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Regard critique · Justice sociale

Sport

Taper du poing pour trouver sa place

A Bruxelles, au cœur du Palais du Midi, l’académie de boxe «Jah Boxing» accueille un flot de jeunes issus des quartiers voisins. Au-delà des entraînements et des compétitions, le club joue un rôle social majeur auprès de ce public. Mais le futur démantèlement du Palais du Midi et les difficultés pour vivre de la boxe menacent même les champions.

(c) Julien Kremer

«Ce ne sont pas tous des tendres, je te le garantis. Dehors, tu changerais peut-être de trottoir, mais ici, regarde comme ils travaillent. Tu as l’impression que ce sont des voyous, toi?» Jean-Christophe Van Ghyseghem observe avec fierté une dizaine d’adolescents sauter à la corde autour du ring de la Jah Boxing Academy. Les retardataires arrivent au compte-gouttes, Jean-Christophe salue affectueusement chacun d’entre eux. Une jeune fille l’apostrophe: «Ils sont où, les coachs?» «En retard, comme toi.» Les plus âgés encadrent la masse grandissante des 13-17 ans dans leur échauffement. «Les laisser se gérer ensemble, c’est une manière de les valoriser», observe Jean-Christophe.

Bien qu’il connaisse toutes les ficelles du métier, Jean-Christophe n’est pas vraiment un coach de boxe. «Je suis préparateur physique. Un jour, la boxeuse Sanae Jah a voulu que je m’occupe d’elle. J’ai refusé. Pour moi, la boxe c’était un sport de crapules.» Puis Jean-Christophe a changé d’avis: «J’ai fini par mettre mes préjugés de côté, et en travaillant avec elle j’ai compris pourquoi on appelle ce sport ‘le noble art’.» Une collaboration fructueuse: Sanae Jah cumule plus de deux cents combats et dix-huit titres de championne du monde. Entre-temps, le duo s’est marié et a fondé Jah Boxing Academy, un des plus importants clubs de boxe de Bruxelles au palmarès remarquable, situé au cœur du Palais du Midi. Depuis sa construction à la fin du XIXe siècle, le Palais a connu plusieurs usages avant d’accueillir aujourd’hui une trentaine de commerces, une haute école et un complexe sportif où 5.000 jeunes s’entraînent chaque semaine.

Un combat sur tous les fronts

«Beaucoup de jeunes viennent de quartiers dits défavorisés: Lemonnier-Stalingrad, Anneessens, Saint-Gilles, gare du Midi, Anderlecht, Molenbeek… Il s’agit donc d’un pôle social très important», résume Jean-Christophe. En vingt ans d’existence, l’académie a fait de cette dimension sociale son principal cheval de bataille. Faire tomber les barrières, combattre le racisme et les préjugés, à l’image du changement de perspective de Jean-Christophe ou du parcours de Sanae. «En arrivant à Bruxelles, on lui a cherché un entraîneur. Beaucoup ne la regardaient même pas, parce que c’était une femme marocaine. Elle s’est longtemps battue pour se faire accepter», se souvient Jean-Christophe. Un chemin de croix que le duo souhaite éviter à tout prix aux jeunes qu’ils entraînent chaque jour.

«La boxe, c’est un moyen de sortir de la misère. On accueille des gamins qui ont des problèmes avec la police, la drogue, qui sont complètement déscolarisés, qu’on remet sur le droit chemin et qui passent de criminels à champions de l’équipe nationale en moins de deux ans.»

Jean-Christophe Van Ghyseghem, Jah Boxing Academy

La boxe féminine fait partie des priorités de l’académie. Trois créneaux hebdomadaires sont uniquement réservés aux femmes et, à l’image du cours mixte de ce soir, près de la moitié des champions sont des championnes. Elles sont la principale inspiration d’Houria, qui cumule les entraînements et une exigeante classe préparatoire à ses futures études de médecine. Lorsqu’elle a commencé la boxe, ses grands-parents étaient réticents: «Ils trouvaient que ce n’était pas un sport de filles, mais, quand ils ont vu la vidéo de mon premier combat, ils étaient fiers. Ma mère a toujours un peu peur, mais mon père me soutient à fond et me suit partout.» Enfin, depuis 2019, l’Association internationale de boxe amateur a autorisé le port du hijab dans les compétitions, une première dont Jean-Christophe est très fier. «On s’est vraiment battus pour ça. Notre fille Yara, un grand espoir de la boxe, a elle-même porté le voile. Avec son statut de multiple championne, elle a réussi à faire plier la fédération.»

De l’autre côté de la salle, une boxeuse s’entraîne avec un jeune homme dont les tresses voltigent à chaque esquive. Jean-Christophe le présente comme «un gamin qui avait de gros problèmes avec la rue, qu’on a hébergé chez nous le temps que ça se tasse. Maintenant, on lui a trouvé un travail, il a ses papiers, il est compétiteur». À l’image de ce jeune homme, les récits d’ascension sociale par la boxe fascinent et foisonnent. De Raging Bull ou Rocky aux romans de Jack London, même la sociologie s’est penchée sur le sujet: à la fin des années 80, Loïc Wacquant s’est immergé dans un club de boxe d’un ghetto noir de Chicago. Dans son Corps et âme: carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, il compare la discipline à une «école de patience, de discipline et de persévérance» qui permet aux boxeurs d’être «tirés de l’indifférence, de l’inexistence».

Une deuxième famille

Trente ans plus tard, à Bruxelles, l’histoire continue de se vérifier. Pour Jean-Christophe, «la boxe, c’est un moyen de sortir de la misère. On accueille des gamins qui ont des problèmes avec la police, la drogue, qui sont complètement déscolarisés, qu’on remet sur le droit chemin et qui passent de criminels à champions de l’équipe nationale en moins de deux ans». Avec ces boxeurs au parcours quasi rédempteur, l’académie anime régulièrement des ateliers auprès des écoles. Et l’équation fonctionne: Jean-Christophe a l’habitude des coups de fil des juges de la jeunesse ou des IPPJ (institutions publiques de protection de la jeunesse) lui demandant la prise en charge de jeunes en difficulté. Avec eux comme avec tous les autres, les coachs accordent une écoute et un soutien qui vont au-delà de l’enchaînement gauche-droite-uppercut: «Un ado, ce n’est pas un mini-adulte. C’est un âge difficile et beaucoup de ces gamins partent déjà avec certaines difficultés. Ils doivent se faire respecter pour s’en sortir et c’est aussi notre rôle de les rassurer, dans leurs problèmes et dans la construction de leur identité.»

Cet accompagnement prend diverses formes, d’un coup de fil à un dentiste pour fabriquer des protège-dents compatibles avec les appareils dentaires aux rendez-vous avec les établissements scolaires. Jean-Christophe a l’habitude: «Les parents nous demandent parfois d’intervenir quand il y a des problèmes à l’école. Nous, on veille à ce que les gamins soient scolarisés, sinon on n’autorise pas la compétition.» Une condition qui permet de «les maintenir dans le circuit et éviter un rythme néfaste et décousu». En retour, les parents tiennent régulièrement au courant les coachs des bulletins scolaires de leurs enfants. Une bonne relation, qui prend toutefois des tournures surprenantes: «Un papa a découvert que son fils boxait en le voyant champion de Belgique dans le journal. Il était étonné, mais ce qui m’a étonné, c’est que son fils rentre tous les soirs à 9 heures sans qu’il ne se pose de questions.»

Bien qu’il soit lui aussi habitué des podiums, un jeune boxeur préfère rester discret. C’est son école qui l’a dirigé vers le club. «Je faisais pas mal de bêtises, mais maintenant c’est fini. Le club, c’est ma deuxième famille, Sanae m’a vu grandir et je continue de grandir avec elle.» Un autre boxeur ajoute: «Quand on a un problème, dans la rue ou avec nos familles, on va d’abord voir les coachs. Il y a des choses dont je ne peux parler qu’ici.» Avec une certaine émotion, Jean-Christophe résume les choses ainsi: «Sanae est un peu la maman de tout le monde, et moi le papa. Certains font peut-être 80 kilos de muscles, mais comme je les ai eus sur mes genoux un jour, ce sont toujours mes p’tits loulous.»

Le téléphone sonne, une jeune fille demande des renseignements. Jean-Christophe l’invite à une séance d’essai. À peine raccroché, le téléphone sonne de nouveau. C’est peut-être ça, être papa. «Une boxeuse prometteuse ne peut pas être envoyée en compétition, car sa vue est défaillante». Jean-Christophe songe à l’inscrire en handisport. «Avant, on pouvait développer cet aspect du sport. Mais avec le chantier du Palais du Midi, la salle n’est plus accessible aux personnes à mobilité réduite.»

Dans les coulisses du ring

Ce chantier, c’est celui de la future ligne de métro 3. Après l’échec d’autres méthodes qui auraient permis sa préservation, le projet nécessite le démantèlement de l’intérieur du Palais afin de creuser le tunnel en toute sécurité. À l’annonce de la mesure, le bourgmestre Philippe Close (PS) a annoncé que les locaux resteraient inaccessibles pour dix ans au moins. Jean-Christophe est amer: «On pourrait sauver le Palais. Même si ça doit coûter 50 millions de plus, tu ne mets pas 5.000 gamins à la rue dans les quartiers défavorisés de Bruxelles. Je l’ai dit à Philippe – Close, NDLR –: tu fermes le Palais, tu ouvres des prisons pour enfants.»

Malgré ses vertus, la boxe ne peut pas se relever à tous les coups. Oussama est lui aussi champion de Belgique. Il déplore le manque de soutien des fédérations: «Je suis en équipe nationale, mais contrairement à d’autres pays comme la France ou le Maroc, ça ne suffit pas pour obtenir un salaire. Tant que l’on n’est pas professionnel ou que l’on n’est pas choisi par le comité olympique, nous ne sommes pas payés.» Oussama est donc confronté à un dilemme: se consacrer pleinement à la boxe en espérant en vivre un jour, ou abandonner ce rêve dont l’exigence l’empêche de trouver un emploi quotidien. Deux entraînements par jour, musculation, course à pied, aucune sortie, peu d’amis… S’il a longtemps cumulé ce rythme surhumain avec des petits boulots, Oussama a fini par craquer: arrivé en camp d’entraînement, il s’est écroulé de fatigue et est resté au lit près d’une semaine.

«J’ai grandi sans père et mes sœurs sont à l’école. J’ai 21 ans, je ne vais pas demander de l’argent à ma mère. Mais si je ne peux pas retourner à l’école ou trouver un travail parce que je mise tout sur la boxe, comment veux-tu que je m’en sorte?»

Oussama, champion de Belgique

Pour lui, sans un meilleur soutien extérieur, la situation est quasiment sans issue. «J’ai grandi sans père et mes sœurs sont à l’école. J’ai 21 ans, je ne vais pas demander de l’argent à ma mère. Mais si je ne peux pas retourner à l’école ou trouver un travail parce que je mise tout sur la boxe, comment veux-tu que je m’en sorte?» Malgré cette impasse, Oussama et trois autres boxeurs préparent les championnats de Belgique. À Gand, lors de la finale de la ligue flamande à laquelle l’académie est affiliée, Oussama triomphe d’un combat tendu. Mais derrière la victoire et les applaudissements, ses mots persistent: «Ma mère me dit de patienter, elle croit en moi. Mais elle voit combien c’est dur depuis des années et, même si elle me soutient, je vois la tristesse dans son regard.»

Paul Labourie

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