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Regard critique · Justice sociale

Justice

Violence conjugale: la difficile évaluation des risques

En 2017, 39 femmes sont mortes en Belgique sous les coups de leur partenaire. La violence conjugale est un cycle, avec ses phases d’apaisement et d’explosion. Peut-on évaluer les risques d’escalade? Depuis un peu plus d’un an, un nouvel instrument de gestion des risques a été mis à la disposition des professionnels en Belgique. Mais sa conception et son utilité laissent sceptique.

13-03-2018 Alter Échos n° 461

En 2017, 39 femmes sont mortes en Belgique sous les coups de leur partenaire. La violence conjugale est un cycle, avec ses phases d’apaisement et d’explosion. Peut-on évaluer les risques d’escalade? Depuis un peu plus d’un an, un nouvel instrument de gestion des risques a été mis à la disposition des professionnels en Belgique. Mais sa conception et son utilité laissent sceptique.

Peut-on prévenir les risques de mort, de récidive de la violence dans un couple en proie à la violence conjugale? La question taraude les politiques, les scientifiques et les professionnels depuis plus de 30 ans. Mais la préoccupation ne suffit plus. Évaluer les risques est devenu une obligation depuis que la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique a été adoptée par le Conseil de l’Europe en 2011. Cette convention précise que les États doivent prendre des mesures législatives pour évaluer les risques en matière de violence entre partenaires. En Belgique, la loi sur l’éloignement du domicile de l’auteur de violences et celle modifiant le secret professionnel ont relancé le débat. Comment le pouvoir judiciaire peut-il évaluer le danger encouru par la victime et ses enfants? Sur quelle base? En 2012, le Service de la politique criminelle du ministre de la Justice a insisté sur la nécessité de disposer d’un système d’évaluation. L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes a alors commandité une recherche et l’a confiée à une université flamande (l’Institut Thomas More de la KU Leuven). Il s’agissait notamment de tester les instruments d’évaluation internationaux déjà existants chez les professionnels du secteur (magistrats, policiers, travailleurs sociaux) mais aussi de voir s’il existait une possibilité de les implanter chez nous. Du côté francophone, c’est l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC) qui a mené l’enquête de terrain.

Deux outils d’évaluation reconnus sur le plan international ont été présentés aux groupes de travail, explique Anne Lemonne, chercheuse à l’INCC et qui, avec Valentine Mahieu également chercheuse à l’INCC, a publié récemment les résultats de cette recherche. Il s’agit de l’ODARA, qui évalue les risques d’agression sur les épouses et la fréquence des agressions à partir d’une série d’items. Cette approche actuarielle est destinée surtout aux personnes qui doivent prendre une décision rapide. L’autre instrument, B-Safer, est plutôt un bref questionnaire d’évaluation qui, lui, ne se base pas seulement sur un dossier mais comporte aussi un guide d’entrevue destiné à la victime.

«Les professionnels nous ont dit craindre que l’adoption de ce genre d’outils conduise à une forme de déresponsabilisation par leur aspect simple et rassurant.» Anne Lemonne, chercheuse à l’INCC

Premier constat selon Anne Lemonne: du côté francophone, personne ne connaissait ces deux outils d’évaluation. Et ils ne font de toute façon pas l’unanimité, loin de là. Évaluer les risques de violence à partir de données, comme le fait «d’avoir deux ou plusieurs enfants» ou d’avoir «un usage problématique de substances», a paru pour le moins étrange aux participants. «Ils ont critiqué la lecture trop statique, trop simpliste de ces instruments (surtout ODARA)», explique Anne Lemonne. L’outil a paru aussi très culturellement déterminé, lié à une approche occidentale, voire anglo-saxonne de la violence conjugale. «Les professionnels nous ont dit craindre que l’adoption de ce genre d’outils conduise à une forme de déresponsabilisation par leur aspect simple et rassurant. Genre: j’ai fait mon job en posant les questions demandées. Tous les intervenants ont pointé la nécessité d’une approche ‘humaine’ de l’évaluation, insisté sur l’importance de l’expertise professionnelle, du ‘feeling’ qui suppose de rencontrer les protagonistes de violences conjugales. Ils ont beaucoup insisté sur l’importance du travail en réseau et sur la nécessité de ne pas accorder trop d’importance à la justice pénale dans la gestion des situations de violence conjugale.»

Modèle québécois

Anne Lemonne a aussi pu constater que magistrats, policiers, travailleurs psychosociaux francophones disposaient de leurs propres instruments d’évaluation des risques. «À force de discussions, de collaborations entre professionnels du secteur, une grille de lecture relativement commune s’est mise en place.» Elle est directement influencée par le Québec, ce qui pour la chercheuse n’a rien d’étonnant quand on connaît les relations privilégiées du mouvement associatif wallon et bruxellois avec ses homologues québécois. «Le secteur psychosocial en Belgique francophone s’est inspiré de longue date d’une coopération intersectorielle mise au point au Québec. Les travailleurs sociaux ont importé leur grille d’analyse des mécanismes de violence conjugale, comme le Processus de domination conjugale, qui émane des réflexions engagées par les travailleurs de maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence.» Ce modèle de «l’escalade dans la violence» s’est imposé progressivement. «C’est sur le terrain que cette approche s’est construite, et le champ judiciaire francophone a été influencé par le champ social.»

Pas de communication des résultats des tables rondes du côté flamand. Très peu de «médiatisation» du côté francophone de l’outil standardisé que l’université flamande a malgré tout développé.

Mais était-il alors nécessaire de proposer un nouvel outil d’évaluation des risques de violence? La demande émanait-elle du terrain? Non, il n’y avait pas vraiment de demande, en tout cas pas du côté francophone, reconnaît la chercheuse de l’INCC. Celle-ci souligne que la nécessité de disposer d’un outil d’évaluation standardisé est plus présente en Flandre qu’en Wallonie. Les modèles existants, ceux qui ont été présentés aux participants des deux Régions sont des modèles anglo-saxons, et la Flandre y est manifestement plus sensible. «Quand on a présenté aux tables rondes francophones le projet d’un outil d’évaluation commun, les participants ont trouvé ‘intéressant’ de pouvoir confronter leurs évaluations, mais c’est une réponse qui a été stimulée par la recherche elle-même.» Un outil de type «check-list» peut être utile pour les intervenants généralistes, non spécialisés dans la problématique de violences entre partenaires, comme un policier qui doit rédiger un procès-verbal. Cela permettrait d’attirer l’attention sur des signaux qu’ils n’auraient peut-être pas remarqués. Mais, pour le reste, souligne la chercheuse, magistrats, policiers et travailleurs sociaux ont surtout souligné la nécessité de mieux communiquer entre eux.

Tout ça pour ça? La communication semble s’être déjà arrêtée à la frontière linguistique. Pas de communication des résultats des tables rondes du côté flamand. Très peu de «médiatisation» du côté francophone de l’outil standardisé que l’université flamande a malgré tout développé. Cet instrument est accessible en ligne pour tous les professionnels sur www.évaluation-des-risques.be. Il fonctionne comme une sorte d’aide-mémoire, reprend les caractéristiques sociodémographiques de l’auteur et des victimes, celles de la situation de violence. Il donne aussi la possibilité de gérer un cas collectivement.

Mais il semble rester très méconnu malgré la présentation officielle qui en a été faite par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (on n’en trouve aucune trace sur le site de l’Institut). Anne Lemonne se pose d’ailleurs beaucoup de questions sur son utilité. «Que produira l’usage de cet instrument par différentes catégories professionnelles? Comment sera-t-il investi par chacun d’eux? En sachant qu’en fonction de ceux qui l’utiliseront (magistrats ou travailleurs sociaux), l’image de la violence conjugale sera différente. Cela va-t-il augmenter le nombre d’interventions pour tout type d’affaires, que celle-ci soit considérée comme sérieuse ou non? Et dans quelle mesure la mise en place de cet instrument d’évaluation des risques va-t-elle avoir un impact sur la prévalence de la violence entre les partenaires?»

On annonce l’évaluation prochaine de cet outil d’évaluation. Tant qu’à faire…

En savoir plus

Alter Échos n° 456-457, «Hébergement égalitaire: l’angle mort des violences conjugales», Cédric Vallet, 19 décembre 2017

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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