Les abeilles nous sauveront-elles de la finance ? Mieux que le couple de l’année, c’est peut-être celui de la décennie ; et même plus, siaffinités.
Pour Yann Moulier-Boutang, professeur de sciences économiques à l’université de technologie de Compiègne, l’économiste et l’abeille symbolisentles deux tendances du capitalisme, celui d’hier et celui de demain.
D’un côté, une logique de rentabilité à court terme, discréditée ; la finance est la partie émergée de l’iceberg. Del’autre, l’abeille. Cet insecte éminemment social, productif, fécondant, mais aussi discipliné, est l’allégorie de cette « économie pollen» dont l’auteur se fait l’annonciateur. L’un des principaux théoriciens de l’économie cognitive propose dans cet essai de montrer que « l’actefondateur de la finance contemporaine, c’est la montée en force des immatériels dans les économies » et que « la source de la richesse, c’est lacirculation ». D’où la métaphore de l’abeille. Elle produit du miel, certes, mais là n’est pas l’essentiel de son activité : elle pollinise,c’est-à-dire qu’elle contribue sans le vouloir à la production du vivant et ce, au bénéfice de tous. La circulation (des idées, des biens, des hommes) engendre une« intelligence collective » qui est devenue, aujourd’hui, la principale source de création de richesses. Des richesses immatérielles (d’où le terme« cognitif »), difficilement appropriables et bénéfiques à tous, qui peuvent – doivent – se conjuguer avec une économie verte, de sorteque développement et durabilité deviennent compatibles.
Sommes-nous en train de sortir du capitalisme ? Quelles formes peut prendre la société de la connaissance ? Parmi les renversements en cours, celui de la dette des paysriches n’est pas le plus important à en croire l’auteur. « Le premier endettement, plus fondamental que tous les autres, est celui des traites que nous avons tiréessur la biosphère », écrit Yann Moulier-Boutang. Selon lui, le primat de l’écologie va s’imposer. Il pourrait donc très vite reléguer au secondrang tous les autres objectifs que se donne le monde humain.
Le développement économique : un objectif intermédiaire
Les abeilles ne produisent pas seulement du miel ; elles diffusent gratuitement la vie. L’auteur voit dans leur travail de pollinisation un nouveau paradigme. Celui où « ledéveloppement économique n’est plus qu’un objectif intermédiaire ». Les crises financière, monétaire, écologique, affirme-t-il, annoncentun « changement systémique ». La connaissance est désormais l’un des facteurs essentiels de la production et de sa valeur. Elle est appelée à le devenirplus encore à travers son intégration au processus productif et, surtout, en raison des extraordinaires externalités positives qu’elle crée, à lamanière de l’abeille pollinisant les vergers, sans que l’on puisse en voir la moindre trace dans les prix du marché.
Il serait faux, cependant, de croire que le capitalisme financier est condamné. « La finance de marché a de beaux jours devant elle », affirme Yann Moulier-Boutang.S’il est vrai que le capitalisme a de plus en plus de mal à obtenir que la connaissance devienne un capital, et que, comme le disait Gorz, « le capitalisme dit cognitif est lacrise du capitalisme », alors il faut renouer avec la thèse de Marx : le déploiement du capital sur les marchés financiers n’est rien d’autre que lamontée du capital fictif. Moulier-Boutang n’est pas loin de le rappeler quand il écrit que « la finance est l’art d’esquiver le rapport declasses ». Très justement, il poursuit : elle est « le raccourci qui permet de gagner de l’argent sans être confronté à lasociété ici et maintenant ». Mais le capitalisme cognitif sera bien différent de l’actuel et pourrait paisiblement céder la place à un monde oùl’accumulation du capital ne serait plus mue par le désir d’enrichissement, mais par les interactions cognitives.
Penser la « bifurcation du système monde » que nous vivons, tel est l’objet de ce nouvel opus, parfois bourdonnant d’idées. La thèse estintéressante. Mais l’auteur aurait pu se dispenser des deux premiers chapitres, une présentation raccourcie des cinquante dernières années du capitalisme, qui ne fait queremuer le fétichisme de l’argent, donnant libre cours à l’autonomisation de la valeur, de la finance et, finalement, du capital.
1. L’Abeille et l’économiste, Yann Moulier-Boutang, éd. Carnets Nord, 2010.