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Regard critique · Justice sociale

Carte blanche

L’économie collaborative est-elle libérale?

La gauche intellectuelle est attirée par l’économie collaborative car elle est séduite par les notions de partage, gratuité, convivialité, lutte contre le gaspillage, etc. Certains y voient la fin du capitalisme avec le dépassement de la notion de «propriété». Ils se trompent, l’économie collaborative est juste une manière plus efficace, plus rentable, plus optimale, plus «libérale» d’utiliser ses ressources.

Corentin de Salle 29-04-2015 Alter Échos n° 401

La gauche intellectuelle est attirée par l’économie collaborative car elle est séduite par les notions de partage, gratuité, convivialité, lutte contre le gaspillage, etc. Certains y voient la fin du capitalisme avec le dépassement de la notion de «propriété». Ils se trompent, l’économie collaborative est juste une manière plus efficace, plus rentable, plus optimale, plus «libérale» d’utiliser ses ressources. C’est une véritable opportunité pour les particuliers de rendre économiquement productifs des atouts privés. Une aubaine pour l’économie.

Corentin de Salle, directeur scientifique du Centre Jean Gol

(le chapeau et les intertitres sont de la rédaction)

 

Corentin de Salle, libre de droit

L’économie «collaborative» ou «économie du partage» désigne le phénomène par lequel les consommateurs partagent sous une forme gratuite ou payante l’usage de biens ou de services. Si la chose existe depuis longtemps de manière informelle à travers par exemple des prêts, de la location ou des échanges de proximité (prêt de tondeuses ou autres outils entre voisins), elle s’est considérablement développée sous l’effet conjugué d’internet, des réseaux sociaux et de la géolocalisation. Ainsi, Spotify permet, moyennant paiement d’un forfait mensuel minime, de consommer à volonté de la musique dans une gigantesque base de fichiers musicaux en ligne. Le «couchsurfing» (littéralement «passer d’un canapé à l’autre») connecte les particuliers qui veulent s’échanger provisoirement leurs habitations. Il est désormais possible de louer en ligne l’emplacement disponible devant l’entrée de son garage à un moment où on ne l’utilise pas (en journée par exemple). Etc. Dans tous ces cas, il est possible de consommer un bien sans en devenir propriétaire et sans devoir se soucier de son entretien.

La gauche intellectuelle est intuitivement attirée par ce courant de pensée encore en gestation car elle est séduite par diverses notions telles que le partage, la gratuité, la convivialité, la lutte contre le gaspillage, etc. Certains auteurs, tel Jeremy Rifkin, y voient la preuve que la notion de «propriété» serait dépassée. Comme cette notion est centrale dans le capitalisme, ils en déduisent que le modèle capitaliste va disparaître. Passons sur le fait que cela fait plus de deux siècles que, s’affairant auprès du chevet du mourant, divers intellectuels nous informent de l’agonie imminente du capitalisme. Cette confusion procède en réalité d’une ignorance de l’économie capitaliste qui, de tout temps, s’est caractérisée par l’optimalisation des ressources et sa capacité quasi féline de métamorphose. En réalité, l’économie collaborative ne fonctionne que si une partie de la population est propriétaire. C’est juste une manière plus efficace, plus rentable, plus optimale, plus «libérale» d’utiliser ses ressources. En effet, les Anglo-Saxons parlent désormais de «prosumer», soit un néologisme créé avec les termes «producer» et «consumer». On a traduit cela en français par «prosommateur». Toute personne est désormais amenée à se percevoir comme un offreur en puissance de ressources inutilisées, qu’il s’agisse de biens, de services ou de compétences. Tout le monde devient, dans ce modèle de société, un micro-entrepreneur. Loin de sonner le glas du capitalisme, l’économie collaborative atteste de sa vitalité et de son adaptabilité.

Uber et la propension à échanger

Créée en 2009 en Californie, la société de covoiturage Uber est aujourd’hui valorisée 41 milliards de $ et ses applications sont commercialisées dans 54 pays et dans 275 villes dans le monde. Cette société permet à l’utilisateur, via une application mobile de commander une voiture en quelques clics, tout en estimant le prix et le temps du trajet, le tout sans frais d’inscription ou d’abonnement. Résultat: une course bien moins chère qu’avec un taxi classique mais effectuée par un particulier.

Uber est-il une illustration de l’économie collaborative? Selon Mark MacGann, le porte-parole bruxellois d’Uber, ce n’est pas le cas: il s’agirait avant tout d’une entreprise à but lucratif. Qu’en penser? Tout dépend de ce qu’on entend par «économie collaborative». Si on l’entend au sens que lui donnent les tenants de la gauche, il est vrai qu’Uber n’est pas gratuit (mais la gratuité n’est pas nécessaire pour qu’il y ait économie collaborative). Uber ne vise pas à assurer un amortissement d’un véhicule mais est authentiquement animé par un esprit lucratif. Les chauffeurs d’Uber peuvent travailler à temps plein et exercer cette activité à titre professionnel. À cet égard, Uber n’est pas une illustration de l’économie collaborative comme l’est, par exemple, la société belge Djump qui lutte contre la congestion urbaine et «l’autosolisme» (concept décroissant qui fustige le fait de conduire seul dans l’habitacle de sa voiture). Djump ne vise pas à concurrencer le secteur des taxis et limite d’ailleurs le nombre de kilomètres autorisés pour ses chauffeurs. Ces derniers ne sont pas «payés» mais indemnisés par un système de «dons» suggérés, etc.

Toute personne est désormais amenée à se percevoir comme un offreur en puissance de ressources inutilisées.

Par contre, si par «économie collaborative» on entend le fait d’utiliser plus rationnellement les ressources, le fait d’offrir rapidement un service totalement adapté à la demande et bon marché, le fait de transformer un bien en outil produisant un revenu complémentaire, alors, oui, Uber est une bonne illustration de l’économie collaborative. C’est précisément ce dont parlait Adam Smith lorsqu’il évoquait «la propension à échanger», échange guidé par l’intérêt et non par l’altruisme. Une véritable opportunité pour les particuliers de rendre économiquement productifs des atouts privés dans lesquels on ne voyait pas de potentiel. Cette vivification de capitaux dormants est une aubaine pour l’économie.

Véritable cas d’école, Uber illustre quantité de choses:  le combat d’un nouvel acteur contre une logique corporatiste qui bloque injustement l’accès à la profession, une activité illégale qui aspire à une reconnaissance légale par la stratégie du fait accompli, la désobéissance civile d’un nouvel arrivant contre les situations acquises de groupes privilégiés soustraits légalement par l’État à la concurrence, la révolte des consommateurs contraints de payer cher un service médiocre et en pénurie, et, enfin, dans le secteur des services, la disparition d’intermédiaires sans plus-value réelle, c’est-à-dire un phénomène qui consacre le passage libéral d’un modèle vertical hiérarchique via une centrale à un modèle horizontal de personnes mises en réseau.

Régénérescence de l’emploi par le collaboratif

Certains y voient une menace pour l’emploi dans un grand nombre de secteurs. À juste titre. L’économie collaborative est une nouvelle illustration du phénomène de «destruction créatrice» dont parlait Schumpeter. Ainsi, un grand concurrent de la SNCB demain pourrait être «Blablacar», le champion européen du covoiturage. Les libraires sont menacés par Amazon et les disquaires par Spotify. Le nombre de secrétaires a diminué drastiquement depuis dix ans en France car de nombreux cadres gèrent désormais eux-mêmes leur rendez-vous sur leur agenda électronique. Le métier des p
rothésistes dentaires risque d’être effectué dorénavant par les imprimantes 3D, etc., etc.

La destruction de vieilles solutions est compensée par le déplacement de la force de travail et du capital dans des activités plus productives. La société dans son ensemble est plus prospère et vit de manière plus confortable. Évidemment, cela fait quelques victimes (les cochers de calèche restèrent sur le carreau quand l’automobile se démocratisa et les fabricants de lampes en paraffine se retrouvèrent ruinés quand les ampoules électriques se généralisèrent) mais c’est pour un mieux général. En effet, on pointe toujours du doigt les métiers qui disparaissent sans compter ceux qui apparaissent. Quand, en 1760, Arkwright inventa la machine à coton, 5.200 filateurs sur rouet et 2.700 tisserands s’y opposèrent farouchement. Pourtant, 27 ans après cette invention, une enquête parlementaire démontra que les ouvriers employés dans les filatures de coton étaient passés de 7.900 à 320.000, soit une augmentation de 4.400%. Le raisonnement est applicable à l’économie collaborative. Rifkin et consorts ont tort de prédire l’effondrement du capitalisme mais ont raison de voir dans la révolution en cours un gisement considérable d’emplois. Il y aura toujours de nouveaux emplois car nos besoins ne seront jamais satisfaits. Et il y aura aussi toujours des emplois pour les intellectuels qui annoncent la fin imminente du capitalisme…

 

Corentin de Salle, directeur scientifique du Centre Jean Gol

(le chapeau et les intertitres sont de la rédaction)

 

Lire «Réformer le secteur du transport des personnes», l’étude du Centre Jean Gol qui mentionne Uber et l’économie collaborative, sur le site du Centre Jean Gol: www.cjg.be.

Aller plus loin

«Réformer le secteur du transport des personnes», l’étude du Centre Jean Gol qui mentionne Uber et l’économie collaborative, février 2015.

CARTE BLANCHE

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