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Regard critique · Justice sociale

Citoyenneté

Un automne jaune

À l’automne 2018, une colère jaune au cœur, des citoyens se rassemblent sur les ronds-points. Marre de se saigner aux quatre veines pour une vie sous haute tension. La répression sera féroce. En Belgique, le contexte institutionnel et syndical participe à affaiblir le mouvement. Mais près de six ans plus tard, le feu de la révolte n’est pas éteint.

(c) Pelle De Brabander, CC BY 2.0

Le 29 mai 2018, le temps est à l’orage. Météo France annonce des risques de grêle et de vents violents dans les Pyrénées, le Massif central et au nord du pays. En Seine-et-Marne, Priscillia Ludosky, une jeune femme d’origine martiniquaise de 33 ans, ancienne de BNP Paribas reconvertie dans la vente de cosmétiques bio, publie sur le site www.change.org une pétition invitant à une mobilisation massive contre la hausse annoncée du prix des carburants. Un été passe, les températures demeurent anormalement chaudes. Le 12 octobre, sous 25 degrés, Éric Drouet, camionneur et animateur d’un club d’automobilistes, parcourt le quotidien La République de Seine-et-Marne qui consacre un article à l’initiative de Priscillia Ludosky. Il entre en contact avec elle, relaie sa pétition sur son compte Facebook – elle finira par recueillir plus de 1.250.000 signatures et 50.000 commentaires – et lance son propre appel à un rassemblement automobile sur le périphérique parisien.

Pour surmonter le paradoxe – parcourir des centaines de kilomètres pour contester le prix des carburants –, des citoyens décident de créer des blocages du réseau routier près de chez eux à la date prévue du 17 novembre. Fin octobre, on trouve sous le titre «Blocage national contre la hausse des prix du carburant» des centaines de groupes Facebook. «Face à l’ampleur que prend le mouvement, dont il est par ailleurs de plus en plus souvent question dans les médias, le gouvernement français réagit par une communication axée sur le thème de la nécessaire lutte contre la pollution par le biais de l’augmentation du prix des carburants, analyse Gracos Iannis, du Groupe d’analyse des conflits sociaux[1]. En outre, il argue que la hausse des accises évite une politique fiscale directe de ponction des salaires. En creux, le gouvernement français fait donc apparaître les protestataires comme des personnes anti-écologie et profondément égoïstes.» La bataille des récits est enclenchée et accélère la mobilisation, avec de premiers cortèges bloquants dès début novembre. Samedi 17, sous un ciel toujours plus bleu, près de 300.000 personnes se mobiliseront dans toute la France.

«Répression totale»

Pendant ce temps, en Belgique francophone, le groupe Facebook «Grève générale contre le gouvernement» rassemble 60.000 membres en quelques semaines. Des réunions collectives sont organisées dans des parkings de supermarchés ou des grands magasins. À 22 heures, le jeudi 15 novembre, des actions coordonnées conduisent au blocage simultané de l’accès de dépôts de carburants et de raffineries, notamment sur le site stratégique de Total à Feluy (Hainaut). De nombreuses personnes rallient spontanément le mouvement. À Bruxelles, les manifestations nationales de novembre et décembre sont marquées par une «dynamique policière d’‘arrestations préventives’ et d’interpellations post-manifestation»[2]. Corinne Gobin, politologue, maître de recherche du FNRS à l’ULB et coautrice de Sur le terrain avec les Gilets jaunes[3], parle d’une «répression totale»: «Répression judiciaire, mais aussi répression fiscale – en Belgique, beaucoup d’indépendants ont été contrôlés après qu’on a relevé leur identité dans les manifs – et répression symbolique, à travers une délégitimation verbale dans les médias.» En décembre, la chute du gouvernement fédéral Michel I et les fêtes de fin d’année essoufflent un peu plus le mouvement.

«Les Gilets jaunes se sont distingués par un répertoire d’action directe, l’imprévisibilité de leurs mobilisations ainsi que l’occupation de l’espace public, et des ronds-points en particulier. Ils correspondent à des catégories de travailleurs le plus souvent non représentés par les organisations syndicales.»

Anne Dufresne, coautrice de «Sur le terrain avec les Gilets jaunes»

Les Gilets jaunes ont démontré la capacité d’une population «très largement ‘vierge’ de tout militantisme antérieur»[4] à se mobiliser de manière spontanée. Mais la question s’est rapidement posée de savoir si une organisation refusant tout leader et revendiquant une horizontalité complète pouvait perdurer dans le temps, sans perdre de vue ses objectifs ou être dévorée par ses guerres intestines, les batailles d’ego et les dérives. La chose est en tout cas inédite dans l’histoire des mouvements sociaux. Il faut ajouter à cela la spécificité du contexte belge. «Il y avait très peu de marge pour que le mouvement se développe comme en France, commente Corinne Gobin. En Belgique, nous sommes dans un système politique qui institue tout le secteur associatif et culturel à travers les fameux grands piliers socialiste, démocrate-chrétien et libéral. La manière dont les Gilets jaunes ont été rejetés est liée au fait qu’ils ont demandé à recevoir une solidarité d’une population qui, d’une manière ou d’une autre, doit ses emplois à ce réseau de clientélisme.» Par ailleurs, dans un pays où le taux de syndicalisation demeure très élevé (près de 50%), les Gilets jaunes sont apparus comme une mobilisation particulièrement atypique, rappelle Anne Dufresne, sociologue et également coautrice de Sur le terrain avec les Gilets jaunes: «Les Gilets jaunes se sont distingués par un répertoire d’action directe, l’imprévisibilité de leurs mobilisations ainsi que l’occupation de l’espace public, et des ronds-points en particulier. Ils correspondent à des catégories de travailleurs le plus souvent non représentés par les organisations syndicales.» Indépendants tirant le diable par la queue, mères célibataires rompues au système D, personnes en invalidité et nombre de ces nouveaux précaires incarnant les transformations souterraines, âpres et protéiformes du monde du travail.

Mode survie

Un noyau dur continuera pourtant jusqu’à aujourd’hui de mener régulièrement des actions collectives. «On n’a jamais arrêté», commente Barbe jaune, l’une des chevilles ouvrières du mouvement en Belgique. Affichant une détermination intacte, ce Bruxellois aime à dire qu’il est Gilet jaune depuis ses 6 ans, du temps où il regardait Zorro. «Nous avons une grande méfiance vis-à-vis du pouvoir, raconte-t-il. Nous pensons que le pouvoir est inquiétant. Que le pouvoir est suspect. Pour nous, le désir de pouvoir et la délectation morbide de ceux qui l’exercent tiennent de la psychiatrie.» Un samedi par mois, il continue avec d’autres contestataires de la première heure à occuper des ronds-points. Un klaxon = un soutien, encouragent les pancartes. «Et on voit qu’une très grande partie de la population nous soutient. Certains ont de la sympathie pour nous, certains même nous admirent. Même quand on est sur un rond-point à Knokke, les gens nous klaxonnent.»

Pour Marcos, Gilet jaune du Brabant wallon, même si le mouvement semble en jachère, «la société ne sera plus jamais comme avant». Certes, il déplore le tort que le Covid a causé au mouvement, entraînant certains sur la pente complotiste. Né en Uruguay sous la dictature militaire, cet ingénieur polytechnicien croit à la possibilité d’une révolution lente, même s’il n’exclut pas que «ça puisse péter de nouveau à tout moment». «En Belgique, il y a eu une grosse prise de conscience autour de la dimension citoyenne, estime-t-il. Les politiques ne sont plus crédibles.»  

Les Gilets jaunes ont démontré la capacité d’une population «très largement ‘vierge’ de tout militantisme antérieur» à se mobiliser de manière spontanée. Mais la question s’est rapidement posée de savoir si une organisation refusant tout leader et revendiquant une horizontalité complète pouvait perdurer dans le temps, sans perdre de vue ses objectifs ou être dévorée par ses guerres intestines, les batailles d’ego et les dérives.

«Les Gilets jaunes sont antisystème, mais ce n’est pas un antisystème à la Le Pen, estime Corinne Gobin. C’est un antisystème qui vise à articuler toutes les luttes démocratiques. Ce sont des gens qui se battent pour plus de démocratie sous des gouvernements de plus en plus autoritaires.» S’inscrivant dans la continuité d’une mobilisation sociale par l’occupation de lieux publics (les Indignés, Occupy, Nuit debout, etc.) depuis la crise économique et financière de 2008, le mouvement «repolitise et réactualise la question de la politique d’austérité mise en œuvre par les gouvernements européens»[5]. Le constat est simple: aujourd’hui, quand on appartient aux classes sociales qui ne vivent que de leur travail (salarié ou indépendant) ou que l’on dépend de la sécurité ou de la protection sociale, il est devenu impossible de faire face au coût de la vie – ou seulement au prix d’un stress constant. De cette pressurisation économique résultent un affaiblissement physique et moral, l’installation d’un «mode survie» que chacun est sommé d’accepter comme normal et relevant de sa responsabilité propre. Entourloupe et fatalisme, estiment les Gilets jaunes.

Vers la démocratie

Yvan vit dans une cité-dortoir du Borinage. À près de 60 ans, il combine une activité de pédicure médical avec un mi-temps de salarié. Ses journées ne finissent jamais avant 20 h 30. Pas le choix si ce célibataire veut joindre les deux bouts. À l’automne 2018, après avoir été licencié en raison de ses activités syndicales, Yvan était demandeur d’emploi et s’apprêtait à lancer son activité d’indépendant grâce au dispositif Tremplin du Forem. Rapidement, il a rejoint les Gilets jaunes, dont il dit avoir «beaucoup appris». Sur les notions de constitutionnalité et de démocratie dont il pense qu’elle n’a «jamais existé». Sur la difficulté de changer les choses. Sur le scandale des inégalités. «J’ai découvert la misère dans laquelle certains vivaient et que je n’imaginais même pas. Les Gilets jaunes réclamaient des meilleures conditions de vie. Et ce qui a fait peur au pouvoir, c’est qu’on était des gens de classes sociales et d’horizons très différents à le faire…» Galériens et semi-galériens dans le même bateau, à rebours de la logique des uns contre les autres, du diviser-pour-mieux-régner.

«Dans les Gilets jaunes, il y a des gens de droite, de gauche, au fond c’est un détail… Nous avons mis un grand coup de pied là-dedans.»

Barbe jaune

Licencié de la grande distribution, Alain, 61 ans, s’est reconverti il y a quelques années en chauffeur à temps partiel. Il véhicule des enfants autistes et psychotiques. La «chasse aux chômeurs», il connaît: c’est ce qui l’a amené à rallier les premières mobilisations Gilets jaunes, du côté de la frontière franco-belge. Aujourd’hui, il s’inquiète de la bascule de nombreux contestataires du côté de l’extrême droite en France et du PTB en Belgique, dont les positions en matière de politique internationale, notamment par rapport à la guerre en Ukraine, lui semblent problématiques. «Depuis le Covid, c’est parti en girouette», déplore-t-il. Mais sur le fond, Alain n’a pas changé d’avis: il faut que chacun «arrête de râler dans son coin».

«Dans les Gilets jaunes, il y a des gens de droite, de gauche, au fond, c’est un détail… Nous avons mis un grand coup de pied là-dedans, affirme Barbe jaune qui, aux prochaines élections de juin, s’abstiendra. Ce qui nous réunit, c’est la chaleur humaine, la fraternité. Ce ne sont pas que des idées, nous sommes des corps qui bougent. On a beaucoup ri, beaucoup pleuré depuis cinq ans.» Rappelant le taux d’abstention élevé aux élections européennes – près de 58% en 2014 et près de 50% en 2019[6] –, Barbe Jaune y voit la marque de la lucidité du peuple. «Tous ces gens ne sont pas des cons! Simplement, ils ont intuitivement compris que nous ne sommes pas encore arrivés en démocratie.» Occupé à rédiger avec d’autres la «constitution d’une démocratie directe», il en est persuadé: les Gilets jaunes, ça ne fait que commencer.

[1] Anne Dufresne, Corinne Gobin et Marc Zune, «Le mouvement social des Gilets jaunes en Belgique: une contestation largement atypique», in Grèves et conflictualité sociale en 2018. I. Mobilisations transversales, Gracos Iannis, Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 2422-2423, n° 17-18, 2019, p. 7-76.

[2] Ibid.

[3] Béroud Sophie, Dufresne Anne, Gobin Corinne, et Zune Marc (coéditeurs) (2022), Sur le terrain avec les Gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, Actions collectives, Collection Actions collectives, Presses universitaires de Lyon, 2022.

[4] Anne Dufresne, Corinne Gobin et Marc Zune, «Le mouvement social des Gilets jaunes en Belgique: une contestation largement atypique», op. cit.

[5] Ibid.

[6] https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20191029IPR65301/chiffres-definitifs-sur-le-taux-de-participation-aux-elections-europeennes-2019.

Julie Luong

Julie Luong

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