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Politique

Vingt mille grèves sous les ordonnances judiciaires

Lors du long conflit social de la franchisation de 128 magasins Delhaize, les syndicats se sont noyés dans un puits sans fond d’interdictions de piquets de grève. Pourquoi des actions collectives acceptées il y a plusieurs décennies sont-elles aujourd’hui judiciarisées?

Léa Dornier 20-03-2024 Alter Échos n° 516
(c) Matthieu Lemarchal

Comme un bateau au milieu d’une mer qui s’assèche, la Belgique garde le cap: elle est le seul pays européen où le nombre de jours de grève n’a pas diminué entre la période de 1990 à aujourd’hui. Avec 164 jours par 1.000 travailleurs, «2022 est d’ailleurs l’une des quatre années les plus importantes», précise Bruno Bauraind, secrétaire général du Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea). Contrairement à d’autres États, comme la France, le droit de grève belge n’est pas inscrit dans la Constitution. Son fondement est jurisprudentiel: il a été établi en 1981 par un arrêt de la Cour de cassation et s’est renforcé en 1990, lorsque la Belgique ratifie la Charte sociale européenne. En 2011, l’État a été condamné par le Comité européen des droits sociaux (CEDS) pour violation du droit de grève prévu dans cette Charte, mais cette décision n’avait pas de force contraignante. Finalement, c’est la grande marge d’interprétation derrière ce droit qui pose problème et dont les failles sont ressorties avec l’affaire Delhaize.

Rapidité, quantité et unanimité des requêtes unilatérales

Trois mots résument le cas exceptionnel de ce conflit: rapidité, quantité et unanimité. Hind Riad est avocate en droit du travail au cabinet Progress Lawyers Network et a défendu certains syndiqués. D’après elle, les avocats de Delhaize obtenaient les interdictions de piquet de grève «en claquant des doigts». Tous les présidents de tribunaux étaient «unanimes et extrêmement sévères».

Ces ordonnances, ce sont des requêtes unilatérales. Elles permettent d’introduire une action en justice quand le temps est compté et qu’il n’existe pas véritablement d’adversaire identifiable. En gros, c’est agir vite sans laisser l’opposition se défendre.

L’enseigne au lion a obtenu des jugements préventifs pour qu’aucun piquet de grève ne soit organisé devant n’importe lequel des 128 magasins. Dès les annonces de mars 2023, le patronat avait déjà préparé son dossier auprès de la justice. «C’était le signal que, pour la direction, le dialogue social ne servait à rien, alors qu’il y avait des réunions tous les deux ou trois jours avec les organisations syndicales.»

Les avocats de Delhaize ont utilisé ce procédé de manière systématique, alors que, selon Hind Riad, il était possible d’identifier au moins une personne présente au piquet. Le juge lui a généralement donné raison là-dessus. «On n’intervient qu’après coup, car les audiences se font trois semaines plus tard. En attendant, la décision de justice interdit le piquet. Ça a déforcé le mouvement dès le départ.» Patrick Masson, secrétaire permanent du SETCa de Liège, avoue qu’à partir du moment où une ordonnance concernait sa région, ils étaient «pieds et mains liés». Plutôt que de faire un piquet, les affiliés se sont alors mis en arrêt maladie ou en grève pour que le magasin n’ouvre pas, par manque d’employés.

«C’était le signal que, pour la direction, le dialogue social ne servait à rien, alors qu’il y avait des réunions tous les deux ou trois jours avec les organisations syndicales.»

Hind Riad, avocate en droit du travail au cabinet Progress Lawyers Network

Pendant plusieurs mois, Hind Riad s’est retrouvée toutes les trois semaines au tribunal de première instance de Bruxelles à plaider pour rétracter des ordonnances devant le même juge qui les avait ordonnées. «On répétait ce schéma en boucle. C’était fou et unique.» Elle avait la sensation qu’il n’y avait «pas de justice» et «un manque d’impartialité.» Ce n’est pas Thierry Bodson, le président de la FGTB, qui dira le contraire: «La justice s’est rangée du côté patronal.»

Patrick Masson raconte que, sur les piquets de grève de Liège, les syndicalistes étaient toujours présents avec les travailleurs. «La police était généralement cordiale, mais les huissiers étaient parfois plus virulents. On était vigilant, on partait quand on les voyait; pourtant ils nous rattrapaient et dépassaient le cadre de leurs attributions.» Caroline*, qui travaille dans un Delhaize à Liège depuis 20 ans, confirme que l’huissier avait la réputation «de se comporter comme un cow-boy». En 15 ans que Patrick Masson exerce son poste, c’est la première fois qu’il se prend des astreintes. Il affirme que, pour les magasins dont il s’occupait, aucun membre du personnel ne s’en est pris une à son nom. Les délégués ou les permanents les prenaient toujours à leur place.

Les huissiers disaient aux grévistes qu’ils devaient partir alors que «ce n’est pas du tout ce que dit la décision de justice», martèle Hind Riad. La présence physique, sur le parking par exemple, n’est pas interdite tant que les grévistes ne bloquent pas et ne sont pas violents. «Il y avait un abus manifeste de la part des huissiers.» L’avocate souligne aussi que les astreintes ont uniquement un rôle dissuasif. «Dans la pratique, il me semble que, sur les plus de mille personnes impliquées dans le conflit social pendant un an, il n’y en a eu qu’une seule qui a effectivement payé une amende, car elle n’a pas voulu la contester. Les gens respectent les décisions de justice et ça les empêche d’exercer leur droit de grève.»

L’enseigne au lion n’est pas un cas à part. Colruyt aussi avait fourni des ordonnances interdisant les piquets de grève. Le tribunal de Bruxelles avait finalement donné gain de cause à la CSC. Pourtant, «le conflit social n’a pas lieu d’être réglé devant le tribunal», scande l’avocate du cabinet Progress Lawyers Network. Le code judiciaire ne prévoit pas quel juge est compétent en cas de négociation sociale. Elle estime que les avocats de Delhaize n’ont pas saisi le «juge naturel», c’est-à-dire celui du tribunal du travail – bien que ce dernier soit normalement limité aux conflits individuels – mais le tribunal de première instance. «Or, le juge n’a aucun lien avec le monde du travail et ne comprend rien au conflit social.» La justice et le patronat acceptent que les travailleurs fassent grève tant qu’ils n’empêchent pas l’entreprise de fonctionner. Or, une grève n’a un intérêt que si elle nuit à l’économie. En réalité, les seules limites du droit de grève sont l’usage de la violence, de l’intimidation ou de la dégradation. Et Filip Dorssemont, professeur de droit du travail à l’UCLouvain, précise que «les piquets de grève sont des actes paisibles. Ce sont plutôt ceux qui veulent entrer de force qui recourent à la violence».

Un affaiblissement syndical?

L’affaire Delhaize a montré que les organisations syndicales sont capables de se mobiliser. Le taux de syndicalisation en Belgique a légèrement baissé, passant de 52,9% en 2014 à 49,1% en 2019, selon l’OCDE. Pour autant, elles ont perdu leurs relais politiques, et donc elles pèsent moins. «Les familles politiques qui leur permettaient de faire avancer leurs revendications, comme les socialistes, et la démocratie chrétienne, ont fait leur conversion au néolibéralisme. Elles sont maintenant plutôt d’accord avec une forme de privatisation de l’État. On risque de se retrouver avec une organisation syndicale qui ne repose plus que sur sa capacité à être une agence sociale», craint Bruno Bauraind, au Gresea. Thierry Bodson est bien ennuyé d’acquiescer. Il trouve qu’au sein des nouvelles générations de responsables politiques, l’importance des syndicats et des mouvements sociaux est sous-estimée. On peut aussi constater un grippage de la concertation sociale. Depuis 2017 et la réforme de la loi de 1996 sur la négociation des salaires, la force historique du syndicalisme est mise à mal.

Le taux de syndicalisation en Belgique a légèrement baissé, passant de 52,9% en 2014 à 49,1% en 2019, selon l’OCDE.

Le chercheur Bruno Bauraind approfondit cette question. Il trouve que les syndicats ont du mal à prendre en compte des enjeux contemporains comme l’éclatement du salariat et la décarbonation de l’économie. «Est-ce que les syndicalistes peuvent accepter la décroissance d’un aéroport alors que ça pèsera sur l’emploi? Ça amène des contradictions. Or, ce sont des questions qui parlent beaucoup aux jeunes. Ne pas les prendre en compte risque d’empêcher le renouvellement d’une base syndicale.» Le président de la FGTB se dit étonné par ce point de vue. Il explique défendre un virage vers une économie décarbonée, par le biais d’assemblées dans des entreprises, mais il n’accepte pas de «laisser des gens au bord de la route». Il réclame «un peu plus de temps et de moyens pour permettre aux travailleurs de s’adapter au nouveau processus» et revendique «une meilleure répartition du travail disponible dans nos sociétés».

La grève, un outil démocratique

Quand une entreprise décide de restructurer, comme chez Delhaize, il est rare qu’elle revienne sur sa décision et que les grévistes aient gain de cause. C’est frustrant pour eux. Bruno Bauraind incite à se pencher sur les résultats moins visibles d’une grève. Les travailleurs en ressortent plus politisés et conscients de leurs droits. Un phénomène que l’avocate Hind Riad a aussi remarqué. Elle conseillait aux grévistes, le plus souvent des femmes, d’enregistrer leurs discussions avec les huissiers pour les utiliser comme pièces dans le dossier. «On a eu des témoignages incroyables où elles étaient sûres d’elles et ne se laissaient pas impressionner. Elles disaient: ‘Lisez-moi l’ordonnance, quels sont mes droits? Il est écrit que je ne peux pas bloquer, mais là, je ne bloque pas, je distribue simplement des tracts sur le parking, monsieur l’huissier.’ Je pense que ça a été une expérience enrichissante et émancipatrice.»

«Les familles politiques qui leur permettaient de faire avancer leurs revendications, comme les socialistes, et la démocratie chrétienne, ont fait leur conversion au néolibéralisme. Elles sont maintenant plutôt d’accord avec une forme de privatisation de l’État. On risque de se retrouver avec une organisation syndicale qui ne repose plus que sur sa capacité à être une agence sociale.»

Bruno Bauraind, secrétaire général du Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea)

 

La grève est inhérente au fonctionnement d’une démocratie puisqu’elle permet d’exercer un contre-pouvoir. La grève est un outil pour communiquer des revendications et témoigner sa solidarité avec les autres travailleurs. «Il y a des grévistes qui arrêtent de travailler pour les intérêts de tout le monde», assure Filip Dorssemont. A contrario, «ceux qui n’ont pas le courage de faire grève peuvent se cacher derrière le piquet. C’est une combinaison qui permet de désorganiser la productivité».

Être citoyen, ce n’est pas uniquement voter. C’est se confronter aussi à la brutalité de la vie politique, et la grève est le meilleur moyen de le faire, plaide Bruno Bauraind. «Le capitalisme nous amène dans un mur environnemental et social. Il est difficile de réfléchir à des alternatives à ce système quand on est pris dedans. Or, la grève est un moment où on suspend pour un temps la subordination puisqu’on n’accepte plus d’obéir à son patron.» La grève permet de retrouver une forme de liberté et d’imaginer des alternatives. «Dans l’histoire, les grèves ont souvent donné naissance à des coopératives, à des tentatives de systèmes plus autogestionnaires. La grève est un laboratoire, et c’est un résultat politique de la grève qu’on sous-estime souvent.»

* prénom modifié

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