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Regard critique · Justice sociale

Aide à la jeunesse : la transmission des écrits fait débat

Pour ou contre la transmission des écrits aux familles dans l’Aide à la jeunesse

31-08-2012 Alter Échos n° 343

Marc Chambeau est travailleur social et formateur à l’Institut Cardijn. Il a publié un ouvrage intitulé « Pour une glasnost dans l’Aide à lajeunesse »1. Fruit de quatre années de travail et d’immersion dans les SAJ et SPJ de Tournai, il se fait l’avocat fervent d’une transmission aux familles desécrits qui les concernent. Selon lui, à l’heure actuelle, le « décret n’est pas appliqué », faute de partenariat avec les familles.

Alter Echos : Pour vous la fameuse « transparence » est un élément fondamental du décret de 1991. Mais dans les faits, elle n’existerait pas. Parconséquent, le décret ne serait pas appliqué. Vous y allez fort…

Marc Chambeau : La transparence est un élément fondamental… qui n’apparaît pas comme tel dans le décret. On trouve plutôt la notion de partenariat avecles familles. Tout véritable partenariat implique que les deux pôles, en l’occurrence l’Aide à la jeunesse et les familles, aient accès aux mêmes informations. Entransmettant l’ensemble du dossier, cela permet aux familles de comprendre les arguments utilisés à leur propos dans les documents officiels. Si, par exemple, on place un enfant parceque les parents sont alcooliques, c’est essentiel que les parents le sachent. Au moins, ils connaissent les raisons et peuvent réagir. Car il y a souvent un décalage entre ce quepensent les délégués et leurs écrits. S’il n’y a pas de transmission de l’écrit, il n’y a pas de partenariat, donc le décret n’est pas appliqué.

Lexique :

Le conseiller de l’Aide à la jeunesse. Dans chaque arrondissement judiciaire, il dirige le Service d’aide à la jeunesse (SAJ). Sa mission est d’apporter de l’aide aux jeunes endifficulté ou en danger et à leur famille. Son domaine est l’aide volontaire ou négociée qui prend forme dans un programme d’aide signé par les parties. C’est luiqui signe le programme d’aide.

Le délégué de l’Aide à la jeunesse. Il suit le dossier au jour le jour. Il effectue des investigations sociales et rédige un rapport qu’il transmettra auConseiller et qui servira de base au programme d’aide. Il veille ensuite à la mise en œuvre de ce programme.

Le directeur de l’Aide à la jeunesse. Il dirige le Service de protection judiciaire (SPJ). Lorsqu’une mesure d’aide contrainte est décidée par le Tribunal de la jeunesse, leSPJ met en œuvre les décisions du tribunal. Il choisit les services qu’il peut mandater pour appliquer la mesure. Il transmet des informations au parquet sur l’état de danger dujeune. Informations que le délégué collecte auprès des familles elles-mêmes ou des services mandatés. Il intervient aussi dans l’accompagnement des jeunesayant commis un fait qualifié infraction.

Le délégué du SPJ. Il aide le directeur de l’Aide à la jeunesse à réaliser sa mission. Il suit au quotidien les dossiers. Il accompagne les familles etprocède à des investigations sociales qui serviront de base à l’évaluation des mesures d’aide. Une évaluation annuelle qui permet de voir si ces mesures sonttoujours d’actualité.

AE : Quelle a été l’origine de votre recherche ?

MC : Je suis allé à Tournai, car Guy de Clercq, le directeur de l’Aide à la jeunesse a contacté l’Institut Cardijn. Il voulait réfléchir àla thématique de la transmission de l’écrit. On peut aussi dire que c’est grâce au groupe Agora que ce travail s’est réalisé. Car c’est ce groupe qui a lancéle premier la réflexion.

AE : Pour mener à bien votre travail de recherche sur la communication des écrits aux familles, vous vous êtes immergé dans le Service d’aide à la jeunesseet le Service de protection judiciaire de Tournai. Quelles ont été vos impressions ?

MC : Je me suis rendu de nombreuses fois à Tournai. Une dizaine de fois au SAJ et au SPJ pour comprendre comment se passait leur travail. J’ai ensuite passé quelquesjournées avec les délégués de l’Aide à la jeunesse. J’ai aussi eu accès à des dossiers individuels. Ma première impression a étécelle d’un grand respect des familles et d’une réelle volonté de les écouter, de prendre en considération ce qu’elles avaient à dire. Mais dans le même temps,je trouvais que les dossiers étaient illisibles. J’ai ensuite accompagné les deux équipes dans un travail de réflexion, d’abord sur le métier, ensuitesur la transparence et enfin, sur des pistes pour améliorer cette transparence…

AE : Les dossiers sont pourtant déjà consultables par les familles…

MC : Les délégués disent que la transparence existe déjà car les familles ont le droit de consulter les dossiers. Et c’est vrai. Ce droit est inscrità l’article 11 du décret du 4 mars 1991. Mais si les dossiers sont illisibles… cela rend caduc ce droit. Il est nécessaire de mieux définir ce que sont ces dossiers. Ilssont considérés comme des outils de travail. Les délégués ne les écrivent pas en pensant aux familles. On peut aussi se dire que les familles ne sont pasassez informées de ce droit. Mais même quand elles le sont, elles font très peu la démarche d’aller consulter. Ce n’est pas une démarche facile, etl’institution Aide à la jeunesse leur fait peur. Par ailleurs, même quand elle osent faire le pas, les dossiers restent bien souvent illisibles pour les familles (le vocabulaire,la diversité des documents et leur importance…)

AE : Comment expliquez-vous cela ?

MC : Beaucoup des familles suivies par l’Aide à la jeunesse ne sont pas très loin dans leur rapport à l’écriture. Elles n’y voient pas forcémentd’intérêt. Certaines vont consulter les dossiers, mais elles sont accompagnées. Du coup, les travailleurs sociaux sont convaincus que les familles sont dans l’oralité, etils n’ont pas tout à fait tort. Dans les faits, je constate que quand il y a rencontre entre le délégué et une famille, il y a une vraie volonté de la part duprofessionnel de bien expliquer la situation, le sens des mesures proposées. Mais les familles ne sont pas forcément capables de comprendre, dans le contexte de la situation, lesarguments oraux. C’est un élément que les travailleurs sociaux en général prennent peu en compte : quand un travailleur social rencontre un ayant-droit ou unefamille, est-il conscient de la différence de position des interlocuteurs ? Une autre dimension qui découle dès lors est celle de la peur : les familles auront presquetoujours tendance à considérer les travailleurs sociaux comme des contrôleurs. C’est aussi dû à leur histoire familiale ou personnelle. Ils sont engénéral très méfiants.

AE : Pour que les familles soient davantage impliquées dans les décisions qui les concernent, que préconis
ez-vous ?

MC : Je pense qu’il faudrait transmettre aux familles les écrits qui les concernent suffisamment à l’avance. Certains travailleurs sociaux disent que le risque est que cecourrier s’empile dans un tas de courriers non lus. C’est possible. Mais une bonne partie de ces familles ouvre son courrier…

AE : Mais certaines familles n’ont peut-être pas envie de recevoir ces documents ?

MC : C’est possible qu’il y ait des familles démissionnaires. Disons qu’il faut d’abord considérer que les familles sont intéressées par l’évolution deleur enfant, quitte à se tromper de temps en temps. La toute grande majorité des familles en contact avec l’Aide à la jeunesse sont très concernées par ce quise passe pour leurs enfants, même si elles sont souvent désemparées…

AE : Vous dîtes vous-mêmes que ces familles ne sont pas à l’aise avec l’écrit et vous préconisez de leur envoyer les pièces de leur dossier par laposte. N’est-ce pas contradictoire ?

MC : Des associations ou des proches sont là pour les familles. Mais c’est vrai, certaines familles ne sont pas accompagnées. Ma recherche ne répond pas à tout.Il reste une réflexion à avoir sur la façon de les accompagner.

AE : Dans votre ouvrage, vous soulignez que le travail sur la transparence a été plus simple au SPJ qu’au SPJ, donc dans le cadre de l’aide contrainte plutôt que dans lecadre de l’aide négociée. Avez-vous des éléments d’explication ?

MC : Au SAJ on parle d’aide consentie alors qu’elle ne l’est pas vraiment. Le jour où le contrat d’aide est signé, la famille se sent souvent obligée de dire oui, ellen’a pas vraiment le choix. On ne lui a pas laissé le temps de réfléchir au contrat. C’est pourtant la porte d’entrée dans l’Aide à la jeunesse. Je ne nie pas qu’ily ait une volonté des travailleurs d’être transparents par la parole. Ils ont la conviction qu’on y est, que le partenariat existe, et ils mettent en place des méthodes pouratteindre cet objectif. Il ne faut pourtant pas oublier le contexte situationnel de la relation : il y a un travailleur avec un dossier que la famille en face ne connait pas. La relation estdéséquilibrée dès le départ. Au SPJ, il y a un cadre dans lequel il faut travailler, sur décision d’un juge. Le partenariat peut exister car on sait de quoion parle. D’ailleurs, pendant ma recherche, le SPJ de Tournai a mis au point un cadre méthodologique. Chaque année, les SPJ rédigent des évaluations qui aboutissent auprolongement, ou non, de la mesure qui concerne l’enfant. Tout au long de l’année, les familles entendent les informations qui servent à faire cette évaluation; les familles nesont donc plus surprises par le contenu du document. Cela serait intéressant que les autres SPJ s’inspirent de ce cadre méthodologique.

AE : Justement, pour tendre vers cette transparence, quelles pistes suggérez-vous ?

MC : Il y a deux pistes principales. Une circulaire pourrait inciter les SAJ et SPJ à transmettre aux familles une liste précise de documents suffisamment à l’avance.Il faut aussi faire un effort de formation pour que cette habitude de transparence rentre dans les mentalités. Là, il y a beaucoup à faire. Il serait intéressant que lestravailleurs sociaux assistent à des co-formations, en présence de familles qui ont suivi les circuits de l’Aide à la jeunesse. Grâce à ce type de formation, onpasse dans une autre dimension. Les familles expliquent leur réalité. D’autres formations, à l’écriture par exemple, pourraient s’avérer utiles. Elles permettraientde mieux réfléchir aux destinataires de l’écrit, pour que les familles puissent le comprendre.

Dans le décret

Article 11 du décret du 4 mars 1991 relatif à l’aide à la jeunesse : A tout moment, les avocats des personnes intéressées (…) peuvent prendre connaissance detoutes les pièces du dossier du conseiller ou du directeur (…), à l’exception des pièces portant la mention « confidentiel » communiquées au conseiller oudirecteur par les autorités judiciaires.

Les intéressés peuvent prendre connaissance personnellement des pièces qui les concernent, à l’exception des rapports médico-psychologiques et des piècescommuniquées pour information au conseiller ou au directeur par les autorités judiciaires.

AE : Vous constatez aussi une réticence de certains travailleurs à aller plus loin dans la transparence. Ils relèvent que l’accès de certaines familles auxdossiers pourrait mettre en danger l’enfant.

MC : C’est surtout au niveau du SAJ que la question se pose car l’enfant n’est pas encore protégé. C’est ce que j’appelle des « situations-nœuds ».S’il y a une crainte de risque et que cette crainte empêche la transparence, alors un partenariat n’est pas possible. Ce que je préconise dès lors, c’est de transmettre ledossier pour que la situation soit réglée dans le cadre de l’aide contrainte. Car là, un partenariat avec les familles pourra se tisser au moins sur la base d’informationspartagées par tous, et le décret sera respecté.

AE : Votre recherche n’a pas toujours été bien accueillie…

MC : La réception de ce document a été très contrastée. Je crois qu’il y a parfois dans le monde de la Jeunesse une difficulté à entendrequ’on puisse critiquer le décret ou son application. D’ailleurs soyons bien clair. Je ne critique pas le décret. Je pense que c’est l’un des textes les plus novateurs, peut-êtremême au niveau mondial. Mais ce que je critique, c’est son application, et ça a du mal à passer. Même si je ne trouve pas scandaleux qu’après 20 ans, il ne soitpas totalement en application. Ce que je n’accepte pas, et qui amène les crispations, c’est cette quasi certitude que les pratiques correspondent totalement à laphilosophie. Il reste un travail à poursuivre.

« La déontologie empêche de transmettre toutes les pièces d’un dossier »

L’Union des directeurs et conseillers de l’Aide à la jeunesse a accueilli froidement l’ouvrage de Marc Chambeau. C’est le moins que l’on puisse dire. Pour Pédro Véga,vice-président de l’Union, Marc Chambeau a carrément « fumé la moquette ».

Plus sérieusement, Pédro Véga fait référence à l’article 11 du décret qui « permet à l’avocat de consulter l’ensemble despièces d’un dossier et, éventuellement, de les transmettre aux familles ». Le droit d’accès au dossier existe donc. Mais de là à fournir automatiquementà toutes les familles l’ensemble d’un dossier, il y a un pas que les conseillers et directeurs ne sauraient franchir.

C’est ce qu’explique le vice-président de l’Union des conseillers et directeurs : « Il y a eu un gros débat à ce sujet au sein de l’Aide à la jeunesse. Unedes conclusions est que la déontologie nous empêche d
e transmettre tous les documents aux familles. Il faut savoir qu’on ne peut pas donner à des personnes des documents qui neles concernent pas. Prenons l’exemple de parents divorcés. Les informations sur le père ne concernent pas la mère, c’est d’ailleurs pour ça que les avocats ne peuventutiliser les informations obtenues dans les dossiers de l’Aide à la jeunesse dans d’autres contextes. »

Quant à l’argument d’un non-respect du décret lorsque la transparence n’est pas de mise, Pédro Véga le balaie sans ambages : « Le décret ne dit pasqu’il faut associer les gens à toutes les décisions. Il nous donne d’abord pour mission de protéger les enfants qui sont dans des situations très difficiles et, ensuite,d’associer les parents aux décisions qui les concernent. Il ne faudrait pas inverser le schéma. Pour protéger les enfants et respecter la vie privée des gens, on ne peutpas transmettre tous les documents. »

Pédro Véga nuance quelque peu son argumentaire affirmant que « socialement », il peut entendre l’argument de Marc Chambeau. D’ailleurs, dit-il, les parents sontassociés aux discussions lors de l’élaboration du fameux « programme d’aide », conformément au décret. Mais les conseillers et directeurs se situentdans du concret, dans des « procédures », pas uniquement dans du « social ».

Selon lui, les rapports rédigés au sein des SAJ ou SPJ n’ont pas vocation à être lus par les familles : « Il s’agit d’un descriptif évolutif pouréclairer l’autorité mandante », conclut-il.

1. Pour une glasnost dans l’Aide à la jeunesse. Editions Jeunesse et droit.

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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