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Regard critique · Justice sociale

Justice

« Nous aussi, on les exploite »

En France, des stages de sensibilisation destinés aux clients de la prostitution leur expliquent pourquoi la loi les pénalise. Visite d’un stage à Évry, au sud de Paris.

Geneviève Hesse 19-12-2022 Alter Échos n° 507
(C) Olivier Desaleux
(C) Olivier Desaleux

Alors qu’en Belgique, une loi entrée en vigueur en juin dernier permet désormais aux prostituées de bénéficier de droits en matière de statut, de protection sociale et de santé au même titre que les travailleurs indépendants, la France avait choisi, en avril 2016, de mettre fin au délit de racolage, tout en instaurant la pénalisation des individus ayant recours aux services d’une personne prostituée. Pour faire bref, si les personnes prostituées veulent s’en sortir, l’État les aide. Quant aux clients, ils sont désormais poursuivis par la justice, tout comme c’est le cas pour toutes les autres personnes qui organisent la prostitution ou en profitent. Ce cadre s’inspire d’une loi suédoise qui, depuis 1999, s’est déjà étendue à six autres pays: la Norvège, l’Islande, le Canada, l’Irlande et l’Irlande du Nord, Israël. À la première interpellation, les clients risquent 1.500 euros d’amende. S’ils récidivent: 3.750 euros. Les juges décident du montant et peuvent leur imposer de participer à un stage de sensibilisation. Sur environ 5.000 clients interpellés, ils sont un quart à y avoir été contraints, dans une vingtaine de départements. Notamment à Évry, dans l’association ACJE 91.

Paroles d’hommes

Cinq hommes y sont assis en demi-cercle. Face à eux, grand et maigre, le directeur du stage, François Roques. Il a trois heures pour leur expliquer la loi. En aparté dans son petit bureau, avant de commencer, il leur a fait payer 65 euros de frais de stage. Puis, en bon psychopédagogue, il les a encouragés à s’exprimer en toute liberté, tout en restant le plus corrects. Ou à se taire. C’est le choix d’un quinquagénaire aux avant-bras musclés, démarche chaloupée, pantalon cargo kaki. «Mais il parlait beaucoup avec ses yeux», affirmera plus tard François Roques.

Le second participant, chauve, la soixantaine, bronzé, propre sur lui, habillé en noir avec des chaussures aux semelles souples reste lui aussi très discret. Sa plus longue réponse à la question «La prostitution, un métier?» sera: «Ah ben non, ça serait bizarre!»

Le troisième, Pablo*, a 61 ans. Doigts et ongles abîmés par le travail manuel, ses yeux bleus scintillent. Quelques minutes avant la fin, très ému et avec un accent espagnol, il dit: «C’était la première fois, une pulsion incontrôlée.» Sa femme ne doit surtout pas l’apprendre. Il ne l’a jamais trompée, il ne le refera jamais. Un ami l’aurait convaincu d’y aller et puis il y avait cette femme qui l’a envoûté.

Vraiment? Le déni est fréquent, commentera François Roques plus tard. Certains stagiaires expriment leur peur de mourir s’ils n’ont pas de relations sexuelles. En général, la parole de François Roques suffit à les rassurer: «Respirer, manger, boire, dormir… sont des besoins qu’il faut combler pour rester en vie. L’absence de relations sexuelles n’a jamais tué personne! Aucune preuve scientifique n’est apportée à l’appui de l’idée que d’avoir des éjaculations masculines dans le corps d’un autre être humain est nécessaire à l’homme.» Pierre*, un homme d’affaires de 49 ans, râle: «Oui, mais sans sexe, la vie est fade.» Marié, ce père de trois enfants adultes est quelqu’un «qui aime le sexe et qui en a besoin». Avec sa femme, il prétend pouvoir vivre tout ce qu’il veut. Mais «deux ou trois fois par an», pendant des déplacements professionnels, il avait besoin de plus, parfois dans un bordel allemand. Sa femme ne se doute de rien. C’est du passé, affirme-t-il. Depuis son interpellation, il fait du sport pour canaliser son énergie. Il est ravi d’avoir maigri.

Martin*, un routier de 29 ans, plutôt beau gars et décontracté dans son hoodie beige aux manches courtes, est, lui, très extroverti. Son meilleur copain et deux autres amies savent qu’il a été pris. Ce qui lui plaît chez une prostituée, dit-il, c’est de ne pas devoir se soucier de ses émotions. Il obtient directement ce qu’il veut.

Provocation et émotions

Dans un autre stage, à Paris, un participant raconte qu’il avait le pantalon aux chevilles lorsque la police a fait irruption chez lui. Elle surveillait des trafiquants qui avaient envoyé une prostituée mineure à son adresse. L’ayant trouvée bien jeune et apeurée, le client avait fait un compromis: une fellation à la place d’une pénétration. Il se sentait généreux, précise le directeur du stage, Frédéric Boisard.

Les clients de mineures risquent des peines de prison. Mais, souvent, police et justice passent encore l’éponge si l’âge n’est pas reconnaissable. «Dans les villes où les policiers sont formés, cela fonctionne mieux. Des actions de sensibilisation sont nécessaires», réclame Maud Olivier, ancienne députée socialiste, co-autrice de la loi et présente le jour du stage d’Évry.

Une vingtaine de stages à son actif, François Roques décline charme, provocation et émotions pour convaincre. Il commence avec une entrée fracassante. «Messieurs, proclame-t-il, une feuille à la main. J’ai été prostituée pendant plus de vingt ans. Dans la pénombre des bars, j’ai été soumise au ´bon plaisir´ des clients.» Le texte est de Rosen Hicher, une «survivante», ainsi que se nomme le petit nombre de celles qui réussissent à en parler après en être sorties. «La source, s’il vous plaît», lance Martin. «Plus tard», rétorque le psychopédagogue, et il poursuit, fougueux: «Aujourd’hui, au nom de toutes les sans-voix, de toutes ces femmes interdites de parole, je veux vous dire ma colère! Que croyez-vous? Que notre silence est le signe de notre acceptation? Mais regardez-vous! Nous nous taisons à cause de votre jugement, de votre mépris! Car soit nous avons peur, soit nous avons honte!»

Une vingtaine de stages à son actif, François Roques décline charme, provocation et émotions pour convaincre. Il commence avec une entrée fracassante.

Sa lecture finie, François Roques pose sa feuille et regarde les hommes droit dans les yeux. «Je n’ai pas l’intention de vous traiter de salauds, ni même de penser que vous l’êtes. Mon but, c’est que vous n’y alliez plus. Ne serait-ce que par peur de l’amende. Pensez-y!» Si la femme est mineure, enceinte ou handicapée, les clients risquent cinq ans de prison et 75.000 euros d’amende. Si elle a moins de 15 ans, sept ans de prison et 100.000 euros.

«Ouais, mais moins de 15 ans, ça se voit», s’esclaffe Martin. La réponse fuse: «Et moins de 18 ans, enceinte ou handicapée – vous lui demandez? Elle va vous dire la vérité? L’ignorance ne vous disculpe pas. Le procureur va vérifier si vous étiez en mesure de le savoir.» La pause est suivie d’une série de questions-réponses. Âge moyen d’entrée dans la prostitution? 14 ans. Espérance de vie? 40 ans. Nombre de mineures? Un tiers, soit trois millions dans le monde. Nombre moyen de passes par jour? 30, voire 80 en cas extrême. Les chiffres proviennent d’études réalisées par des gouvernements, des centres de conseil ou des scientifiques.

Impact sur les mentalités

François Roques pioche des anecdotes dans sa vie privée: sur les papas de l’équipe de rugby, quand il était jeune, qui voulaient que le bus fasse un détour par le bois de Boulogne. Sur une femme qui mettait toujours le même 45 tours en boucle, la durée maximale pour chaque client. Et il parle beaucoup de sa fille de 6 ans, de sa joie et de sa fierté qu’elle grandisse dans un pays où les femmes ne sont plus à vendre. Quatre pages sont consacrées à la question «Pourquoi les personnes se prostituent-elles?» Réponses: Jamais un choix réel, toujours dans un contexte de vulnérabilité. Environ 90% d’entre elles seraient victimes de la traite humaine et 80% étrangères. Au moins 80% auraient subi de la violence dans leur enfance et 38% un viol, souvent par leur proxénète afin de les casser psychologiquement.

Depuis 2016, environ 600 personnes prostituées ont suivi un parcours de sortie.

Question suivante: «Qui profite de cette vulnérabilité?» Martin répond: «Les proxénètes – et nous aussi, on les exploite.» François Roques ne cache pas sa satisfaction: «Très bien! Il y a six ans, les clients ne citaient que les proxénètes.» Pierre de renchérir: «La loi a un impact sur les mentalités.» Que penser de «cette étudiante vue à la télévision»?, s’interroge Martin. Avec la prostitution, elle finance ses études et a du pouvoir sur les hommes. «Pourquoi a-t-elle besoin de ce pouvoir?», réplique François Roques, curieux de savoir pourquoi le journaliste ne lui a pas demandé non plus «comment c’était avec papa ou tonton quand elle était petite. Il y a toujours un traumatisme derrière».

Depuis 2016, environ 600 personnes prostituées ont suivi un parcours de sortie. «C’est peu», dit Martin. «Il nous manque des moyens, des personnes formées et qualifiées», reconnaît Maud Olivier. «Elles ont besoin de thérapies et bien plus que 350 euros par mois.» Selon les associations qui aident les femmes, le préjudice économique et social de la prostitution s’élève, pour la France, à 1,6 milliard d’euros par an. Pour pouvoir aider toutes celles qui le veulent à s’en sortir, il faudrait 240 millions d’euros par an.

Malgré l’argent qui fait défaut, la loi met fin à l’idée que les hommes puissent disposer du corps des femmes en payant ou en violant, explique Maud Olivier aux stagiaires. Avec 85% de femmes parmi les personnes prostituées et 99% d’hommes clients, la prostitution est pour elle l’indicateur majeur de l’inégalité hommes-femmes.

Pablo, Pierre et Martin affirment qu’ils n’y retourneront pas. Selon un sondage Ipsos, 78% de la population française est favorable à la nouvelle loi.

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Geneviève Hesse

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