Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Une brèche dans le règlement Dublin II

Les enjeux de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme contre la Belgique et la Grèce

06-02-2011 Alter Échos n° 309

Un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme condamne la Belgique et la Grèce. Une décision importante qui remet en cause une politique d’asile européennepas toujours encline au respect des droits humains. Le point en Belgique et en Europe.

Le droit, c’est un peu comme l’art contemporain. Le jargon d’expert peut agir comme un repoussoir. Il faut faire un effort pour le comprendre, mais, parfois, ça en vaut la peine. Ce cas defigure correspond à l’arrêt « MSS » rendu le 21 janvier par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui condamne la Belgique et la Grèceà la suite d’une plainte d’un demandeur d’asile afghan et dont les conséquences, en Europe comme en Belgique, peuvent être importantes.

Un arrêt de la Cour européenne, c’est toujours un événement. Mais celui-ci a une saveur particulière car il remet en cause l’application d’un règlementeuropéen – Dublin II – bien souvent décrié. Ce règlement a instauré une règle entre Etats européens : lorsqu’un demandeur d’asilepénètre en Europe, le pays d’entrée sur le territoire de l’Union européenne sera « responsable » de l’examen de la demande d’asile (cf.encadré).

Le règlement « Dublin II »

Le règlement Dublin II est un règlement de l’Union européenne adopté en 2003, dont l’intitulé exact est « Règlement établissant lescritères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des Etats membres par un ressortissantd’un pays tiers. »

Derrière le titre à rallonge se cache une idée simple : les Etats de l’Union européenne s’organisent pour se répartir entre eux les demandeurs d’asile,poursuivant officiellement un objectif de « solidarité » entre Etats. Ce règlement instaure des règles pour que cette répartition devienneréalité.

La règle essentielle : le premier pays d’entrée dans l’Union européenne est le pays responsable de l’examen d’une demande d’asile.

Un exemple : un demandeur d’asile tchétchène fuit son pays et cherche à rejoindre son frère installé en Belgique. Son parcours l’amènera àtraverser la Pologne. Une fois arrivé en Belgique, si certains éléments prouvent qu’il est passé par la Pologne, il sera renvoyé, parfois de force, vers cepays.

De par sa situation géographique, la Grèce est devenue un lieu de passage très fréquenté vers l’Europe. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour lesréfugiés, en 2009, 88 % des ressortissants étrangers entrés dans l’Union européenne étaient entrés par la Grèce. Dès lors, lerèglement Dublin aboutit à ce que de nombreux demandeurs d’asile soient renvoyés vers ce pays.

Depuis plusieurs années, les rapports dénonçant la violation des droits fondamentaux des migrants et des demandeurs d’asile en Grèce sont légion.

La Cour, avec cet arrêt, a rappelé certaines évidences : le respect des droits fondamentaux n’est pas négociable, règlement Dublin ou pas. Lorsque laBelgique expulse un demandeur d’asile vers la Grèce, la Belgique est aussi responsable de ce qui lui arrivera dans ce pays. En procédant ainsi, les deux pays ont infligé audemandeur d’asile afghan un traitement inhumain et dégradant tout en le privant d’un droit de recours effectif.

La Belgique doit revoir sa copie

L’Etat belge avait reçu une petite lettre de la Cour européenne des droits de l’homme, il y a déjà quelques mois, lui intimant de mettre un terme à cestransferts vers la Grèce. Les transferts ont donc été suspendus au mois d’octobre, avant l’arrêt. D’autres choses vont-elles changer ?

C’est ce que souhaitent certaines associations, comme le Ciré1 (Coordination et initiatives pour les réfugiés et étrangers), qui ne boudent pas leur bonheur.Sotieta Ngo, spécialiste des affaires européennes, nous explique leur point de vue : « On se réjouit de cet arrêt et notamment de l’appréciationportée sur l’Office des étrangers (OE) et le Conseil du contentieux des étrangers (CCE). La pratique de l’Office des étrangers est remise en cause, on voit bien qu’ils sefoutent de ce que disent les demandeurs d’asile. L’OE on lui reproche de juste faire un tri, en fonction du critère d’entrée, de manière aveugle. »

L’Office des étrangers, administration peu aimée par le secteur, en prend donc pour son grade. Mais le Conseil du contentieux des étrangers n’est pas épargné,car l’arrêt affirme que cette juridiction n’est pas efficace en matière de traitement inhumain et dégradant. Lorsque le ressortissant afghan avait souhaité contester« en extrême urgence » son transfert vers la Grèce, il s’était gentiment fait éconduire. « Pas une petite affaire, s’exclame Sotieta Ngo,la Cour reproche au CCE de ne pas offrir le minimum pour un recours effectif. La procédure aboutit à ne pas examiner le grief, c’est une remise en cause de l’essence même du CCE.» Cet arrêt impliquerait donc des changements substantiels tant dans la législation que dans le fonctionnement du CCE et de l’OE. C’est ce que pense Sotieta Ngo :« Il faudrait revoir la procédure devant le CCE pour examiner réellement les griefs avant d’expulser. Il faut arrêter de croire qu’en s’attaquant aux droits on va tarirle flux migratoire. Quant à l’OE, ils ne devraient pas s’occuper du règlement Dublin. Mais s’ils continuent à le faire, ils devraient plus s’intéresser aux raisons quifont que les gens ne veulent pas aller en Grèce ou ailleurs. Il faudrait aussi un avocat lors de l’entretien entre le demandeur d’asile et le fonctionnaire de l’OE. »

La Cour européenne des droits de l’homme, à quoi ça sert ?

Afin d’éviter toute confusion, il est important de rappeler que la Cour européenne des droits de l’Homme est une juridiction du Conseil de l’Europe et non de l’Unioneuropéenne.

Le Conseil de l’Europe, fondé en 1949, est composé de quarante-sept Etats et son objectif est de « favoriser en Europe un espace démocratique et juridiquecommun ». Son texte de référence est la « Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales » dont la Cour est lagardienne.

La Cour, mise en place en 1959 est une juridiction supranationale dont les arrêts sont contraignants pour les Etats. Elle peut être saisie par des individus, des Etats ou desorganisations lorsque ceux-ci estiment que leurs droits fondamentaux ont été lésés. Si la Cour leur donne raison, ils peuvent obtenir une réparationpécuniaire.

L’impact sur les législations nationales est aussi très importa
nt. La Cour déclare qu’un Etat a violé les droits de l’homme. Les Etats, pour éviter d’autrescondamnations, sont poussés à revoir leur législation. De plus, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe veille à prévenir toute nouvelle violation.Enfin, les décisions de la Cour européenne peuvent « infuser » la jurisprudence nationale. La justice belge peut s’appuyer sur un arrêt de la Coureuropéenne des droits de l’Homme.

Exemple du poids de la Cour : l’arrêt Salduz contre la Turquie qui a encore fait des vagues en Commission justice du Sénat le 27 janvier dernier. Cet arrêt, rendu fin 2008avait abouti à la condamnation de la Turquie pour « non-respect d’un procès équitable » car un suspect avait été entendu par la police et parun juge d’instruction tout en ayant été gardé à vue, sans assistance d’un avocat.

La Belgique, comme la France et d’autres pays, prépare une réforme d’envergure de la législation afin d’adapter ses pratiques à cet arrêt.

Au Conseil du contentieux des étrangers, on ne réagit pas à cet arrêt. On ne fait pas parler la poudre mais, selon Jean Huys, leur porte-parole, « c’est lajurisprudence qui parlera ». Quant à l’Office des étrangers, il est encore trop tôt pour obtenir une réaction. C’est donc au cabinet du secrétaire d’Etatà la politique d’Asile et de Migrations, Melchior Wathelet2 (CDH) que l’on peut dénicher les premiers commentaires. Bien que peu disert, le cabinet nous fournit deséléments sur leur position : « Nous devons encore examiner l’arrêt. Nous allons notamment discuter avec l’Office des étrangers, par exemple pourchanger le formulaire, les questions posées au demandeur d’asile. Par contre, il n’y aura pas d’avocat pendant les auditions. » Quand on aborde le sujet de la Grèce, le cabinet sefait plus bavard : « Notre position s’est durcie par rapport à la Grèce, nous n’acceptons pas qu’un pays ne soit pas en phase par rapport à ses obligations etmette à mal tout le règlement. » Une phrase qui en dit long sur le débat en cours au niveau européen. Alors que de nombreux acteurs estiment que cet arrêtrenforce leur conviction sur la nécessité de changer de fond en comble la règlementation Dublin, d’autres considèrent que c’est essentiellement la Grèce qu’il fautmettre au pilori.

Un empêcheur de protéger en Europe

Le Conseil des ministres et le Parlement européen discutent d’une réforme du règlement Dublin, sur proposition de la Commission européenne. Ils devront se mettred’accord car cette législation est « co-décidée ». Cet arrêt va-t-il influencer les discussions, alors que les transferts vers la Grèce, suiteà « l’arrêt MSS », sont en passe d’être suspendus partout en Europe ?

Pour Ana Fontal, porte-parole du ECRE3 (European council on refugees and exiles), « Le point positif de l’arrêt, c’est qu’il montre que Dublin II ne fonctionne pas. Desdemandeurs d’asile sont renvoyés vers des pays dans lesquels leurs droits ne sont pas respectés. C’est un règlement qui se base sur la supposition fausse que tous les Etats del’Union européenne respectent les droits des demandeurs d’asile. De plus, ça ne fonctionne même pas pour les Etats, vu que ceux qui sont situés aux frontièresassument plus de responsabilités. » L’ONG européenne propose donc quelques pistes d’amendements : « Il faut imaginer un mécanisme de suspension destransferts vers des pays qui n’offriraient pas toutes les garanties pour un examen de qualité des demandes d’asile ou un accueil respectant les standardseuropéens. L’inégalité de traitement entre demandeurs d’asile est toujours importante. » Pour appuyer son propos, Ana Fontal évoque les demandeurs d’asileirakiens, reconnus réfugiés dans 20 % des cas au Royaume-Uni et dans 80 % des cas en France.

Du côté du Conseil des ministres de l’Union européenne, un diplomate nous glisse quelques informations sur le rapport de force entre Etats : « Certainsvoudraient en effet changer le règlement Dublin, ceux qui sont à la frontière, mais ils sont minoritaires. L’idée, c’est plutôt de dire « appliquons lerèglement plutôt que de faire des changements ». Il n’y aura probablement pas de majorité qualifiée pour une réforme qui instaurerait un mécanisme desuspension. Pour la plupart des Etats, Dublin a très bien fonctionné pendant dix ans, depuis un an un pays n’applique pas la loi. Les Allemands, par exemple, ont suspendu les transfertsle temps que la Grèce applique son « plan d’action » pendant un an, qui consiste à mieux surveiller les frontières et à améliorer la procédure et le respectdes droits… pour reprendre Dublin comme avant. » Un point de vue à l’opposé des idées d’Hélène Flautre, députée européenne4(Europe écologie les verts), spécialiste de ces questions : « Cet arrêt devrait appeler un comportement plus responsable du Conseil des ministres, plus respectueux desdroits fondamentaux. On voit que le Conseil avance toutes les arguties pour ne pas réformer Dublin. Cette attitude montre la réalité : ce règlement est un instrumentpour que certains Etats se défaussent de leurs responsabilités sur d’autres. Selon moi, cet arrêt, au-delà de la Grèce, remet en cause le principe même derenvoi automatique vers le pays d’entrée. Une règle qui crée des retards de protection, de soins, de sécurisation de la personne. Dublin est un empêcheur deprotéger en Europe. De nombreux demandeurs d’asile n’osent même plus introduire leur demande de peur d’être transférés. Si l’on prend au sérieux le discoursfait en Europe sur l’intégration, alors on devrait laisser les demandeurs d’asile choisir le pays dans lequel ils ont le plus de chances de rebondir dans la vie. »

La question n’est donc pas de montrer du doigt la Grèce mais bien d’entamer des réformes plus profondes, comme l’avance Hélène Flautre : « Il fautarrêter avec les pays boucs émissaires. La seule issue est de chercher des réponses européennes. Cette méchante plaisanterie a assez duré. Il faudra fonder laréforme sur le plus haut degré possible de protection. » En l’absence de volonté des Etats, la réforme du règlement Dublin n’est pas forcément surde bons rails. Il n’empêche cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme constitue une sacrée brèche dans une règlementation européennetrès contestée.

Extraits de l’arrêt MSS c. Belgique et Grèce

La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Grèce et la Belgique, dans le cadre de l’application du règlement Dublin II pour violation des articles 3(interdiction des traitements inhumains et d&e
acute;gradants) et de l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des droits de l’homme. La Grèce aété condamnée pour le traitement qu’elle a infligé à un demandeur d’asile afghan (et, au-delà, elle condamne le traitement réservé auxdemandeurs d’asile en général), alors que la Belgique a été condamnée pour avoir transféré ce même demandeur d’asile vers la Grèce, enapplication du règlement Dublin. La Belgique doit payer 24 900 euros pour dommage moral, alors que la Grèce, elle, devra débourser 1 000 euros.

Extraits :

« La Cour estime qu’au moment d’expulser le requérant, les autorités belges savaient ou devaient savoir qu’il n’avait aucune garantie de voir sa demande d’asileexaminée sérieusement par les autorités grecques. De plus, elles avaient les moyens de s’opposer à son transfert. »

« Les arrêts dont la Cour a connaissance confirment que l’examen des griefs tirés de l’article 3 auquel procédaient certaines chambres du Conseil du contentieux desétrangers, à l’époque de l’expulsion du requérant, n’était pas complet. »

1. Ciré :
– adresse : rue du Vivier, 80-82 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 629 77 10
– courriel : cire@cire.be
– site : www.cire.be
2. Cabinet du secrétaire d’Etat à la Politique de migration et d’asile :
– adresse : rue de la Loi, 51 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 790 57 11
– courriel : asile@wathelet.fed.be
– site : www.melchiorwathelet.be
3. ECRE :
– adresse : rue royale, 142 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 234 38 00
– courriel : ecre@ecre.org
– site : www.ecre.org
4. Bureau d’Hélène Flautre au Parlement européen, 8G 130, rue Wierz, à 1049 Bruxelles
– site : www.flautre.net

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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