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Regard critique · Justice sociale

Emploi/formation

24 heures avec… la Maison des livreurs

Depuis fin novembre, au cœur de la capitale, la Maison des livreurs accueille les travailleurs de l’ombre. Entre les murs de ce vaste local, les coursiers qui sillonnent la ville repas sur le dos, peuvent recharger leurs batteries, créer du collectif et s’offrir un peu de chaleur humaine.

(c) Maxime Kouvaras
(c) Maxime Kouvaras

Samedi 25 mars, 15 h 30, 125 rue du Trône. Une grande salle, quelques fauteuils, un bar, une table de ping-pong. Comme toutes les semaines depuis plusieurs mois, c’est ici que le collectif des coursiers tient sa permanence. Autour de la table, Camille, Yann, Raphaël, François*, Piero et les autres discutent plans d’action, communication et stratégies. Livreurs, anciens livreurs et citoyens à la conscience sociale aiguisée se rassemblent pour résister au modèle d’atomisation du travail qui leur est imposé par les plateformes.

«Tout simplement, un rapport humain»

«On a ouvert fin novembre, en front commun avec les Jeunes CSC et FGTB. C’est important que les livreurs sachent qu’ils ne sont pas tout seuls, qu’on est là pour les aider. Notre rôle, c’est d’introduire de la solidarité concrète et matérielle», introduit Camille. Le jeune homme de 34 ans est le porte-parole du collectif des coursiers, ce mouvement livre bataille[1] depuis des années contre les plateformes, avec, dans le viseur, l’amélioration des conditions des travailleurs. Désormais, face aux géants de l’ubérisation, à travers la Maison des livreurs, le collectif répond à un besoin de recréer du lien entre pairs. «Le système nous individualise. Les travailleurs n’ont des contacts que très limités avec leurs collègues; ils ne peuvent se parler que quelques minutes entre deux commandes en attendant devant les grandes enseignes comme McDo. Nous avons pensé ce lieu pour que chacun puisse avoir un endroit pour se réchauffer, recharger les téléphones, les batteries ou tout simplement entretenir un rapport humain», continue Camille.

Désormais, face aux géants de l’ubérisation, à travers la Maison des livreurs, le collectif répond à un besoin de recréer du lien entre pairs.

Trois fois par semaine, dans ce local, vont et viennent des livreurs en quête de réponses, que ce soit concernant leur compte bloqué par l’algorithme, un problème d’assurance à la suite d’un accident ou un souci administratif avec la TVA. Ici, toutes les demandes sont entendues, les services rendus, gratuits, le café aussi.

En selle en quelques clics, à la porte en un swipe

Organisation en autogestion, entre ces murs, au fil des semaines, on invente et évolue au gré des situations. Ce samedi, autour de la table, les membres du collectif discutent de la meilleure manière de se faire connaître auprès des coursiers. Les idées fusent. «Peut-être qu’on devrait poster plus régulièrement sur Facebook?» «On est là pour les livreurs. Il faut aller tracter devant les fast-foods, là où ils attendent.» Selon les estimations des pros du secteur, il y aurait environ 3.000 livreurs à Bruxelles, que des hommes ou presque, souvent jeunes, et parmi ceux-ci une écrasante majorité de personnes racisées. Ouverte depuis peu, la Maison des livreurs est déjà venue en aide à une centaine de coursiers. Sur l’écran d’ordinateur, le fichier reprenant l’ensemble des demandes est unanime; presque 100% des cas sont liés à Uber. «Sur l’échelle de la précarité, TakeAway, c’est le moins mauvais, suivi par Deliveroo, et c’est Uber Eats qui gagne la palme de la plateforme la plus problématique», annonce Yann, ancien livreur sarcastique.

Selon les estimations des pros du secteur, il y aurait environ 3.000 livreurs à Bruxelles, que des hommes ou presque, souvent jeunes, et parmi ceux-ci une écrasante majorité de personnes racisées.

«Quand on veut s’inscrire comme coursier Uber, il suffit de quelques minutes pour se créer un compte. Personne ne vérifie si tu connais le Code de la route, ni même si tu sais rouler. Il faut se procurer soi-même le sac isothermique qui coûte entre 45 € et 70 €, le vélo ou la moto, le support de téléphone, le casque…», témoigne François. «Fournir le matériel est l’un des éléments qui rendraient explicite le lien de subordination entre le livreur et l’entreprise; or, le modèle d’emploi des plateformes fait passer les travailleurs pour des indépendants», éclaire Piero, politologue engagé. Si entrer dans le monde 2.0 des plateformes ne requiert que quelques clics, en être éjecté se révèle tout aussi expéditif. Dans la novlangue des plateformes, on n’utilise d’ailleurs pas le mot licencié, mais déconnecté. «La plateforme peut te déconnecter de manière unilatérale sans justification. C’est ça les joies de l’ubérisation!», souligne Yann.

Comptes bloqués, travail empêché, robots butés

Dans ce modèle d’emploi, ni recrutement ni gestion des ressources humaines, mais des scores. Il y a les notes des clients, mais aussi celles laissées par les restaurateurs. «Les livreurs peuvent être déconnectés lorsque leur taux de satisfaction baisse de trop. Si une boisson coule sur le repas, le livreur risque de recevoir une mauvaise note du client, ce qui peut se révéler très dommageable», soulève Piero. Il a assisté quelques jours plus tôt à un colloque international autour des conditions de travail des livreurs et partage avec ses camarades ce qu’il a appris en discutant avec les syndicats européens: «Il y a également une note interne générée par l’algorithme. Plus le taux est haut, plus le livreur a de chance de se voir assigner une commande. En gros, le message c’est: ‘Travaillez beaucoup quand la demande est forte et livrez rapidement’.»

16 h 30, un homme, Nordin*, débarque à la permanence, le regard inquiet, le téléphone en main. Camille l’invite à s’asseoir. Nordin explique sa situation au bénévole: son compte a été bloqué, il est dès lors «déconnecté». Les comptes bloqués représentent la cause principale des demandes d’accompagnement. «Ils bloquent ou déconnectent les comptes pour une multitude de raisons. Parfois, c’est juste un bug informatique, mais en attendant le livreur n’a plus accès à son compte et, donc, ne peut plus travailler», éclaire Raphaël, étudiant en sociologie et livreur.

Chez Uber et Deliveroo, les livreurs ne sont pas payés à l’heure, mais à la course: 4,95 € brut.

Nordin se tourne vers la Maison des livreurs, car Uber Eats n’offre aucun moyen à ses livreurs de prendre contact de «vive voix» avec la plateforme. À force d’expérience, face aux comptes bloqués, le collectif a mis en place une procédure. «On contacte le robot. On a aussi des adresses mail directes, et puis on utilise le Google Form de plaintes d’Uber. Là pour Nordin, on a tout essayé», explique Camille. «On croise les doigts pour qu’Uber débloque ton compte. Allez, bon iftar [repas du soir et fin du jeûne chez les musulmans]. À bientôt!», lance le collectif à Nordin qui quitte la pièce le cœur un peu soulagé.

P2P, un régime trompeur

Chez Uber et Deliveroo, les livreurs ne sont pas payés à l’heure, mais à la course: 4,95 € brut. Tululu Tululu, le smartphone de Camille annonce une course à proximité. Il la balaye du bout du doigt. «Pas maintenant», souffle-t-il. Comme l’immense majorité des livreurs, ce cycliste travaille sous le régime de l’économie collaborative, le régime «P2P»[2] créé en 2017 via la «loi De Croo». «À la base, c’était un régime pour permettre de petits revenus d’appoint. Mais, dans les faits, les plateformes s’en emparent pour faire du ‘dumping social’», dénonce Camille. Concrètement, sous ce statut, les livreurs peuvent gagner au maximum 7.170 € par an (chiffres de 2023 et montant brut) et les revenus sont taxés à 10,7%. «Sous ce statut, on ne cotise pas. Aussi on n’a droit à rien non plus», poursuit-il.

Autre hic de ce statut observé par la Maison des livreurs, c’est qu’une fois le montant P2P dépassé, pour pouvoir continuer à travailler, les travailleurs doivent se requalifier en tant qu’indépendants. «Pour pouvoir vivre des livraisons en tant qu’indépendant, il faudrait travailler plus de 70 heures par semaine…», soupire Raphaël. «Uber Eats parle de liberté, d’autonomie, mais ne prend pas en considération toutes les implications fiscales et légales qu’entraîne le statut d’indépendant. On reçoit ici des personnes complètement larguées qui se retrouvent avec le SPF Finances sur le dos», s’énerve Yann.

Travailleurs en danger

En ce début de printemps, la météo est plutôt atroce: rafales, pluie, giboulée. Un temps dangereux à vélo, mais des conditions qui rapportent gros pour Uber Eats. Alors que dehors, le vent souffle, l’écran de Raphaël affiche une notification de l’application: un petit émoji nuage pluvieux et un autre parapluie suivi du message: «Forte demande aujourd’hui, n’hésitez pas à vous mettre en ligne pour maximiser vos profits.» Sur la route, poussés à la vitesse, sous pression, les coursiers sont exposés à un risque élevé d’accidents. La question des assurances fait grincer les dents, selon les membres du collectif des coursiers, car, en cas de pépins, il est très difficile pour le livreur d’obtenir l’indemnisation prévue par l’assurance des plateformes. Dans la nuit du 2 au 3 février, leur collègue Sultan Zebran a perdu la vie à vélo, sac carré Uber Eats sur le dos. «Pour Sultan, ils n’ont pas activé l’assurance, mais ont communiqué en annonçant une dotation généreuse à sa famille[3]. On marche sur la tête!», s’insurge Camille.

Ce drame médiatisé a remis en lumière la précarité des conditions de travail imposées par les plateformes aux livreurs. Sans oublier les sans-papiers qui travaillent à partir de comptes loués; ces derniers sont encore plus fragilisés. «C’est le grand avantage des entreprises, elles peuvent exploiter les travailleurs qui se trouvent en situation de vulnérabilité», indique Piero. «Les livreurs étaient considérés comme travailleurs essentiels pendant la pandémie et, maintenant, tout le monde s’en fout», murmure François.

18 heures, la permanence se termine. Tululu Tululu, François accepte une course à quelques pas. Camille aussi s’apprête à entamer sa soirée de livraison. À la rue du Trône, les cyclistes au sac vert avec le logo Uber ou turquoise Deliveroo défilent. Piero ferme la porte du local: «Cette bataille, c’est une lutte pour notre futur à tous et toutes… L’ubérisation est une menace pour de multiples secteurs», souffle-t-il.

  • Les prénoms ont été modifiés.

 

[1] À voir le film Livrer Bataille sur Zin TV.

[2] https://www.rtbf.be/article/investigation-le-statut-p2p-la-fausse-bonne-idee-pour-les-livreurs-deliveroo-et-uber-eats-10746475.

[3] https://www.bruzz.be/samenleving/uber-bereid-om-riant-bedrag-aan-familie-overleden-fietskoerier-te-betalen-2023-02-09.

 

 

Jehanne Bergé

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