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Regard critique · Justice sociale
Kids on bed. Changes All Around Us. Detail. 1940

À Chantevent, un Village d’Enfants accueillait des jeunes placés par le service d’aide à la jeunesse sous la responsabilité d’une mère SOS par maison. Un environnement unique en Belgique, dont la transition récente vers une structure plus professionnelle ne s’est pas faite sans difficulté.

Elles y ont consacré toutes leurs heures de ces cinquante dernières années, à soigner, câliner, préparer les repas et les cartables, fêter les anniversaires et les réussites scolaires. Depuis 1963, sept mères SOS du Village d’Enfants de Chantevent ont accueilli, chacune dans leur maison du village, entre quatre et sept enfants âgés de 0 à 18 ans placés pour le long terme par les services d’aide à la jeunesse. Un modèle unique en Belgique, qui a perduré jusqu’en avril 2018, où des femmes accueillaient des enfants en difficulté et endossaient un vrai rôle de mère.

Construit à une dizaine de kilomètres au sud de Marche-en-Famenne en 1963, le Village d’Enfants était aussi le foyer de ces mères SOS. «J’avais besoin de vivre un engagement affectif à long terme. J’ai développé un lien particulier avec chacun des enfants que j’ai accueillis, je suis d’ailleurs encore en contact avec eux. Mais en général on demandait de ne pas nous appeler ‘maman’ et d’utiliser ‘mamy’ ou notre prénom plutôt, mais c’était difficile pour les tout-petits», confie une ancienne mère SOS. Ces femmes seules étaient chacune responsables de leur maison et des enfants qui y vivaient. Elles apportaient un cadre affectif ainsi qu’une disponibilité permanente et stable dans une ambiance familiale. «Une famille de cœur, comme l’appelaient les enfants», selon Hilde Boeykens, directrice de SOS Villages d’Enfants Belgique. Mais ces «familles de cœur» avaient un coût. En plus des subsides publics destinés aux institutions, l’asbl Village d’Enfants investissait 30% de ses fonds propres pour faire fonctionner ce modèle.

Grand cœur à temps plein

L’hébergement était agréé pour 43 enfants au sein d’un projet pédagogique particulier (PPP) pour des placements non permanents. Pourtant, cet accueil à caractère familial où les mères SOS consacraient leur vie à ces enfants en difficulté en vivant avec eux dans le Village d’Enfants, posait question. «Les mères SOS étaient sélectionnées pour leur grand cœur», explique Hilde Boeykens. À l’époque, posséder un simple diplôme pour travailler avec des jeunes, comme celui d’institutrice, était autorisé.

Mais, dans l’aide à la jeunesse, est-ce suffisant et désirable? Pour Benoît Van Keirsblick, directeur de Défense des enfants International-Belgique, la ligne entre aimer un enfant ou rester professionnel avec un mineur en difficulté est très fine: «Il est absolument indispensable de travailler avec un personnel extrêmement bien formé, la bonne volonté ne suffit pas. En travaillant avec des professionnels, qui sont en principe formés à trouver la bonne distance avec les enfants, un attachement est indispensable. Mais il ne faut pas que la ‘maman SOS’ se présente comme remplaçant les parents, surtout s’ils existent encore.» Ce type de prise en charge de long terme aux contours assez flous est très proche du modèle d’accueil familial, même si les conditions d’hébergement ressemblent à certains égards à celui proposé en institutions (les «homes» ou services résidentiels généraux, NDLR).

Dès le début du PPP, une équipe d’accompagnateurs sociaux était présente afin de travailler et de maintenir le lien entre les enfants et les familles biologiques. Chaque situation était suivie et réévaluée régulièrement par l’autorité mandante (conseiller ou directeur de l’aide à la jeunesse), en application du décret du 4 mars 1991 puis du code Madrane qui l’a remplacé au 1er janvier 2019. Cependant, ce travail n’a pas toujours été facile pour les mères SOS qui étaient très impliquées émotionnellement dans les situations. Comme le confie une ancienne mère SOS, «les enfants étaient acceptés par ma propre famille, mes parents considéraient les enfants que j’accueillais comme leurs petits-enfants. Je m’occupe encore de la moitié des enfants que j’ai accueillis, car c’est vers nous qu’ils se tournent toujours maintenant en cas de difficulté». Dans un tel contexte, le maintien du lien avec la famille d’origine passait parfois au second plan. Hilde Boeykens le reconnaît, «le lien avec la famille biologique n’était pas toujours gardé, c’était trop difficile pour les mères SOS».

C’est aussi l’implication en termes de temps de travail qui posait problème. La situation de ces mères entrait dans le cadre réglementaire de l’époque et leur temps de travail s’est adapté avec l’évolution législative au cours des décennies. Pour Éric Dubois, responsable du secteur non marchand et enseignement à la CGSLB, travailler six jours sur sept en ayant congé un jour et une nuit par semaine «surfe sur les limites de la législation. On a accepté des dérogations sectorielles au sein de la sous-commission paritaire pour les établissements et services d’éducation et d’hébergement. Mais il est délicat d’avoir un regard trop juridique sur ces pratiques historiques dans ce secteur par rapport à la loi, on est dans des arrangements avec des systèmes de récupération par le paiement d’heures supplémentaires, et d’heures de travail neutralisées».

«Tu vas partir un jour?»

À partir de 2013, un changement de direction amène un nouveau souffle sur le Village. «Nous avons senti que le modèle des mères SOS ne répondait plus à notre société, il n’était plus adapté pour accueillir des enfants avec des problématiques plus complexes. En plus, ce n’était pas facile de trouver de nouvelles mères SOS pour remplacer celles qui partaient à la retraite. Il fallait donc qu’on réévalue le modèle», explique Hilde Boeykens. Une tornade qui entraîne des changements fréquents parmi les éducateurs, des écartements, des burn-out, et du côté des mères SOS deux licenciements pour cause de mésentente avec la direction et une démission. Entre autres changements, la nouvelle directrice, sur décision du conseil d’administration de l’association, n’accepte plus que les enfants placés se rendent dans les familles des mères SOS et alternent l’accueil une semaine sur deux entre mères SOS et équipe éducative. La directrice du Village de l’époque justifie ces mesures: «Nous avons d’une part fait un travail de reprise de contact avec les familles d’origine, ce qui compliquait le travail des mères SOS qui avaient en face d’elles une famille biologique qui (re)prenait de la place. Le second chantier fut de professionnaliser les mères SOS avec un programme de formation et de les entourer par des éducateurs plus nombreux et avec plus de responsabilités.»

«J’ai développé un lien particulier avec chacun des enfants que j’ai accueillis, je suis d’ailleurs encore en contact avec eux.» Ancienne «mère-SOS» au Village d’Enfants de Chantevent

Des dysfonctionnements et des conflits au niveau de l’encadrement qui coïncident avec des hospitalisations en psychiatrie d’enfants du Village, des interventions plus régulières de la police à la suite de fugues, de cas de violence et de tentatives de suicide, ainsi qu’un dossier toujours en cours d’abus sexuels entre mineurs. Des faits graves qui ont nécessité l’intervention de l’administration de l’aide à la jeunesse.

Pour les mères SOS, il ne fait aucun doute que c’est la nouvelle direction qui est à l’origine de ces difficultés: «Avec la nouvelle directrice, tous ces changements au niveau de l’équipe éducative ont fragilisé les enfants qui ont déjà un trouble de l’attachement. Ils ne se sentaient plus en sécurité et ont eu peur de nous voir partir nous aussi. C’était une grosse difficulté pour les enfants que j’avais et qui me demandaient ‘Tu vas partir un jour? On va être tout seuls?’ Beaucoup d’enfants ont été démolis à cause de toutes ces décisions et ont manifesté des troubles.» Du côté de l’ancienne directrice, on admet que même s’il «fallait revoir le modèle, puisque ces mères SOS étaient épuisées de travailler à plus de 50 ans à temps plein, on a fait des changements peut-être de manière trop rapide après une période de grande stabilité sans aucun ajustement pendant trente ans. Si une erreur a été faite, c’est celle-là. Le fusible a sauté.»

«Nous avons senti que le modèle des mères-SOS ne répondait plus à notre société, il n’était plus adapté pour accueillir des enfants avec des problématiques plus complexes.» Hilde Boeykens, directrice de SOS Villages d’Enfants Belgique

En 2017, l’administration générale de l’aide à la jeunesse met en demeure la structure. Pour le cabinet de la ministre de l’Aide à la jeunesse Valérie Glatigny, «ce modèle ne permettait sans doute pas aux mères SOS d’avoir la distance affective suffisante et d’assurer de ce fait un accompagnement optimal». Il est alors décidé, sous la précédente législature, de restructurer le service afin de davantage le professionnaliser et d’en changer l’agrément. Au moment du changement d’agrément, 33 enfants et trois mères SOS vivaient encore dans le Village avec des équipes éducatives déjà en place.

Un nouvel agrément

Depuis avril 2018, c’est sous l’agrément de «services résidentiels généraux» (les SRG, anciennement SAAE) que le Village d’Enfants de Chantevent héberge et accompagne une trentaine de mineurs en situation de danger et/ou en difficulté. Au sein du Village, la structure du Hêtre permet des visites encadrées avec la famille biologique et travaille avec elle pour envisager une réintégration de l’enfant. La structure du Cerisier accueille des enfants à plus long terme, mais continue à travailler au maintien du lien entre les enfants et leurs parents. Une des maisons du Village a d’ailleurs été transformée en maison de visite pour les familles biologiques. «Aujourd’hui c’est notre focus, le point essentiel dans notre travail. Notre modèle unique a fait son temps. Les mères SOS ont eu beaucoup de difficultés avec ces changements, qui sont délicats pour tout le monde, mais ils étaient nécessaires pour accueillir des enfants avec des problématiques plus complexes. Maintenant, c’est derrière nous», commente Hilde Boeykens.

«Il ne faut pas que la ‘maman SOS’ se présente comme remplaçant les parents, surtout s’ils existent encore.» Benoît Van Keirsbilck, Défense des enfants International

Du côté de l’administration de l’aide à la jeunesse, on affirme travailler en étroite collaboration avec l’établissement et on estime que l’évolution est positive. Une inspection régulière a été mise en place afin de s’assurer que l’accompagnement et la prise en charge des enfants se fassent «de la meilleure manière possible», et un nouveau projet pédagogique a été mis en place. La ministre Valérie Glatigny s’est rendue d’ailleurs sur place le 25 janvier 2020. Elle a attiré l’attention sur la nécessité de poursuivre la professionnalisation de la structure.

Cinq ans plus tard, l’ancienne directrice a été licenciée. Le Village d’Enfants accueille 36 prises en charge au sein du SRG, en plus de 13 situations au Service d’accompagnement mission socio-éducative, une aide préventive. Les dernières mères SOS encore sous contrat avec l’association ont été intégrées à la nouvelle structure après le changement d’agrément, comme l’affirme l’actuelle directrice de Chantevent Justine Gwiscz. Mais entre les derniers départs à la retraite et un congé maladie pour cause d’épuisement professionnel, toutes les mères SOS ont désormais quitté le Village d’Enfants.

Des familles d’accueil professionnelles
Dans la prolongation de sa philosophie de «SOS famille», l’association Villages d’Enfants expérimente dans le nord du pays un projet pilote d’accueil professionnel. Des professionnels spécialisés dans la prise en charge des jeunes enfants offrent temporairement un foyer (le leur) à deux ou quatre enfants âgés de 0 à 3 ans. Ce projet inspiré des Pays-Bas est en cours depuis un an en Flandre avec la collaboration de Pleegzorg Vlaanderen et de l’agence Opgroeien. Une évaluation de l’expérience aura lieu en avril. Du côté francophone, on estime qu’il est «encore trop tôt pour s’exprimer sur l’opportunité d’un projet similaire à celui lancé en Flandre», mais que l’évaluation sera suivie par le cabinet de Valérie Glatigny.

Fanny Declercq

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