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Regard critique · Justice sociale

Panpan Culture

«Après l’usine» de Maxime Coton : «Dans les grains de poussière, le passé demeure»

17-10-2019

Huit ans après «Le geste ordinaire» Maxime Coton retrouve son père dans son dernier film «Après l’usine».

«Si on devient ouvrier quand on rentre dans une usine, que devient-on lorsque l’usine ferme ?» Marc Coton est entré comme ouvrier qualifié à l’usine Boël en 1979, usine qui a marqué l’histoire de La Louvière. Il avait 17 ans. Quand on y entrait, c’était pour la vie. Trente-cinq ans plus tard, il est licencié, jeté dans le vide et se retrouve seul avec ses souvenirs et ses gestes devenus inutiles. C’est la fin de son monde, mais est-ce la fin d’un monde de manière générale ? Cinq ans plus tard, ces questions sont posées au travers des yeux de son fils qui cherche à comprendre le vide qui s’est installé dans le corps de son père et dans celui de ces milliers d’autres victimes d’une histoire qui se répète. Finalement, ce qu’il en ressort, c’est une rupture : avec l’usine, avec l’emploi, avec le système de production et d’exploitation de l’homme et des ressources. Avec l’image d’un corps au travail comme définition de soi-même. Les personnages reprennent la route, seuls, et il faut faire avec. Assembler les gestes du quotidien pour que cette fin du monde soit le commencement d’autre chose, qui n’a ni étiquette ni structure définie.

A.E:  Le monde ouvrier, et plus généralement le monde du travail, t’ont-ils toujours questionné ?

Maxime Coton : Apparemment oui. Je me rends compte qu’il y a un fil conducteur dans mon travail autour de ce sujet. Je pense que c’est fort lié à ma condition. Quand je suis arrivé à l’INSAS (Institut supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion de la fédération Wallonie Bruxelles, NDLR ), il y avait très peu de fils d’ouvriers. J’essayais de trouver une légitimité dans le fait de créer, d’être «artiste». C’était très déstabilisant de voir qu’autour de moi, tous les aspirants artistes n’avaient pas besoin de travailler. C’est comme si pour me légitimer dans mon devenir de créateur je devais embrasser la question du travail.

A.E: Ton père a été confronté à la fin de son monde lors de son licenciement, est-ce que pour toi notre époque a sonné la fin du monde ouvrier ?

M.C: C’est ce que j’essaye de traiter au travers du film. Au niveau individuel, il y a une rupture, c’est la fermeture de l’usine. En tant qu’individu, on a tous des moments de rupture. En tant que classe, groupe social, c’est quelque chose de beaucoup plus diffus. Il y a des réminiscences dans leur manière de penser de ce qu’il reste de leur culture. C’est pour ça que la musique était très importante pour moi, parce que les fanfares ouvrières font partie de cette culture même s’ils ne sont plus ouvriers aujourd’hui. Cette fin du monde ouvrier, elle n’est pas univoque. En tant qu’individu, c’est un arrachement mais autour tout continue et en même temps tout change, s’effiloche mais ne disparait pas.

« J’essaye d’incarner des gens un peu plus complexes, plein de paradoxes et de contradictions, comme nous tous en fait. »

A.E: «Après l’usine» sort 8 ans après «Le geste ordinaire», un docu qui traitait de comment l’univers du travail influençait la manière de vivre de ton père. Il y a eu une évolution dans ta réflexion par rapport au travail ?

M.C: C’est certain que quand j’ai fait «Le geste ordinaire» je ne pensais pas que l’usine fermerait aussi vite, mon père et ses collègues non plus d’ailleurs. Il y avait toujours cette idée que ça allait disparaitre mais qu’on n’allait pas connaitre la fin. En tous cas que mon père bosser jusqu’à sa pension et que ça allait disparaitre petit à petit. Si on réfléchit de manière plus globale, on est tous dans cette sensation qu’on assiste à la fin d’un monde en termes de rapport au travail, mais aussi dans les rapports affectifs. Et en même temps on se dit qu’on va vivre la fin d’un monde mais que ça sera pour nos enfants et quand ça arrive, c’est toujours plus tôt qu’on ne le pense. En ce sens-là oui, il y a eu une évolution : ça se passe plus vite qu’on ne le pense. Comme toutes les générations, on voudrait être la génération de l’apocalypse sauf que quand ça se passe vraiment, on est toujours dépourvu. Ça je l’ai senti très fort avec mon père. Et c’est vrai qu’en 8 ans, mon rapport au travail a fort évolué, maintenant c’est clair que les boulots que j’ai, c’est pour deux, trois ans alors qu’avant j’avais plus l’envie de rester à un endroit et faire sens à cet endroit. C’est multiplier les boulots pour tenter de conserver un semblant de continuité intérieure parce qu’il y a des boulots qui s’arrêtent, qui se chevauchent,…

A.E: Comment a été reçu par les ouvriers le fait que tu fasses un film sur eux ?

M.C: Pour eux, je ne suis pas un cinéaste qui fait un film sur leur condition, je suis juste le fils de Marc Coton qui fait des petits films et c’est très bien comme ça. Dès qu’on est dans un rapport télévisuel c’est fini, ils essayent de donner l’image qu’on s’imagine d’eux, comme on fait tous… Avant tout je suis petit Coton et je le resterai. En fait les «pires» ce sont les militants qui sont persuadés que le message doit être univoque et militant sinon c’est tout de suite prétentieux. Mais bon je ne fais pas des films pour plaire. Le film sera réussi pour moi si des gens se disent «cette histoire, c’est la mienne».

A.E: La question des patrons et les politiques responsables de la situation de ton père semble être mise au second plan… C’était important pour toi de ne pas orienter ton discours à ce niveau-là ?

M.C: Oui, je ne pourrais pas mieux dire que ce que dit mon père devant l’assistant du FOREM: «On a été floué, tout était encore viable». Ca ne m’intéresse pas d’avoir un discours sur les patrons. il y a déjà plein de choses qui ont été dites dans le panorama culturel et ça n’a rien changé. Pour moi la question est : eux, ouvriers en terme individuels, comment transforment-ils leur situation ? Le film a été l’occasion pour eux de dire qu’ils n’ont pas digéré, alors qu’au début, le licenciement était vu comme une opportunité, ils avaient leur prépension et ne devaient plus travailler. Je voulais aussi aborder la culture ouvrière comme une entité et non pas comme une opposition manichéenne ouvriers vs patrons. C’est bien plus complexe que ça.

A.E: Tu as choisi une forme très poétique, suggérée, il y a beaucoup de mise en scène. C’est assez différent des films documentaires qu’on a l’habitude de voir sur le milieu ouvrier…

M.C: C’est vrai que j’ai voulu traiter un sujet qui est déjà beaucoup rabâché et de proposer quelque chose de l’ordre du cinéma. Je voulais prendre le contrepied de la représentation médiatique traditionnelle : je ne voulais pas montrer des ouvriers qui parlent mal, qu’on filme caméra à l’épaule. J’avais envie de proposer autre chose parce que d’un côté je viens de là et en même temps pas tout à fait, il fallait me mettre à distance, ce que j’ai fait par la forme très scénarisée.

Je voulais aussi aborder la culture ouvrière comme une entité et non pas comme une opposition manichéenne ouvriers vs patrons. C’est bien plus complexe que ça.

A.E: Que symbolise cette clé volée par ton père dans l’expo sur les anciennes usines Boël ?

M.C: La séquence dans le musée, c’est la première séquence qu’on a filmé. Quand il est arrivé devant ces clés, il les a prises spontanément en main. C’était très particulier parce que moi, à aucun moment je n’ai eu ce geste. Pour lui, ce n’était pas un objet d’exposition. Le rôle de la clé évolue au cours du film. Au début, c’est très simplement… « Marx », c’est la réappropriation de l’outil, c’est la métaphore de cette idée que «les patrons on n’en a pas besoin on va se réapproprier l’usine». Sauf que c’est trop tard.C’est une manière de dire «nous on est encore vivants en tant qu’ouvrier, c’est une insulte de nous muséifier ». C’est aussi une manière d’accepter de faire partie de l’Histoire mais pas celle récupérée par le musée, il refuse de se laisser réapproprier le pouvoir au travers du patrimoine. L’Histoire ouvrière, c’est dans le paysage, dans le terril. Ça s’ancre dans le patrimoine immatériel. Quand il enterre la clé dans le terril, c’est pour faire le deuil de ce qu’ils n’ont pas fait lors de la fermeture de l’usine : pas de fête, rien.

A.E: Tu as d’autres projets artistiques sur le sujet ?

M.C: Oui, j’ai le projet de faire une fiction qui s’appellera «Tendre maquis» sur l’idée que c’est à titre individuel et dans des espaces non militants que la résistance doit se passer. J’ai imaginé comme scénario ce que devient un collègue de mon père après la fermeture de l’usine, sa petite amie travaille dans un atelier de couture de lingerie haut de gamme et va se politiser, embrasser des formes établies de militantisme. Je voudrais faire le lien entre intime et politique ; comment le politique s’inscrit dans nos corps qui sont aussi des lieux d’oppression puisque on est esseulés et individualisés. Mais c’est aussi à partir de là qu’on peut agir. L’idée est de dresser des manières différentes de réagir. Je veux parler d’individus conscients, responsables mais sans étiquettes parce que tout est récupéré par l’idéologie dominante dès lors que ça devient bien défini. C’est la raison pour laquelle j’essaye d’incarner des gens un peu plus complexes, plein de paradoxes et de contradictions, comme nous tous en fait.

Après l’usine – bande-annonce from Bruits asbl on Vimeo.

 

Projections prévues :

 

  • Mercredi 06 novembre à la Maison de la Laïcité, Waudrez
  • Jeudi 07 novembre au Cinéma Aventure, Bruxelles
  • Mardi 12 novembre à la CSC, Mouscron
  • Mardi 19 novembre à la Bibliothèque provinciale, La Louvière
  • Mardi 26 novembre au Quai 10 – Le Parc, Charleroi
  • Samedi 30 novembre au Musée de la Mine et du Développement Durable (Bois-du-Luc), Houdeng-Aimeries
  • Dimanche 01 décembre au Musée de la Fonderie, Bruxelles

Ema Alvarez

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