Orangis qui a mené des actions au départ de la disparition de certains commerces de proximité dans un quartier. Le phénomène affectait les habitants et pouvaitles mener à tenir des discours de type Front National. Les animateurs ont constitué des groupes de travail qui sont partis de ce qui affectait concrètement les gens. Lesparticipants ont élaboré un questionnaire avec lequel ils sont allés à la rencontre de leurs voisins. Outre la disparition des commerces de proximité, laproblématique des violences à l’école était également soulevée. A partir du matériau récolté, ces groupes ont construit des savoirscollectifs, analysé les phénomènes, interpellé qui de droit. Malgré ses contraintes institutionnelles liées à ses modes de financement, la MJC deRis-Orangis fait ce qu’elle entend vouloir faire avec des démarches ascendantes. Elle « s’autorise » !

AE – C’est une question de posture ?
CM – Oui, et dans une même structure, il peut y avoir plusieurs postures. Celle d’organiser des activités culturelles et festives plus classiques qui ont aussil’intérêt de réunir les gens. Et celle de repolitiser les questions sociales, de faire en sorte que les citoyens se les réapproprient.

Réinsertion ou révolution

AE – Le discours des travailleurs en éducation permanente reste pourtant dominé par la critique de ce qui ne leur convient pas : instrumentalisation, évaluationquantitative…
CM – L’instrumentalisation ou la contrainte sont si fortes que les travailleurs sociaux, au sens très large, sont pris dans ce type de discours. Or je maintiens qu’il y a des voies depassage malgré tout. Pour que les « travailleurs des rapports sociaux » puissent faire de l’émancipation, il faut qu’ils puissent s’émanciper eux-mêmes. Laquestion est de savoir comment permettre à des travailleurs militants, eux-mêmes assujettis par les politiques publiques, d’accompagner les gens vers l’émancipation. Ils doiventpour cela imaginer d’autres façons d’agir. Il apparaît de plus en plus, au regard de l’état du monde, que le travail social ne peut plus continuer à insérer des gensdans un système qui va à l’échec.

AE – L’imaginaire révolutionnaire dont semblent imprégnés de nombreux travailleurs du secteur, c’est un atout ou un fantasme contre-productif ?
CM – En termes de langage, vous êtes vous, en Communauté française, plus avancés que nous, en France. Ce sont des termes que nous ne nous autorisons pas. Mêmeles Indignés ne sont pas dans un imaginaire révolutionnaire. Si je dis, en France, que l’Education populaire doit construire un imaginaire révolutionnaire, il va falloirs’expliquer fortement avec les autorités subsidiantes ! Déjà, les notions de transformation sociale et de conflit sont difficiles à faire passer auprès desmandataires locaux, notamment. Mais aujourd’hui, a-t-on le choix ? La révolution, ce n’est pas « une flaque de sang à chaque coin de rue ». C’est une transformation radicaledes rapports de force et des rapports sociaux qui peut se faire de façon humaniste.

AE – Vous parlez plus volontiers de réactivation du conflit comme moyen de désamorcer les violences…?
CM – Le conflit, c’est réveiller les contradictions sourdes. Il y a les petites émancipations comme une première prise de parole en public… Les grandesémancipations sont peut-être le fruit des petites émancipations. L’éducation populaire tâtonne, avance par essais et erreurs en articulant l’infiniment petit –les contradictions et souffrances individuelles – et l’infiniment grand. Le rôle du travailleur en éducation populaire, s’il s’inscrit dans une logique d’émancipation, c’estde veiller à accompagner le passage de la frustration personnelle à l’indignation, de l’indignation à la conscientisation, de la conscientisation à l’engagement, del’engagement à l’organisation.

Renverser la logique d’offre de services

AE – L’éducation permanente est aujourd’hui fort institutionnalisée ; quelle est encore sa porosité aux nouvelles formes d’action, aux initiativesd’émancipation qui lui sont extérieures ?
CM – Lorsqu’il y avait encore une MJC à Marseille, la directrice disait : « Ce qui m’intéresse, le mercredi après-midi, ce sont les « mamans poussette ». » En seréunissant aux abords d’une plaine de jeux, celles-ci parlent entre elles. Elles parlent de ce qui les affecte dans la vie de quartier, dans leur vie quotidienne, dans leur vie intime parfois.Elles disent quelque chose de l’environnement social dans lequel interviennent les travailleurs de la MJC. C’est ça, l’enjeu de l’éducation populaire : se saisir de ce qui se dit dansles quartiers où l’on travaille. C’est l’enjeu de l’accueil : soit on oriente les gens vers des services, soit on entend leur propos et on répercute vers l’équipe. Ça,c’est intéressant. Souvent, dans les réunions d’équipe hebdomadaires, on invite tout le monde sauf les personnes chargées de l’accueil. Je considère qu’elles sontpourtant les premières qu’il faut entendre. Voire même que chacun devrait passer par cette fonction d’accueil. Si on supprime cette fenêtre-là, on supprime lacapacité d’ouverture.

AE – La normalisation et les logiques de contrôle quantitatif
préfigurent-elles un risque de marchandisation à long terme ?

CM – Bien sûr qu’il y a risque de marchandisation ! Et pour ne pas se soumettre aux logiques d’évaluation des seuls pouvoirs publics, il faut construire soi-même ses propreslogiques d’évaluation. Ceci suppose qu’il y ait eu formulation d’objectifs. Or les pouvoirs publics ne les formulent pas de la même manière que les acteurs de l’éducationpopulaire. Evaluer, c’est donner de la valeur à ce que l’on fait : les acteurs doivent être au centre de cette démarche. Ils doivent pouvoir faire valoir leurs valeurs et modesd’action jusqu’à identifier eux-mêmes leurs échecs. C’est, aussi, développer une capacité à évaluer le dispositif institutionnel dans lequel ilsévoluent. Ça peut être intéressant si les deux approches coexistent et nourrissent un conflit.

Des mondes de démocratie

AE – Au sein des conseils d’administration ou entre ceux-ci et les équipes, des tensions apparaissent entre préoccupation gestionnaire et préoccupation autour desquestions sociales. La première peut-elle prendre le pas sur la seconde ?
CM – Ici aussi, il faut faire conflit, mettre en débat, permettre que ces deux sensibilités se confrontent au sein des conseils d’administration. Les choses ne sont pasinconciliables. En France, cela devrait être le rôle des fédérations que de faciliter cette « mise en conflit ». Sur le terrain, il faut également veillerà ramener les questions pédagogiques sur les questions techniques. Arguer que la technicité peut être mise au service d’enjeux plus importants.
Aujourd’hui se développent chez certains jeunes des imaginaires qui ne se réduisent pas à la dimension technique. Paradoxalement, c’est dans l’éducation populaire que cesimaginaires seraient les moins forts. Comment les réactiver ? Les associations doivent se donner comme principe régulateur d’être des espaces démocratiques.C’est-à-dire qu’elles reconnaissent être traversées d’intérêts différents, voire contradictoires et qu’elles veillent à donner à chacunl’égal droit de dire ses différences, de les faire valoir, de les mettre en délibération. Il faut que la délibération et l’arbitrage qui mènentà une décision n’écrasent pas, n’occultent pas les contradictions internes. Il y a deux éléments importants dans le fait de se regrouper : pouvoir se construire unimaginaire collectif commun et que celui-ci passe par la fertilisation des désaccords.

1. C’est aussi le titre de son dernier ouvrage paru : Christian Maurel, Education populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Ed. de L’Harmattan, mai2010.

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