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Dossier

Charleroi, du bobo sur le dos des prolos?

Avec son projet Phénix, suivi du plan «Charleroi District créatif», largement financés par des fonds européens (Feder) et régionaux, la ville de Charleroi a entamé sa métamorphose. Objectif: attirer l’investissement privé et les habitants de la classe moyenne. Au détriment des plus démunis?

© Julie Joseph

Avec son projet Phénix, suivi du plan «Charleroi District créatif», largement financés par des fonds européens (Feder) et régionaux, la ville de Charleroi a entamé sa métamorphose. Objectif: attirer l’investissement privé et les habitants de la classe moyenne. Au détriment des plus démunis?

Depuis le début des années 2010, Charleroi offre à la vue de ses habitants grues, poussière et chantiers. En cause, une grande opération de relooking du centre-ville menée de concert par les autorités publiques et des promoteurs privés. Alors que le projet Phénix s’attaque dès fin 2013 à la revitalisation de la ville basse, la Ville est aujourd’hui sur le point d’entamer avec «Charleroi DC» de nouveaux travaux pour redorer l’image de sa partie haute. Benoît Hossay et Denis Uvier, de l’association Solidarités nouvelles (asbl d’éducation permanente, service d’insertion sociale et association de promotion du logement) se remémorent les prémices du projet: «Dans les années 2000, nous étions situés dans la ville basse. Nous avons été interpellés par des locataires en difficulté face à des changements subits de propriétaires. Ils ne savaient plus qui était propriétaire. On a découvert que le consortium Saint-Lambert Promotion était en train d’acheter des bâtiments plic-ploc et qu’un grand projet se dessinait. Le plan Phénix.»

Tandis que la Ville se charge de réaménager l’espace public, les quais, les rues piétonnes, Shalom Engelstein (Saint-Lambert Promotion/Iret Development) achète des bâtiments et se profile pour faire aboutir le projet «Rive Gauche», l’aménagement d’un vaste centre commercial dans la ville basse. À la tête d’Iret Development, Eric De Vocht, qui figure à la 138e position au sein de la liste des Belges les plus riches (selon le site https://derijkstebelgen.be), est présent dans nombre de grands projets urbains, notamment à Anvers et à Bruxelles. Un an à peine après son ouverture en 2017, le projet «Rive Gauche» est revendu à la société américaine CBRE Global Investors, («la plus grande entreprise d’investissement et de services immobiliers commerciaux au monde», selon leur site), avec une plus-value de cent millions d’euros. Une coquette somme qui permet à Iret de se repositionner sur l’achat de nouveaux bâtiments dans la ville hennuyère (entre autres, le Coliseum, ancienne salle de cinéma reconfigurée elle aussi en centre commercial).

Main dans la main

«Parallèlement, expliquent Benoît Hossay et Denis Uvier, il y a eu une grande vague de contrôles de la Ville pour lutter contre les marchands de sommeil.» Avec pour conséquence une série d’expulsions administratives, entre autres pour raison d’insalubrité. La «cellule Contrôle» de la Ville, constituée début 2013, peu après l’élection de Paul Magnette en tant que bourgmestre, rassemble la police, les pompiers et le service urbanisme. Depuis sa création, plus de 3.000 logements dans une cinquantaine de rues ont été contrôlés. «Ils ont remis au pas toute une série de bailleurs, c’est vrai, admettent Benoît Hossay et Denis Uvier, mais beaucoup d’habitants ont eu des problèmes pour se reloger. Ils devaient déménager en un temps record sans proposition de relogement. Certaines personnes ont même vécu plusieurs expulsions consécutives parce qu’ils ne trouvaient pas de lieu digne pour vivre.»

Si depuis 2014, le Code wallon du logement prévoit une obligation de relogement par le bourgmestre, celle-ci est illusoire, estiment-ils. «Le bourgmestre doit envoyer un courrier à toutes les associations qui ont du logement d’urgence, de transit. Elles ont un mois pour lui répondre. Si c’est négatif, ce qui est le plus souvent le cas, le bourgmestre doit envoyer un courrier à la Société wallonne du logement (SWL) pour voir s’il y a des possibilités sur la province.» Et d’ajouter: «Un propriétaire comme Engelstein n’avait pas l’intention de réhabiliter ces logements, voués à la démolition en vue des grands travaux…» Les bâtiments laissés vides sont longtemps squattés par des sans-abri, avant d’être eux aussi évincés des lieux à la suite d’un décès par overdose.

Cette lutte contre les marchands de sommeil serait-elle orchestrée par le duo autorités publiques-entrepreneurs? «Je ne sais pas s’il y a eu des magouilles, commente Sofie Merckx, conseillère communale PTB, mais dans les faits, le résultat est le même. On sait par ailleurs que l’investisseur a demandé qu’on résolve le problème de la prostitution. C’est écrit noir sur blanc dans la convention. L’arrêté contre le racolage en rue et le règlement qui régule la mendicité datent du même moment.»

Une chose est sûre, public et privé travaillent main dans la main. En témoigne la vidéo du bouwmeester de Charleroi (structure indépendante qui conseille le collège communal et le conseil communal en vue d’un développement urbain) au MIPIN 2018 (marché international des professionnels de l’immobilier), à Cannes, où se rend une délégation carolo portée par Paul Magnette et les promoteurs immobiliers présents dans la ville. Ou encore la présence de Raphaël Pollet, directeur de développement chez Iret Development, au sein du conseil d’administration de l’Agence de développement local urbain de la ville, une régie autonome créée fin 2016 pour œuvrer au développement urbain dans le cadre de la «politique des grandes villes» régionalisée lors de la sixième réforme de l’État.

«Oui, il y a beaucoup de choses travaillées en collectif avec la ville, confirme la Ville de Charleroi. Quand le partenaire privé nous dit qu’il est intéressé, on va le conseiller sur le projet, c’est plus simple de travailler en amont.»

«La gentrification est en général présentée comme un phénomène naturel. Mais ici c’est organisé.» Sofie Merckx, PTB.

Quid du logement pour les plus précaires?

Dans ce grand jeu de Monopoly, la place qu’on laisse – ou non – au logement modeste dans le centre-ville pose question. Les nouveaux projets prévoient la création de nouveaux logements. Des logements «de typologies diverses, y compris des logements une chambre», selon la commune.

Mais, quid des logements sociaux? On constate à Charleroi une baisse de 519 logements de type social gérés par la société de logements de service public La Sambrienne entre 2013 et 2017 (1). En 2017, la ville comptait 9.348 logements sociaux (dont une partie inoccupée), sur un parc de 100.598 logements (2). La même année, 4.281 personnes étaient dans la file d’attente comme candidats pour un logement social.

«C’est une politique consciente, commente Sofie Merckx. Lors des élections communales 2012, le PS promettait de nouveaux logements sociaux. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ils ont une vision de la ville ‘City Marketing’: ils veulent attirer les investisseurs affirmant que cela va créer de l’emploi. Mais c’est une vision libérale. Ils ne veulent plus assumer les pauvres qui viennent d’ailleurs. Car sur les 4.000 personnes candidats pour un logement social, la moitié n’habitent pas dans la ville.»

La Sambrienne, société de logement à Charleroi, tempère. «On nous dit souvent qu’on ne ne s’occupe plus du centre-ville, on sait qu’on doit y travailler, mais des projets sont en cours», explique David Conté. Et de citer la rénovation de 213 logements dans le nord de Charleroi, deux gros projets de construction dans le centre (140 logements sociaux et moyens), ainsi que des projets en périphérie proche du centre (Marcinelle entre autres).

La Ville précise aussi son intention, à l’avenir, d’utiliser le recours aux charges d’urbanisme dans les projets privés (à savoir le payement, par celui qui obtient le permis, d’une contribution pour les besoins de la collectivité impactée par le projet), que ce soit pour du logement ou des équipements communautaires.

«On ne s’imagine pas qu’on va attirer des gens riches à Charleroi. D’ailleurs on ne constate pas de gentrification. L’impôt des personnes physiques est d’une stabilité absolue dans la commune.» La Ville de Charleroi.

Gentrification programmée?

«La gentrification est en général présentée comme un phénomène naturel, continue de son côté la conseillère communale PTB. Mais ici c’est organisé.» Et de citer pour exemple le projet de construction d’un palais des congrès à côté du Palais des Beaux-Arts, dans le cadre de «Charleroi DC». But de l’opération: accueillir une clientèle professionnelle et internationale, et renforcer l’ancrage économique de la ville. «Mais le marché wallon des palais des congrès est saturé. À Mons, le taux d’occupation pas atteint… Or beaucoup de moyens sont mis pour ces projets dans l’administration. On engage des experts, des spécialistes. Et à côté de cela, on ferme des piscines, des guichets citoyens pour des raisons d’austérité.»

Réponse de la commune? «On ne s’imagine pas qu’on va attirer des gens riches à Charleroi. D’ailleurs on ne constate pas de gentrification. L’impôt des personnes physiques est d’une stabilité absolue dans la commune.» Tout en nuançant: l’ambition est de préserver la classe moyenne, voire d’en attirer une nouvelle. La Ville a notamment fait réaliser une «enquête logement» auprès des navetteurs travaillant à Charleroi mais n’y vivant pas. L’objectif? «Voir ce qu’ils souhaiteraient et les faire se rapprocher de leur lieu de travail.»

 

(1) Source: Contrats de gestion 2013 et 2017 de La Sambrienne.

(2) Source: Anfrie MN (coord.), Cassilde S., Gobert O., Kryvobokov, M., Pradella S. (2017), «Chiffres clés du logement en Wallonie – Troisième édition», Centre d’études en habitat durable, rapport de recherche, Charleroi, 261 pages.

En savoir plus

Découvrez notre dossier « Logement : le privé a la clef, les pauvres à la porte »

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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